Du XVIIe siècle à aujourd’hui, la diplomatie européenne s’est construite sur une certaine idée du droit, des traités et des rapports entre les nations. Eugène Berg revient sur l’histoire de la naissance et du développement de la diplomatie.
Eugène Berg est diplomate. Il a été en poste notamment en Russie et en Allemagne avec que dans l’océan Pacifique.
Entretien réalisé par Jean-Baptiste Noé.
Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission podcast réalisée avec Eugène Berg en octobre 2019. L’émission est à écouter ici.
Jean-Baptiste Noé : Dans la recherche de l’ordre mondial, qui est le fil directeur de votre livre, il y a le XVIIe siècle avec les traités de Westphalie en 1648, qui ont d’ailleurs donné une expression : on parle d’ordre westphalien pour désigner un ordre mondial fondé sur l’équilibre plutôt que sur la domination. Ces traités ont mis un terme à une guerre extrêmement destructrice notamment en Europe centrale, la guerre de Trente Ans, qui impliquait les Habsbourg. Comment cet empire se perçoit-il à l’époque, comme puissance mondiale, européenne ? Est-il conscient de sa puissance et cherche-t-il à l’imposer au reste du continent européen ?
Eugène Berg : La guerre de Trente Ans semble marquer le point de conjonction entre l’ordre par l’empire et l’ordre par l’équilibre, avec les traités de Westphalie qui constituent la sortie du Moyen Âge, la sortie de l’empire et les prémices de ce que j’appelle l’équilibre européen. Ce sont 3 notions fondamentales pour les siècles à venir. Sous Charles Quint, on avait l’illusion qu’il y avait un successeur à l’empire Romain, le saint-empire Romain germanique, dont Charles Quint est le dernier empereur à vouloir créer un empire universel qui aurait régné sur toutes les terres chrétiennes d’Europe. L’empereur avait, seul, la légitimité, les autres étaient des rois ou des roitelets, l’empereur avait l’onction, le rapport avec Dieu, il y avait un côté sacré à la notion d’empire. Le royaume de France s’en est détaché et a voulu briser l’hégémonie de l’empire, elle voulait desserrer cette emprise impériale, donc on a assisté à la naissance de l’Etat-nation : auparavant les intérêts poursuivis par les sujets de droit international, par les acteurs européens, c’était la filiation, les familles régnantes, les dynasties, les combinaisons, alors que c’est la raison d’Etat qui a poussé la France, la fille aînée de l’Eglise, à s’allier aux Etats protestants, dont la Suède, contre l’Autriche qui était aussi une grande puissance catholique. La brique fondamentale de l’ordre européen, qui est devenu mondial, est désormais l’Etat, non plus le fief, et cet ordre est toujours en place aujourd’hui. Le troisième enseignement est le fait que les Etats poursuivent leur intérêt pour un équilibre, donc la guerre de Trente Ans se termine par des coalitions. La France entre en coalition avec la Suède. De même, Pierre le Grand a voulu marier sa fille Élisabeth au dauphin le futur Louis XV, pour conclure une alliance avec la France afin d’arriver à l’équilibre, il a été éconduit car la France n’a pas voulu décevoir la Pologne, son pays protégé depuis longtemps, ou la Suède, son allié depuis la guerre de Trente Ans. Donc la guerre de Trente Ans a été aussi un baromètre qui montrait comment l’équilibre s’établit et donc l’état des relations internationales état des relations européennes ont été forgés par les traités de 1648. Ces traités ont été négociés par environ 380 participants, envoyés des Etats, des villes libres, des principautés… et il a fallu établir des salles avec plusieurs portes pour que tous entrent en même temps, ne donnant pas l’impression que l’un était supérieur à un autre, introduisant le principe « un Etat, une voix ». Désormais, un Etat est un acteur. Ce fut d’ailleurs l’une des négociations les plus longues de l’histoire, durant à peu près 3 ans à partir de 1645. Il a fallu nourrir des centaines de délégués avec leurs aides, leurs domestiques et à l’époque une dépêche mettait 10 à 12 jours pour arriver à Paris ou à Vienne et ainsi de suite donc il y a eu une technique.
JBN : Vous qui êtes ambassadeur et avez donc vécu ces questions protocolaires, diriez-vous que ces négociations en Westphalie ont contribué à apporter quelque chose dans l’art de la diplomatie européenne ?
EB : La négociation qui a abouti à la signature des traités de Westphalie est sans doute la négociation moderne la plus longue, la plus complète et la plus achevée. Elle contient en elle la matrice des futures négociations avec un respect pour toutes les délégations, une liberté de négociation et c’est de là qu’est né le principe des ambassadeurs résidents : les envoyés spéciaux ne suffisaient plus, il fallait qu’ils résident un certain temps, désormais les Etats européens nommaient des représentants permanents qui résidaient dans les pays pour suivre l’application. L’institutionnalisation de la diplomatie ne date certes pas des traités de Westphalie mais elle a alors connu un grand progrès. Au point de vue protocolaire, la technique de négociation est intéressante puisque Richelieu considérait qu’il fallait toujours négocier et était très habile en la matière. Les traités de Westphalie ont donc donné naissance au protocole technique de négociation, à la diplomatie permanente et au fait que les Etats-nations sont les acteurs fondamentaux de la scène internationale, de l’ordre mondial.
JBN : Pour la France, un enjeu majeur de la guerre de 30 ans est la région des Alpes, notamment la Valteline, objet de batailles très importantes entre la France, l’Espagne et les régions des cités suisses ou italiennes…
EB : Oui, il y avait les Pays-Bas espagnols, aux mains des Habsbourg d’Espagne, et les Habsbourg d’Empire, dont les forces communiquaient par les vallées alpines. La France a voulu couper cette communication pour éviter d’être encerclée par l’Espagne et l’Autriche, ce qui impliquait de passer par les vallées suisses.
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JBN : Un autre aspect de cette guerre est son caractère meurtrier : en Europe centrale notamment, des villages ont été ravagées et les civils ont beaucoup souffert des combats…
EB : Il y avait énormément de mercenaires. Il y avait très peu d’armées permanentes, c’était extrêmement coûteux. Sous Louis XIV, la France a maintenu une armée permanente de 200 à 300 000 hommes, ce qui est énorme, presque autant que l’armée actuelle. Faute de financement, les mercenaires se rétribuaient sur l’habitant, prenaient les récoltes, pillaient les villages et commettaient toutes sortes d’exactions. Toutes les armées ont fait cela, pendant 30 ans, malgré des accalmies (quartiers d’hiver…). On assiste également à des perfectionnements dans l’art militaire. Mais c’est au traité des Pyrénées, signé en 1659 par l’Espagne et la France, que cette dernière s’est montrée comme le pays le plus moderne, le plus fort, parce qu’elle a constitué un ministère de la guerre, des casernes, une marine, se dotant à la fois d’un outil militaire et d’une discipline. La France a tiré des enseignements de la guerre de Trente Ans, en attendant les armées permanentes qui se font jour dans les décennies suivantes.
JBN : Louis XIV semble avoir bien plus pratiqué la guerre que la négociation. Est-ce une image ou une réalité liée à la puissance française qui veut l’emporter par la guerre et non par des traités ?
EB : C’est un sujet qui reste controversé mais le grand dessein du Roi-Soleil a été de faire en sorte que la France soit dotée de frontières naturelles : les Pyrénées par le traité de 1659 et le Rhin avec l’Alsace. Elle a fait plusieurs fois la guerre par la suite, avec les guerres de succession d’Espagne et d’Autriche, puis la guerre de Sept Ans qui lui a fait perdre sa suprématie avec le renoncement aux « quelques arpents de neige » (Voltaire) du Canada, à l’île Maurice, l’un des fleurons de l’Afrique, faisant basculer les pouvoirs. La France, puissance terrestre, a-t-elle été vaincue par la puissance maritime britannique, ou par sa finance ? Napoléon parlait des Anglais comme d’un peuple de « boutiquiers ». Avec la Banque d’Angleterre, la non-nécessité de financer d’armée permanente du fait de leur insularité et les crédits accordés aux ennemis de la France, ils ont prévalu. Le financement de la guerre est crucial : lorsque Louis XV demandait au maréchal Maurice de Saxe ce dont il avait besoin pour gagner, ce dernier répondait « trois choses : l’argent, l’argent et l’argent ».
JBN : La diplomatie ne serait-elle pas une arme du faible, qui en ferait usage faute de pouvoir vaincre par la guerre, et donc un moyen d’équilibrer une puissance et de contrebalancer la puissance militaire ?
EB : Non, il y a le temps de la guerre et le temps de la diplomatie. L’art de la diplomatie s’est arrangé avec toutes les grandes conférences depuis celle de Westphalie : il y a le traité d’Utrecht en 1713, c’est de là que date le contentieux encore actuel de Gibraltar, puis le traité de Vienne en 1815, puis celui de Versailles. Pour
Gaston Bouthoul, père de la polémologie moderne, il y a une grande guerre par siècle et une guerre moyenne tous les 30 ans : le père qui a fait la guerre l’enseigne à son fils, lui dit de ne pas la faire, et 30 ans après le fils avait oublié ce qu’avait dit son père. Cette loi est dépassée mais on peut parler de syndrome vietnamien : des décennies après le Vietnam, Bush fils a détruit le Proche-Orient… On finit par oublier. Donc non : la diplomatie peut gagner parfois ce que l’on a perdu son champ de bataille équilibré.
Au congrès de Vienne, Grande-Bretagne, Autriche, Prusse et Russie s’étaient entendus pour endiguer la France, pour la surveiller. Après une réunion entre eux, ils ont invité ils ont invité Talleyrand qui, très habile, obtient l’introduction de la France dans le concert européen, garante de l’ordre international.
Lorsque l’URSS s’est effondrée en 1991, le pacte de Varsovie a été dissous mais l’OTAN est restée, mais la Russie est nécessaire pour maintenir l’équilibre international. Il faut réintégrer l’ex-ennemi, tant qu’il se débarrasse de son caractère belliqueux et de ses objectifs, pour que le concert des nations puisse fonctionner. Autrement, on a toujours un déséquilibre, avec quelques puissances quand d’autres ne sont pas intégrées. Si le traité de Versailles n’a pas fonctionné, c’est justement parce que les grands acteurs n’étaient pas présents, donc pas intéressés au maintien de l’ordre mondial : pays contestataires, ils étaient soit absents comme les États-Unis, soit ils s’opposaient à l’ordre de Versailles, comme le Japon, l’Allemagne et l’Union Soviétique qui avaient été ostracisés. Tout l’équilibre du diplomate consiste justement à réintégrer les pays pour qu’ils soient intéressés au maintien de l’ordre international. De même, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 représente la première fois qu’un pays non blanc a battu un pays blanc. Sergueï Ioulievitch Witte, premier ministre d’Alexandre III puis de Nicolas II, a alors très bien négocié, s’entendant avec Théodore Roosevelt et obtenant des clauses avantageuses alors que la Russie avait été sévèrement battue : la Russie n’a pas cédé, grâce au talent diplomatique et à l’aura qui est la sienne. Witte a gagné sur la table de négociation ce que les militaires ont perdu sur le terrain.
JBN : Est-ce que ce n’est pas aussi dû à une rupture dans l’ordre international, où pendant longtemps on a justement cherché l’équilibre et à ne pas exclure le vaincu, lui permettant d’avoir malgré tout des territoires ? Est-ce que, à partir de 1919, on n’a pas exclu le vaincu en le désignant comme le seul responsable de la guerre, cherchant à l’éliminer plutôt qu’à bâtir un équilibre ?
EB : Après les guerres de religion, le fondement des conflits n’était plus la religion mais la Realpolitik, la théorie réaliste. On a encore aujourd’hui quelques réminiscences de la guerre froide, avant laquelle les affrontements de puissance étaient des affrontements classiques qui ne portaient pas sur l’idéologie mais sur du prestige ou sur des territoires alors que la guerre froide est une politique, un affrontement multidimensionnel qui était idéologique, économique stratégique, culturelle. Ce sont 2 visions du monde. Lorsqu’on a une approche idéologique, on veut exclure l’autre, l’anéantir, et on n’y arrive pas. Tout l’enseignement de gens comme Kissinger est d’avoir une approche réaliste, la Realpolitik : il faut désidéologiser. Prenons l’exemple de la Crimée, au sujet de laquelle certains parlent d’annexion, d’autres de retour, et ainsi de suite : une partie de la communauté internationale occidentale, Etats-Unis et Europe, édictent des sanctions visent la Russie pour la punir d’avoir détruit un certain équilibre. Finalement, lorsque Emmanuel Macron a invité Vladimir Poutine à Brégançon 19 août, il revient à une vision kissingerienne. Stop à la querelle idéologique, place aux faits, et maintenant il faut bâtir ensemble une architecture européenne de sécurité. C’est cela le but : intégrer les acteurs puisqu’on négocie avec tout le monde, c’est là le grand enseignement et malheureusement on fait des fautes. Suez, par exemple, est une erreur : Français et Britanniques ont voulu punir Nasser qui avait nationalisé le canal de Suez, parce qu’il aidait le FLN. C’est l’une des grandes erreurs de l’Europe : c’est un intéressant point de comparaison. La France n’était malheureusement n’était plus grande puissance après 40 mais la Grande-Bretagne non plus : c’est à partir de 1956 qu’elle a pris conscience qu’elle ne pouvait plus supporter ça et elle s’est alors rapprochée de l’Union Européenne. C’est à la suite de Suez que le Premier ministre a demandé aux plus hauts fonctionnaires britanniques de faire une étude, restée longtemps confidentielle, pour savoir s’ils avaient encore les moyens d’être une grande puissance : la conclusion était non et le résultat est que Grande Bretagne a posé sa candidature à la CEE, c’est l’enfant de Suez. Comme quoi, les équilibres, les concerts s’établissent sur des conflits un temps mais aussi, ensuite, par les négociations.
JBN : Pour l’Angleterre, la communauté européenne était perçue comme un levier de puissance, un moyen de récupérer une puissance qu’elle était en train de perdre…
EB : Oui. La diplomatie reste un art des comportements humains, de ceux qui doivent être savamment calculés. Les Etats exécutent des figures pour suivre des desseins, envisagent des constructions, qui s’enchaînent les unes aux autres et dont la fréquence produit un certain équilibre. Un ordre est créé, certes il est condamné à n’être qu’éphémère, on sait qu’il sera un jour appelé à disparaître, mais on s’y accroche comme le fera Metternich de 1815 à 1848 lorsqu’il se résout à quitter la scène européenne qu’il avait tant contribué à forger. Les Etats exécutent des figures qui peuvent être des figures guerrières, ils poursuivent des desseins qui peuvent être belliqueux, ils envisagent des constructions, des alliances qui s’enchaînent les unes aux autres. Un ordre est créé. C’est la dialectique du yin et du yang : d’un côté la guerre, de l’autre la paix, la négociation.
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