Les wargames ou jeux de guerre sont de plus en plus utilisés par les armées pour se former et anticiper les conflits. Particulièrement réalistes, ces jeux sont un véritable objet d’analyse des études stratégiques.
Article original de Robert C. Rubel, paru sur le site www.warontherocks.com, 8 mars 2021
Traduit par Alban Wilfert pour Conflits
Le ministère américain de la défense ne tire pas le meilleur parti de ses investissements considérables dans le wargaming, et cela se poursuivra même s’il essaie de l’utiliser à son avantage. En 2015, Bob Work, alors secrétaire adjoint à la défense, a appelé à une revitalisation du wargaming dans la communauté de la défense pour aider à faire face à l’ampleur et au rythme des changements perturbateurs dans le monde. Cet appel a ensuite été repris de diverses manières dans des revues professionnelles et des forums en ligne et a été intégré dans de récents documents de référence de la marine américaine. Le wargaming peut être un outil puissant pour examiner des problèmes complexes et pour l’éducation, mais il est facile de passer à côté de certains messages importants qu’il envoie. Si le ministère de la défense veut se rendre compte pleinement de la valeur des jeux, il doit porter attention à leurs signaux plus profonds et plus subtils. À titre d’exemple, nous examinerons la manière dont les jeux ont donné le signal, avancé mais surtout resté inaperçu, de ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre de la « zone grise ».
Depuis la fin de la guerre froide, le monde a progressivement pris conscience des opérations de zone grise. Il s’agit d’actions hostiles mais qui ne franchissent pas les lignes rouges potentielles qui déclencheraient un conflit armé, en particulier entre les grandes puissances. Parmi les exemples les plus connus, citons l’utilisation par la Russie de « petits hommes verts » pour s’emparer de la Crimée et fomenter la rébellion et le séparatisme en Ukraine, et la construction par la Chine d’îles artificielles dans la mer de Chine méridionale. L’avènement de telles opérations semble avoir pris la communauté de sécurité américaine par surprise, mais rétrospectivement, les wargames organisés dans l’ensemble des forces armées américaines ont permis de donner l’alerte au moins dès les années 1980. Nous avons tout simplement échoué à les percevoir ou à les prendre en compte.
Comprendre les enjeux de la guerre
Les jeux sont utilisés par l’armée pour explorer des scénarios de guerre potentiels afin de mieux comprendre la viabilité de nouveaux concepts ou plans, l’efficacité potentielle de nouveaux types d’armes ou de systèmes, ou encore simplement pour former les futurs combattants. L’utilité des jeux qui impliquent des joueurs humains opposés, par opposition aux simulations sur ordinateur qui peuvent ressembler beaucoup à des jeux, est due au caractère « malfaisant » (c’est-à-dire complexe et non structurée) de la guerre. John Hanley qualifie le wargame d’outil de recherche peu structuré qui convient à l’application à des problèmes caractérisés par une « indétermination structurelle » dont les composantes comme les facteurs sont inconnus. Ainsi, les informations générées par les jeux sont empreintes d’une certaine ambiguïté, de sorte que les jeux ne peuvent tenir lieu d’expériences qui viseraient à vérifier des hypothèses, ni de moyens de prédire l’avenir ou même de faire des prévisions qui se voudraient rigoureuses, même s’ils peuvent faire partie intégrante d’un cycle de recherche plus vaste. Cependant, les jeux peuvent indiquer ce qui pourrait arriver et, de manière plus poussée, révéler la logique sous-jacente d’une situation de concurrence. C’est cette dernière capacité qui nous intéresse ici.
Ce sont des raisons spécifiques qui amènent à l’élaboration des wargames militaires, et leur conception est généralement fondée sur un ensemble d’objectifs bien définis. Les modalités de jeu sont donc disciplinées, ce qu’exige l’investissement en termes de temps, d’efforts et de ressources qu’ils sollicitent. C’est tout particulièrement le cas des jeux de recherche, par opposition à ceux qui sont menés uniquement à des fins éducatives : une ou plusieurs questions de recherche spécifiques sont établies en guident la conception, l’exécution et l’analyse. Normalement, un « lavage à chaud » (« hot wash ») – une discussion plénière sur ce qui s’est passé dans le jeu au cours de laquelle tous les participants comparent leurs notes – est effectué, et quelque temps, parfois des semaines voire des mois plus tard, les analystes préparent un rapport de jeu. Ces discussions, analyses et rapports portent généralement sur les réponses aux questions de recherche et sur les objectifs du jeu. Yuna Wong et Garret Heath ont récemment appelé à l’utilisation d’outils de recherche plus rigoureux pour déterminer si le wargaming fonctionne réellement. Un tel projet pourrait permettre d’aboutir à des réponses concernant les objectifs formels des jeux, mais ne serait probablement pas pour autant en mesure de souligner la capacité, plus subtile, qu’ont les jeux à révéler des choses qui ne sont pas liées à leurs objectifs.
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Une étude et une analyse complexe
Les wargames, en tant qu’outils de recherche faiblement structurés, peuvent révéler bien plus, mais il faut un observateur sensible et perspicace pour détecter les signaux faibles ou « murmures » – il est facile de passer à côté de telles indications, qui peuvent d’ailleurs s’avérer contre-intuitives voire menaçantes. Pourtant, ce sont ces murmures qui nous intéressent ici. Ils peuvent révéler la logique sous-jacente de la concurrence humaine, qui est particulièrement pertinente aujourd’hui.
J’ai passé de nombreuses années à jouer, concevoir, diriger, juger et analyser des wargames militaires et à enseigner cet art à des étudiants militaires. Ne voulant pas me contenter d’appeler un jeu une réussite pour son seul fonctionnement procédural, j’ai entrepris une réflexion sérieuse sur ce que révélait ou non chaque jeu, développant ainsi, à terme, la capacité de déceler les murmures du jeu. Les murmures, comme toutes les indications produites par les jeux, sont équivoques, leur caractère d’exemple ou leur manifestation ultérieure dépendant de l’action humaine. Toutefois, dans la mesure où ils révèlent une logique sous-jacente – un cadre d’incitations intégrées dans une situation – ils offrent un aperçu suffisant pour façonner les plans et les stratégies. Mais ils ne peuvent avoir de l’importance que si ceux à qui ils peuvent donner une orientation les détectent, les expriment, les communiquent et les acceptent.
L’une des caractéristiques majeures des scénarios utilisés dans les jeux de l’après-guerre froide élaborés par les forces armées américaines est l’asymétrie de la force militaire conventionnelle entre les joueurs « bleu » et « rouge ». Le bleu a toujours représenté les États-Unis, le rouge étant normalement attribué à un pays « voyou » comme l’Iran ou la Corée du Nord. Dans ces jeux, les scénarios créaient une dynamique concurrentielle du faible contre le fort. Cette dynamique compliquait la tâche des arbitres qui tentaient de juger les coups de jeu. Tandis que les joueurs bleus définissaient leurs mouvements en termes de divisions de l’armée de terre, de groupements tactiques de porte-avions et d’escadres de l’armée de l’air, les joueurs rouges se concentraient sur des éléments tels que les opérations politiques et les forces d’opérations spéciales, car, de ce qu’ils avaient à leur disposition, c’était tout ce qui leur offrait une lueur d’espoir. En d’autres termes, le joueur bleu essayait de résoudre le conflit avec les forces conventionnelles tandis que le joueur rouge tentait de contourner cette force et de s’attaquer directement à l’aspect politique du conflit. En principe, les objectifs du jeu étaient axés sur l’utilisation de la force militaire conventionnelle au niveau opératique, si bien que les arbitres devaient d’une manière ou d’une autre concilier la nature asymétrique des contributions des joueurs rouge et bleu. Généralement, on en arrivait à ne pas permettre aux joueurs rouges d’obtenir les effets qu’ils attendaient de leurs stratagèmes pour que le jeu puisse se poursuivre, et les évaluations des arbitres étaient formulées en termes opératiques que les joueurs bleus pouvaient interpréter.
C’est la nature des mouvements du rouge et la manière dont les arbitres ont traité l’asymétrie avec le bleu qui produit le murmure. Ce dernier disait que le rouge éviterait de contester directement les stratégies du bleu et que le bleu, tant pour les joueurs que pour les arbitres, tenterait de faire entrer cette asymétrie dans son paradigme de supériorité en termes de force conventionnelle. Il importe de comprendre les raisons de cette situation, car elles ont des conséquences pour la communauté de défense et de sécurité. Il faut prendre en considération le fait que j’ai observé ce phénomène à travers de nombreux jeux sur une période de plusieurs années et, à vrai dire, je n’en ai saisi la signification que récemment, donc le but ici n’est pas d’attribuer une faute mais d’alerter la communauté de la défense sur la nature des murmures du jeu.
Les joueurs et les arbitres bleus jouaient directement en fonction des objectifs du jeu, qui avaient généralement trait à des questions liées à l’application de la puissance militaire conventionnelle. C’étaient là non seulement des œillères sur les yeux des joueurs, des arbitres et des analystes, mais, plus largement, le reflet des contraintes de perception globales de la communauté de défense. Les menaces étaient et sont toujours définies dans une large mesure en termes d’agression militaire conventionnelle, qu’il s’agisse d’une invasion chinoise de Taïwan, d’une invasion nord-coréenne de la Corée du Sud ou d’une invasion russe des pays baltes. Dans l’environnement de l’après-guerre froide, ces scénarios – appelés « opérations de contingence majeure » – ont dominé la planification militaire américaine. Leur objet était non seulement de fournir une base pour la structuration et le développement des forces, la logistique et les dispositions de commandement et de contrôle, mais aussi d’évaluer l’utilité potentielle et la rentabilité des plates-formes, des armes et des systèmes proposés. Même après les attaques du 11 septembre, lorsque les opérations de lutte contre le terrorisme et les insurrections sont devenues le principal objectif de la défense au quotidien, les scénarios conventionnels ont continué à guider le développement des forces et donc à maintenir les contraintes de perception de la communauté de défense. Une telle concentration est le fruit d’une combinaison de facteurs. Tout d’abord, c’est dans le développement des forces conventionnelles que se trouve l’argent, aussi il existe de puissantes incitations institutionnelles pour que les services justifient la structure des forces, et cela signifie des capacités de combat conventionnelles. Deuxièmement, il est non seulement naturel mais aussi prudent de faire reposer la planification sur les pires scénarios, qui, tout au long de l’histoire, ont été caractérisés par l’agression militaire conventionnelle. Troisièmement, la création de forces conventionnelles puissantes, en conjonction avec des forces nucléaires, est considérée comme un puissant moyen de dissuasion contre les agressions. Ce sont là autant de raisons impérieuses de centrer les wargames sur la guerre conventionnelle.
Les jeux de dissuasion et d’escalade
Au-delà des raisons institutionnelles qui expliquent les perceptions limitées, un certain ensemble de jeu m’en a révélé un facteur plus profond. Le Naval War College a mis en place une série de jeux axés sur la dissuasion et l’escalade. Leur conception a suivi le processus que j’ai décrit précédemment. Le scénario mettait en scène une crise entre les États-Unis et une autre grande puissance, par rapport à laquelle les États-Unis jouissaient d’une supériorité significative en matière de forces conventionnelles, même si le rouge possédait également une importante capacité nucléaire. Le critère distinctif essentiel de cette série de jeux est celui de la nature des joueurs. Il s’agissait pour la plupart de hauts responsables des services de renseignement et de la politique, des collègues qui se connaissaient bien, du moins de réputation, grâce à des années d’expérience professionnelle. Ces joueurs ont été répartis en équipes bleues et rouges et ont été informés que les signaux constituaient un aspect important du jeu. On aurait pu penser que la combinaison de l’association professionnelle et de leur environnement institutionnel commun aurait facilité l’interprétation des signaux sous forme de mouvements de force et même de démarches directes et autres communications – structurées de manière à simuler la dynamique qui se ferait jour dans deux nations en situation de crise. Mais cela ne fut pas le cas. Les bleus ont constamment mal interprété les signaux rouges, ce qui a conduit à une escalade du scénario de crise qui, autrement, aurait pu être évitée.
Tout cela m’a déconcerté, jusqu’au moment où j’ai « entendu le murmure ». Le bleu définissait le problème ou le différend à travers la lentille de la supériorité militaire conventionnelle. Cela rappelait un vieux dicton selon lequel si tout ce que vous avez est un marteau, tout ressemble à un clou. Non seulement l’effet a modelé les mouvements du bleu, mais il a faussé sa perception du signal rouge. Le rouge n’avait de cesse d’essayer de signaler l’importance qu’il accordait aux problèmes de la crise, mais le bleu continuait à ignorer ou à mal interpréter ces signaux.
Une série de jeux éducatifs organisés pour des étudiants sélectionnés dans toutes les écoles supérieures de guerre du pays a mis au jour une troisième sorte de murmure. Appelés « Joint Land Aerospace Sea Simulation« , les jeux étaient structurés autour d’un scénario fictif de la guerre de Corée, avec différents commandements en bleu et en rouge, respectivement joués par des étudiants des écoles militaires et par des étudiants du National War College, ces derniers représentant à la fois la Corée du Nord et la Chine. Il n’était pas rare qu’en une semaine de mouvements, le rouge ait pu, par ses manœuvres, coincer le bleu dans une situation politique difficile, malgré ce qui apparaissait aux joueurs bleus comme une série de résultats opérationnels réussis. Les joueurs bleus ne voyaient pas le problème arriver et étaient choqués et consternés lors du hot wash quand les aspects politiques du résultat de la partie leur étaient révélés. Les jeux murmuraient que, comme l’affirmait Carl von Clausewitz, la politique domine la guerre. Le camp qui possède la plus grande armée n’a pas toujours les meilleures cartes en main dans un conflit où le combat à mort n’est pas une option.
Des dizaines de wargames militaires menés au cours des quatre dernières décennies ont tous produit un murmure similaire malgré leurs différences en termes d’objectifs, de conception et de joueurs. Il existe une différence profonde entre le faible et le fort que la plupart des définitions de l’asymétrie dans la guerre ne parviennent pas à saisir. Si les jeux n’ont peut-être pas indiqué précisément la possibilité de la construction d’îles par la Chine ou de la prise de la Crimée par la Russie, ils ont tenté de nous alerter sur nos propres limites perceptives et donc sur notre vulnérabilité à la surprise. Il ne s’agit pas d’imputer une négligence de la part de quiconque, individuellement ou collectivement, mais de sensibiliser la communauté de la défense à l’aspect plus profond et plus subtil des wargames. Avertis de l’incitation des faibles mais hostiles à trouver des moyens de contourner la supériorité militaire américaine, nous aurions peut-être pu prévenir ou contrer les opérations de zone grise avec davantage d’efficacité. Les jeux à deux facettes du type que je décris ici mettent en place des arènes de compétition humaine qui peuvent révéler des « inconnues inconnues ».
Des jeux à la vraie guerre
Être alerté sur la question des murmures des jeux, aux signaux faibles, est une chose, mais convertir ces murmures en une forme d’action en est une autre. Le problème est que de tels signaux ne justifient pas de manière univoque l’investissement de ressources en eux-mêmes, ni les potentiels compromis ou les risques encourus. Plutôt que de convaincre et de stimuler une personne qui aurait autorité pour le faire, il faudrait une ou plusieurs étapes intermédiaires. Les murmures, comme la plupart des autres résultats des jeux, amènent à de nouvelles interrogations. En d’autres termes, ils indiquent des directions de recherche supplémentaires ou nouvelles. C’est ce que l’on appelle parfois le cycle de recherche. Ceux qui entendent les murmures doivent d’abord articuler clairement ce qu’ils entendent, puis le convertir en une sorte de problématique de recherche. Un murmure particulier d’un jeu particulier peut être considéré comme fallacieux, mais s’il se répète ou si l’auditeur pense qu’il y a quelque chose à dire, la première étape consiste à le signaler et à déterminer les mesures de suivi nécessaires pour en évaluer la signification. Une fois qu’il est transformé en problématique de recherche, peut-être dans un rapport ou même un article de revue, il n’est plus un murmure mais un problème. Comprendre ce qui en résultera nécessite prendre en considération trop de variables pour justifier d’autres spéculations, mais Jeremy Sepinsky soutient que l’utilisation efficace des wargames nécessite un « écosystème positif » au sein du ministère de la défense, et pose trois séries de questions que les concepteurs de jeux devraient poser aux sponsors pour en promouvoir un, notamment la question de savoir ce qu’attend le sponsor en termes d’effets du jeu pour l’organisation. J’ajouterais une quatrième série de questions pour le sponsor et le fournisseur du jeu, parmi lesquelles la question suivante : « Êtes-vous prêt à reconnaître et à accepter des signaux de jeu qui ne sont pas directement liés aux objectifs du jeu ? » Une telle alerte contribuerait à sensibiliser toutes les parties concernées et augmenterait les chances qu’un murmure soit détecté. En outre, les différents bureaux concernés par l’innovation et la stratégie ne perdraient peut-être pas de temps à affecter quelqu’un à la recherche de murmures mais, pour les percevoir, nous devons comprendre la façon dont les jeux peuvent murmurer à notre oreille, sinon les jeux ne produiront que ce que nous attendons d’eux, c’est-à-dire moins que ce qui est possible et moins que ce dont nous avons besoin.
Le capitaine (retraité) Robert C. (Barney) Rubel a servi en service actif de 1971 à 2001, les vingt premières années en tant qu’aviateur de chasse d’attaque et de frappe légère et les dix dernières en tant qu’instructeur militaire professionnel. Après avoir pris sa retraite du service actif, il a rejoint la faculté du Naval War College, pour finalement présider le département de Wargaming et plus tard servir en tant que doyen du Center for Naval Warfare Studies.
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