<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Wagner, société militaire privée innovante – et secrète

12 juillet 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : n membre de la société militaire privée russe Wagner Group se trouve sur une position, alors que l'opération militaire russe en Ukraine se poursuit, près de la ville de Bakhmut, dans la République populaire de Donetsk. Viktor Antonyuk / Sputnik//SPUTNIK_8268794_6317192d4b47a/2209061301/Crédit:Viktor Antonyuk/SPUTNIK/SIPA/2209061313

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Wagner, société militaire privée innovante – et secrète

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Wagner est devenue une star des sociétés militaires privées (SMP), acquérant une renommée bien au-delà de ses théâtres d’opération. Mais son efficacité est-elle à la hauteur de son prestige ? 

Le concept de « guerres hybrides » est entré dans le vocabulaire des experts en relations internationales ou en théories de la guerre, et des journalistes. Dans une telle guerre, les parties combinent opérations secrètes, sabotage et cyberguerre, tout en soutenant des rebelles en territoire ennemi. La plupart des conflits récents, des événements en Ukraine en 2014-2023 aux guerres en Libye, Syrie, Yémen et au récent conflit du Haut-Karabakh, sont désormais des « guerres hybrides ».

Par M Bertrand.

M. Bertrand est un expert français que ses fonctions présentes contraignent à user d’un nom de plume.

Guerres hybrides et SMP

À l’affrontement direct des puissances se substitue l’action sophistiquée d’acteurs mandataires et l’utilisation d’armes sans pilote – ardu de prouver de quel pays l’opérateur fait voler le drone. Plus, des actions dans le cyberespace et une guerre de l’information, où le journaliste est d’usage le soldat d’un front spécial. Cependant, l’élément majeur de cette guerre hybride est l’usage d’acteurs par procuration, des mandataires permettant aux acteurs en coulisses une confrontation plus souple ; de contourner les angles vifs et manœuvrer entre alliés et adversaires. Cette guerre par procuration nécessite d’utiliser ou d’organiser des formations par procuration sur place, comme d’avoir à sa main de telles forces à transférer d’un front à l’autre.

Aujourd’hui, les sociétés militaires privées (SMP) font partie intégrante de la politique mondiale. Toujours plus, elles servent lors des conflits armés. Leur statut vague les rend utiles quand, pour motifs politiques, l’État évite d’envoyer ses soldats. D’usage, ces structures agissent de concert avec les militaires et les services spéciaux de leur pays. Ces SMP supportent les coûts de réputation et ceux associés à la mort et blessures de militaires, hors des armées régulières auxquelles elles se substituent. 

Le groupe Wagner est une entité militaire officieuse opérant dans des pays ou conflits où le pouvoir russe cherche un déni plausible, d’abord formé d’anciens combattants en Afghanistan et en Tchétchénie. Selon les experts suivant ses activités, Wagner est souvent équipé et soutenu par le ministère de la Défense de la Russie. 

Que dit Evgueni Prigozhin lui-même sur la création de la SMP « Wagner » 

Sur le site officiel du groupe (https://vk.com/concordgroup_official), Evgueni Prigozhin raconte comment la SMP « Wagner » naquit en 2014 : « En 2014, lorsque débuta le génocide des Russes du Donbass, quand la Russie a réagi et bloqué l’arrivée de l’armée ukrainienne en Crimée, j’ai, comme d’autres hommes d’affaires, fréquenté les terrains d’exercice où des “cosaques” cherchaient de l’argent pour recruter des combattants capables de protéger les Russes [du Donbass]. J’ai vite réalisé que la moitié de ces paramilitaires et “cosaques” étaient des escrocs : ceux qui enrôlaient des volontaires les envoyaient pieds nus à la mort. Ensuite, depuis un terrain militaire, j’ai tout fait moi-même : nettoyé de vieilles armes, trouvé des gilets pare-balles, des experts pour m’aider. Dès le 1er mai 2014, un groupe de patriotes est né et a pris le nom de BTG “Wagner” (Groupe tactique bataillonnaire). Grâce à leur courage et abnégation, l’aéroport de Lougansk et nombre d’autres territoires ont été libérés : le sort des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk a radicalement changé. 

Après, pendant huit ans, tout journaliste curieux ou sans vergogne a fouillé dans les poubelles de Wagner pour tenter d’y trouver un élément négatif. Or ces gars courageux, ne sachant que combattre, protéger les défavorisés, tenir jusqu’à la mort du côté du bien et de la justice, étaient souvent dans des situations désespérées – sans pouvoir abandonner leur mission. Ces professionnels de haut niveau ne pouvaient simplement pas aller pointer au chômage. Du commandant d’une unité d’assaut qui chaque jour prend des balles et des éclats dans son mince gilet pare-balles, on ne peut faire le garde du corps d’un oligarque excentrique, portant les sacs de sa femme. Ainsi, je suis fier d’avoir défendu leur dignité en protégeant les intérêts du pays. […] Ces gars-là sont les héros ayant défendu le peuple syrien, d’autres peuples arabes, africains et latino-américains ; ils sont devenus l’un des piliers de notre Patrie sans trembler ni douter dans la vie comme dans la mort […]. »

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Récemment, Prigozhin a révélé que la SMP Wagner disposait d’un bataillon d’étrangers « J’ai indiqué qu’il y avait [dans Wagner] nombre de combattants étrangers ; sur la chaîne Telegram tchèque neČT24, j’ai mentionné un bataillon tchèque nommé “Schweyk”1. Il y a environ 20 Finlandais dans la SMP Wagner ; d’évidence, je ne peux rien dire de précis à leur sujet ; ce sont des spécialistes très qualifiés et motivés… J’ai une bonne opinion des Finlandais au combat. Ils sont intégrés à un bataillon britannique [de Wagner] commandé par un Américain, ancien général du corps des Marines. 2» 

La SMP Wagner dans les pays africains 

Il y a des pays africains où la présence de la SMP Wagner est constatée ; d’autres sont soupçonnés d’être à son contact. Sa présence est confirmée en Libye, au Soudan, en RCA, au Mozambique, en RDC et au Mali : clairement le Mali et la RCA sont loin d’être les seuls pays concernés par cette présence.

République centrafricaine

Les FACA ne peuvent encore stabiliser tout le territoire national. Malgré les instructeurs russes, il faudra encore plus d’un an de formation pour que l’armée nationale réponde aux besoins de sécurité d’un pays de 5 millions d’habitants. L’aide extérieure (Russie et Rwanda surtout) reste donc à l’instant la principale garantie de stabilité. Néanmoins, Bangui reçoit aussi du matériel de la France et du Tchad.

Le 4 août 2022, on apprend que la RCA a demandé 3 000 instructeurs de plus à la Russie. Leur nombre sera ainsi multiplié par quatre, jusqu’à 4 135 experts. En attendant, les FACA et leurs instructeurs continuent de contrôler les gisements d’or et de diamants, les flux de trafic de drogue et d’armes (y compris via les éleveurs peuls, dont certains appartiennent aux groupes 3R et UPC). Les combattants de l’UPC n’abandonnent pas leurs tentatives de contrôler le grand gisement d’uranium de Bakum, leur dernière attaque remonte au 23 juin 2022. 

La question de la sécurité reste d’actualité, la RCA préparant un référendum sur la Constitution. La proposition d’amendement, sortie en mai à l’Assemblée nationale, supprimerait l’exigence de « deux mandats présidentiels consécutifs » pour permettre à Touadéra d’être réélu une troisième fois. Enfin, depuis le début du printemps, la crise du carburant se poursuit. Les prix dans les stations-service ont augmenté de deux à trois fois. Le carburant pour les avions est lui aussi rare, les missions de l’ONU devant l’acheter aux pays voisins. De ce fait, le nettoyage des groupes armés ralentit en RCA.

Mali 

Selon certains, la junte militaire malienne voudrait signer un contrat de déploiement de 1 000 mercenaires russes au Mali, pour former l’armée locale à divers niveaux ; contrat de 9,1 millions d’euros. Outre l’argent, la junte militaire examinerait un projet d’extraction de minerais au Mali. En fait, ces aubaines pour les SMP russes dans la sphère d’influence française découlent de l’affaiblissement de la France dont l’influence diminue dans les pays d’Afrique francophone. D’où un changement des zones d’influence. La RCA est déjà sortie de l’orbite française, c’est désormais le tour du Mali. La visite du ministre français des Armées à la junte militaire locale vise à empêcher que des Russes ou des Turcs, qui s’intéressent de même au Mali et seraient aussi impliqués dans le coup d’État militaire ayant renversé le président pro-français, ne s’installent au Mali à la place de la France. Le chef de la diplomatie européenne menace aussi la junte militaire malienne : ses accords avec la SMP Wagner affecteront ses relations avec l’UE. La junte répond que le Mali est souverain et choisit avec qui faire des affaires et ne tolérera pas les diktats extérieurs. La position officielle du Kremlin sur cette question ne change pas : aucun militaire russe au Mali mais l’histoire est classique au tiers-monde – de la sécurité en échange d’argent et d’accès aux ressources. D’autre part, la Russie, par ses actions indirectes, usant d’outils officieux, crée des problèmes à la France (tout comme la France en RCA en soutenant des groupes rebelles) pour « l’assouplir » sur d’autres sujets, élément d’un marché potentiel, pouvant ne pas concerner la seule l’Afrique. 

Burkina Faso 

Les plaintes françaises selon lesquelles la Russie et la SMP Wagner ont conduit le coup d’État militaire au Mali ayant renversé le gouvernement pro-français et tenté d’incendier l’ambassade de France ne sont pas infondées. Alors que la France soutient l’Ukraine, trois pays ont échappé à l’influence française avec l’aide de la Russie – la République centrafricaine, le Mali et le Burkina Faso. 

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Wagner, les musiciens tactiques de Poutine

Le président Macron voit s’effondrer l’empire néocolonial français en Afrique, qui dura un demi-siècle après la décolonisation des décennies 1950-1970 et qui désormais se fragmente. La Russie ne fait pas grand effort pour cela – la France n’arrive plus à conserver son ex-sphère d’influence. Le Niger et ses mines d’uranium suivront sans doute. La rhétorique anticoloniale revenue dans les propos de Poutine et du ministère russe des Affaires étrangères est aujourd’hui dans l’air du temps, dans divers pays africains voulant définitivement exclure leurs anciens colonisateurs.

La Russie ne prétendant pas coloniser ces pays est vue par les mouvements locaux de libération et les militaires comme un partenaire commode pour changer le statu quo. Les gains de la Russie tiennent à l’affaiblissement de ses adversaires ; la promotion de son infrastructure militaire en Afrique s’échange contre l’accès aux minerais que les dirigeants locaux sont prêts à autoriser, pour développer les relations bilatérales entre leurs pays.

Ouverture du PMC Wagner Center

En 2017, on entendait dire qu’il n’y avait pas de SMP Wagner en Russie. En 2022, le PMC Wagner Center s’est ouvert. Le 4 novembre 2022, sur Dalnevostochny Prospect, à Saint-Pétersbourg, eut lieu l’ouverture officielle du PMC Wagner Center, se présentant comme plateforme innovante pour toutes idées et technologies utiles à la Russie. Le PMC Wagner Center est un complexe de bâtiments avec espaces de travail mis gratuitement à disposition pour les inventeurs, les ingénieurs, les informaticiens, et ateliers de production expérimentale et d’essai pour le démarrage des projets. Des discussions s’y tiennent sur la sécurité de l’information en Russie et les perspectives de développement des technologies des médias dans le contexte de l’opération militaire spéciale en Ukraine. On y discute aussi de l’importance de la communication entre l’État, les entreprises et la société. 

Les raisons de cet intérêt sont claires ; prenons ici un exemple. Quand le conflit en Libye s’internationalise, l’Italie constate que ses canaux d’influence usuels ne protègent plus ses intérêts étatiques ni ceux de sa compagnie pétrolière, ENI. Si, en cas de tension, la Russie ou la Turquie projettent des forces et ainsi influent sur des situations par leurs SMP, l’Italie, privée de ces capacités, est en panne de réaction stratégique, alors que ceux qui, sur place, ont la force, négocient le sort de la Libye. De ce fait, la plupart des guerres locales des vingt années passés montrent qu’un conflit intense ne peut plus se passer de SMP. Ce processus se poursuivra certainement, et compte tenu de l’expansion politique et économique chinoise, on peut s’attendre à ce que, vers 2025, de nouveaux acteurs de la « guerre privée » surgissent ; d’abord, des SMP chinoises.

1 Roman satirique de l’écrivain tchèque Yaroslav Gachek, Les tribulations du brave soldat Schweyk.

2 (https://t.me/Prigozhin_hat/1879)

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