Les grandes invasions ont contraint Rome à se défendre et à modifier son système militaire pour répondre à ce défi nouveau. Ces invasions s’étendent sur plusieurs siècles et connaissent plusieurs évolutions. Elles finissent par engendrer une transformation de Rome.
Entretien extrait de l’émission réalisée avec Hervé Inglebert. Le podcast peut être écouté à cette adresse.
Jean-Baptiste Noé : Au IIIe siècle, que peut-on dire de Rome et de son empire ? Et qui sont les barbares, sont-ils complètement étrangers aux Romains ?
Hervé Inglebert : Au IIIe siècle, le terme de « Rome » désigne la ville avant tout. On n’a pas encore de mot pour « empire » alors, « imperium romanum » signifie pouvoir romain, pas les territoires romains, qui s’étendent sur les provinces. Mais au-delà des frontières provinciales, il y a des marges plus ou moins contrôlées par Rome avec les royaumes clients, qui ne relèvent pas des provinces, mais bien du pouvoir de l’empereur.
JBN : Le terme de « Romania » date de cette époque ?
HI : Il date des années 330, il désigne le territoire de l’Empire romain, à la fois l’Italie et ses provinces, avant que l’Italie soit elle-même provincialisée.
JBN : La séparation, la tétrarchie, l’empire d’Orient et d’Occident… tout cela s’entend-il dans les termes ?
HI : La tétrarchie ne sépare pas les empires d’Orient et d’Occident. Cette séparation est un processus complexe qui dure un siècle, mais on conçoit cela comme une « partie » orientale et une « partie » occidentale, pas deux empires, même s’il y a deux empereurs, deux capitales et deux armées : la monnaie et les lois sont les mêmes. Le terme d’« empire romain d’occident » est un terme faux.
JBN : La capitale de la partie occidentale se déplace, Rome perd ce statut de capitale au profit de Ravenne ou de Milan…
HI : Non, Rome reste la capitale, mais perd son statut de résidence impériale, qui peut être à Trèves, Milan puis Ravenne, plus facile à défendre que Milan.
JBN : Ce terme de résidence impériale désigne aussi la cour, l’administration ?
HI : Le terme de « cour » est discuté, contrairement à l’époque moderne le roi n’est pas parmi des nobles dont il est le premier : il est entouré de hauts fonctionnaires et de serviteurs. L’administration, les bureaux palatins suivent l’empereur s’il se déplace d’une résidence à l’autre.
JBN : Marc Aurèle a passé une grande partie de son règne sur le Danube et la frontière rhénane…
HI : Oui, sur dix-neuf ans de règne il passe une quinzaine d’années hors de Rome, mais sans services administratifs. On se bat l’été, mais pas l’hiver. Le Sénat reste à Rome, même s’il perd en importance.
JBN : Qui sont les « barbares » ?
HI : Ceux qui ne sont pas Romains, tout simplement. Sous Auguste, seuls 10% des habitants de l’empire sont des citoyens romains. Gaulois et Égyptiens sont considérés comme des barbares internes. Puis la citoyenneté est étendue progressivement, aussi on en arrive à n’exclure de la citoyenneté que les seuls esclaves et des populations minoritaires. À partir de 212, la majorité des habitants sont des citoyens romains, et les barbares sont alors les externi. Le « Barbaricum » désigne l’Europe centrale, mais on parle aussi de barbares en Afrique noire ou au Proche-Orient (Parthes et Perses). La distinction est uniquement politique : un royaume africain noir est moins barbare qu’un pays germanique.
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JBN : Être romain, est-ce avoir la citoyenneté, est-ce une ethnie, une culture, des mœurs, la langue latine ?
HI : Dans l’Antiquité romaine, il n’y a pas d’État-nation, être ou non citoyen est une distinction purement juridique. Les langues d’administration sont le latin en occident et le grec en Orient. Il y a bien sûr des marqueurs culturels partout, avec des termes et des gladiateurs qui se diffusent, des choses deviennent communes, donc au IVe siècle on n’a pas l’impression de changer de pays en traversant l’empire.
JBN : La région du Rhin est conflictuelle et craque au IIIe-IVe siècle…
HI : Aujourd’hui on parle de limes, mot latin, mais dont l’acception actuelle n’est pas celle de l’époque. Dans l’Antiquité c’est une route de limite, longeant la frontière, une route stratégique où peuvent circuler les troupes à pied… mais c’est long et coûteux, davantage que le bateau. Le limes doit donc s’appuyer sur des fleuves : le Rhin et le Danube sont donc des zones non pas naturelles, mais stratégiques pour les Romains. Le limes est fondamentalement pensée comme une zone de laquelle partira une prochaine offensive pour aller plus loin : les Romains n’imaginent pas qu’on les attaque !
JBN : Quand on lit La Guerre des Gaules, on voit que Vercingétorix s’est allié avec Arioviste, chef germain…
HI : César a repoussé Arioviste avant de s’attaquer à Vercingétorix. Il voit le Rhin comme une frontière nord-sud entre Gaulois et Germains, or la frontière est en fait est-ouest. Il y a des Celtes des deux côtés du Rhin et des Germains dans l’actuelle Hollande. C’est pour des raisons idéologiques que César présente de la sorte son périple comme s’arrêtant au Rhin, la Gaule n’est qu’une étape pour obtenir le pouvoir à Rome. Ce qu’il a conquis serait assimilable, le reste non, à ce titre il est inutile de l’envahir, mais c’est une construction idéologique et fausse, ce dont atteste l’archéologie.
JBN : Ce qui n’a pas empêché les oppositions le long de ces frontières…
HI : Non en effet. Petit à petit, le terme de Germains commence à désigner les peuples de la rive droite du Rhin, à ce titre les Goths du Danube en sont exclus malgré leur langue.
JBN : Quelles connaissances ont les Romains de ces peuples, de ces régions ?
HI : Tacite a écrit un livre sur la Germanie après y être allé, c’est la preuve qu’on avait des informations. Les Romains sont allés jusqu’à l’Elbe et des Germains s’engagent dans l’armée romaine, notamment dans la garde personnelle de l’empereur. Les Germains sont des étrangers bien payés, et n’étant pas Romains, ils n’ont pas de raison de conspirer.
JBN : On voit une acculturation des peuples barbares qui s’acclimatent dans l’Empire…
HI : Ce sera beaucoup plus tard, une fois que carrières civiles et militaires seront distinctes. Les barbares dans les armées romaines c’est quelques dizaines d’hommes, ce n’est qu’à la fin du IIIe siècle que les effectifs grandissent vraiment. Le traité de Constantin avec les Goths en 332 met certains d’entre eux au service de l’Empire, formant désormais une part importante des troupes d’élite après 378 et la défaite d’Andrinople, quand Théodose ne peut plus lever d’armée.
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JBN : Pourquoi l’édit de Caracalla en 212 ?
HI : Les historiens en discutent depuis un siècle. Est-ce une simple mesure de simplification administrative, alors que chaque cité a ses lois ? Le papyrus dont nous disposons est une copie incomplète, donc il faut se contenter d’hypothèses. Caracalla explique qu’il souhaite ainsi accroître la majesté des dieux de Rome en les faisant célébrer par plus de monde. Ce seraient des raisons religieuses, donc politiques pour les Romains. Le gros de la population pouvait désormais devenir citoyen, mais ça ne changeait que peu de choses pour eux. L’édit a été toutefois très bien reçu par les peuples.
JBN : Vous soulignez la question du peu des sources, qui laissent une grande place aux hypothèses et extrapolations…
HI : Cela dépend. Les monnaies sont des sources d’importance, montrant sur leur revers des dates, des messages religieux en lien avec des messages politiques précis (Mars lors de l’invasion d’une région ou au contraire la Concorde quand on veut la paix…). Mais nous manquons de textes d’historiens des IIIe et IVe siècles, à part des sources chrétiennes qui ne parlent guère de cela, mais chez Augustin d’Hippone on trouve des rumeurs sur la chute de Rome etc. Il meurt dans le siège d’Hippone par les Vandales en 430.
JBN : Lorsque Grégoire le Grand déplore le déclin de Rome, est-ce une simple formule stylistique pour amener le peuple à méditer ou cela correspond-il à une réalité sur la fin des villes et de la civilisation ?
HI : Grégoire a raison de l’écrire. Au VIe siècle, la ville ayant perdu 90% de la population de deux siècles avant. En 600, Rome est un décor digne d’un film post-apocalyptique, avec des villages ici et là et quelques ruines. La population urbaine baisse, la civilisation donne l’impression de régresser. L’Italie reste prospère jusque vers 535, avant que Justinien doive arrêter ses opérations de reconquête de l’Italie parce qu’il est en guerre contre les Perses à l’est et ne peut combattre sur deux fronts. Les troupes de Constantinople en Italie l’emportent après 20 ans, mais l’Italie est détruite. Le 2e facteur est l’épidémie de peste de 542, qui engendre une mortalité énorme. Donc l’empire est bien sûr le déclin, objectif et quantitatif, de même que ce qu’entraîne la peste noire au XIVe siècle. Mais ce déclin démographique et économique ne signifie pas forcément une décadence : il n’y a pas de décadence romaine, des choses déclinent, mais d’autres apparaissent comme la culture patristique, des pères de l’Église. C’est aussi l’époque de Sainte-Sophie, Sainte-Sophie est-ce décadent ? et des codes de lois. De nouvelles formes de vie, qui ont duré des siècles, sont nées à ce moment. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’Antiquité tardive pour minimiser cet aspect négatif qu’on retrouvait derrière les termes de décadence ou de Bas-Empire.
JBN : Pourquoi la partie orientale résiste-t-elle quand l’autre s’effondre ?
HI : Il y a des raisons stratégiques tout d’abord. L’Empire d’Orient est attaqué par le nord, par les Goths puis par les Huns, entraînant un ravage des Balkans. Mais au bout des Balkans, il y a la mer, que les Romains contrôlent et qu’on ne peut donc passer. Ils butent donc sur Constantinople et la mer et ne parviennent pas à aller plus loin. Aux IVe et Ve siècles, les attaques perses restent limitées, et les Arabes n’arrivent qu’au VIIe siècle. Dans la partie occidentale, la mer ne peut arrêter les barbares qu’une fois que le nord a été conquis : l’Afrique, région la plus riche de l’Empire occidental, tient, et l’empire avec. Mais Rome, qui n’est pas en bord de mer, peut-être bloquée par le Tibre et est donc prise plusieurs fois. Les Vandales sont les seuls barbares à maîtriser la mer, à partir de 425, après 15 ans en Espagne, et c’est alors qu’ils prennent l’Afrique.
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JBN : Bien des pères de l’Église sont issus de l’aristocratie romaine… Se sont-ils nourris du christianisme pour créer une nouvelle forme de romanité ?
HI : Ces gens sont romains et chrétiens et n’y voient pas d’incompatibilité. Les pères de l’Église sont de grands lettrés de l’époque, qui appartiennent par définition à l’élite. Ambroise de Milan et Grégoire le Grand sont de ces riches familles aristocratiques. Augustin d’Hippone fait partie de la petite aristocratie, pas comme Ambroise qui parle quasi d’égal à égal avec l’empereur.
JBN : Certains auteurs voient le christianisme comme la cause de la chute de l’Empire, quand d’autres y voient une survie de la culture romaine. Vous parlez d’une culture commune entre Romains et barbares, d’une fusion de ces peuples…
HI : Au IIIe siècle, des barbares attaquent l’empire en faisant des raids, pillent et repartent, ils ne cherchent pas à conquérir. Les populations se défendent comme elles peuvent ou attendent les légions, sans accord possible. Au Ve siècle, nombre de ces barbares sont désormais l’armée de l’empereur… Les frontières sont donc beaucoup moins nettes qu’au IIIe siècle. Au bout de 10, 20 à 30 ans de présence comme paysans, ils font partie de la société romaine, dans certains cas ils se mettent au service de l’empereur, contre les Huns qui les menacent aussi. Alaric a le rang de général romain, et il ne prend Rome en 410 que par dépit, voulant négocier un meilleur accord avec l’empereur Honorius qui, à Ravenne, refuse de négocier, et ce dernier est prêt à sacrifier sa population pour conserver son pouvoir, comme le fait aujourd’hui Assad en Syrie : le pouvoir au sens romain est tel, on se fiche du peuple. Alaric prend Rome pendant 3 jours seulement, et ses troupes gothiques, chrétiennes, ne détruisent pas les églises, même s’ils pillent, tuent et violent. Ils ne veulent qu’un accord avec l’empire.
JBN : Peut-on dire que l’Empire romain se termine avec la chute de l’occident ou continue-t-il autrement ?
HI : Non, il est bien fini. La vraie fin de l’Empire romain est en 480 plutôt qu’en 476, lorsque le dernier empereur est démis alors qu’il ne contrôlait plus que la Dalmatie. Les royaumes romano-germaniques qui suivent ne sont pas des modèles réduits de l’Empire romain, le pouvoir royal étant toujours en contact avec les cités, qui subsistent chez les Mérovingiens. En Italie et en Afrique, l’administration persiste dans sa forme romaine jusque vers 540, quand Justinien les reconquiert. En Gaule et Hispanie, c’est terminé vers 500, et les aristocrates ne peuvent plus faire carrière.
JBN : On connaît moins les auteurs de l’époque que les classiques. Qui sont ceux que vous recommandez ?
HI : Pour les historiens, il n’y a pas grand-monde si ce n’est Ammien Marcellin. Il y a l’histoire nouvelle de Zozime, mais ce qui a le plus d’intérêt ce sont les Confessions de Saint-Augustin, c’est la meilleure tranche de vie qu’on ait, avec une personne en train de vivre les jeux du cirque, on voit des barbares qui n’apparaissent pas comme un danger pour Rome. Il s’attend à ce que Rome se remette de la crise. Augustin est par excellence celui qu’on peut encore lire aujourd’hui, avec des réflexions tout à fait d’actualité aujourd’hui encore. Il dit des choses essentielles sur quelques lignes : qu’est-ce que le temps ? Il n’y a qu’un présent dans la conscience… Tout cela a donné lieu à des milliers de pages de réflexion au XXe siècle.
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