Vingt ans après l’invasion américaine, l’Irak peut-il enfin connaître une paix durable ?

13 juillet 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La brigade irakienne chiite ali al akbar combat l'EI au sud de Mossoul 00793449_000089 Photo : Laurence Geai/SIPA

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Vingt ans après l’invasion américaine, l’Irak peut-il enfin connaître une paix durable ?

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Il y a 20 ans, le 20 mars 2003, démarrait l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Ce ne fut ni la première ni la dernière guerre à ravager cet État né en 1921. Dans « L’Irak par-delà toutes les guerres », paru le 16 février 2023 aux éditions Le Cavalier Bleu, Myriam Benraad, politologue spécialiste du Moyen-Orient, professeure à l’Université internationale Schiller et chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), revient à la fois sur les décennies ayant précédé cette invasion et sur les années suivantes, marquées par la guerre civile, l’émergence de l’État islamique et, après la défaite de celui-ci, la difficile recherche d’un système politique susceptible d’empêcher le pays de basculer à nouveau dans un cycle d’extrême violence.

Myriam Benraad, Aix-Marseille Université (AMU)

Article issu de The Conversation

Depuis l’offensive aussi spectaculaire que meurtrière de l’État islamique en 2014, puis la défaite du groupe jihadiste sous les assauts de la coalition internationale entre 2017 et 2018, l’Irak continue d’occuper les feux d’une actualité aussi instable que cruelle. De fait, le pays meurtri par plusieurs décennies de conflits successifs, de même que par la crise sanitaire provoquée par le Covid-19 sur une période plus récente, reste prisonnier d’une violence incessante et, il faut le reconnaître, difficilement déchiffrable si l’on se place du point de vue de l’observateur profane. Les Irakiens ont rejoint la catégorie de ces peuples broyés par les aléas d’un présent incertain et d’une guerre multiforme dont personne n’entrevoit véritablement la fin, bridant tout effort de prospective sur le long terme et toute explication satisfaisante des ressorts et dynamiques de la violence qui, ci et là, continue d’éclater.

Parallèlement à d’autres configurations sanglantes au Moyen-Orient, l’Irak continue ainsi de jouer sa partition malheureuse sur un échiquier régional et international toujours plus dense, complexe et agité. Or, si la période post-baasiste s’est singularisée par des degrés extrêmes de brutalité, il ne faut pas perdre de vue que l’Irak a connu beaucoup d’autres phases de conflictualité. La notion même de « violence » – comprise comme le résultat de l’éclatement d’un système social donné ou d’une fragilisation des normes de fonctionnement et des valeurs d’un groupe – n’a cessé de marquer toute l’histoire irakienne, Bagdad renvoyant encore de nos jours l’image d’une coercition absolue, quasi banalisée. La crise profonde amorcée au printemps 2003 fait en réalité suite à des décennies de déchirures dont on observe encore les conséquences funestes. Le régime des sanctions imposé par les Nations unies à l’Irak dans les années 1990 fut, par exemple, l’un des plus sévères jamais infligés à un État dans toute l’histoire moderne, précédé par la guerre du Golfe (1990-1991) et la longue confrontation avec l’Iran (1980-1988).

L’exercice rétrospectif auquel on se laisse prendre n’en présente pas moins certaines limites. De fait, si des points de continuité lient indiscutablement la période d’occupation (2003-2011) et ses lendemains meurtriers (2011-2022) à d’autres épisodes douloureux de la trajectoire irakienne, chacune de ces phases est caractérisée par ses spécificités et logiques propres.

Au-delà de l’image d’Épinal à laquelle l’Irak renvoie souvent, celle d’un pays plongé dans les affres d’une violence omniprésente et continuelle, son histoire ne saurait se résumer à ce seul continuum. Avant de sombrer dans le chaos, l’Irak fut en effet l’épicentre d’une vie intellectuelle et politique vibrante. Durant des décennies, une société civile s’y est développée et celle-ci n’a d’ailleurs jamais disparu ; au contraire, défiant l’adversité, elle tente aujourd’hui de se reconstituer, comme ont pu l’illustrer les manifestations populaires de 2019.

À partir des années 1920, l’Irak s’est doté des institutions réputées parmi les plus sophistiquées au Moyen-Orient, renfermant d’importants espaces d’expression autonome. Le pays a vu l’éclosion de multiples mouvements sociaux, tantôt tolérés, tantôt réprimés, mais qui dans l’ensemble ont bénéficié d’une réelle indépendance et produit un authentique sens contestataire parmi les civils. L’une des marques de ces mouvements a d’ailleurs toujours été leur sociologie plurielle, regroupant toutes les composantes ethniques et religieuses irakiennes autour d’idéaux et de revendications partagés.

On peut considérer que l’Irak a traversé trois séquences historiques décisives, qui ont profondément façonné son destin et son identité. La première renvoie à la fondation du pays en 1921. À l’époque, l’Irak, dont le nom remonte à l’Antiquité, est un État embryonnaire, faiblement structuré et au corps social fragmenté.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Britanniques ont reçu un mandat pour administrer les trois provinces ottomanes de Bagdad, Mossoul et Bassora, qu’ils décident de réunir au sein d’une même entité géographique tout en instaurant une monarchie placée sous la coupe d’un roi étranger. Mais la construction nationale irakienne ne va pas de soi. De fait, le pays est marqué par une importante diversité sociologique. Le poids des particularismes qui l’habitent est d’autant plus fort que la stratégie coloniale privilégie le monarque et Bagdad au détriment des périphéries, ou « marges dissidentes » pour reprendre une expression proposée par l’historien Hamit Bozarslan. Chiites et Kurdes, mais aussi les classes les plus pauvres, s’opposent au pouvoir central. De même, au-delà des allégeances communautaires, une tension oppose les technocrates et la bourgeoisie commerçante et urbaine à un petit peuple des campagnes dépossédé et soustrait à l’autorité étatique.

Or, à mesure que s’accentuent l’exode rural et l’urbanisation, les Irakiens développent de nouveaux liens et un sentiment d’appartenance commune, notamment par l’entremise d’un système éducatif moderne. De manière inattendue, ils se réapproprient cet État national établi par la puissance coloniale. Cette (re)conquête s’opère précisément au nom du nationalisme qui se déploie et s’exprime lors d’importants soulèvements. En 1920 a ainsi lieu la Grande Révolution irakienne qui mobilise toute la population contre la Couronne et porte en germe une nouvelle nation. En 1932, le pays accède formellement à l’indépendance, certes relative car elle n’efface pas l’ampleur des divisions, y compris parmi des nationalistes écartelés entre une vision panarabe de la lutte et une tendance irakienne qui promeut une nation contenue au sein de ses frontières. La montée des inégalités et la multiplication des troubles conduit au renversement, en juillet 1958, de la monarchie par un groupe d’officiers de l’armée qui proclament la République d’Irak et instaurent un régime militaire. Les réformes sociales alors mises en œuvre se révèlent un échec en aboutissant à une série de putschs. Le parti Baas fomente un coup d’État en 1963 qui culmine avec une première prise de pouvoir, puis un second en 1968 qui place Saddam Hussein au sommet de l’État.

S’ouvre dès lors une deuxième séquence de recomposition de l’Irak à travers l’avènement d’une domination extrême, pour ne pas dire totalitaire. Continuellement amoindrie, la société irakienne tente, par divers moyens – de l’opposition clandestine à la passivité désenchantée –, de survivre face à un État-Léviathan de plus en plus écrasant, qui n’a plus rien de comparable avec celui qui avait été créé par les Britanniques quelques décennies plus tôt.

À l’encontre des rêves nourris par les premières générations de nationalistes, la recherche d’un consensus identitaire a fini par produire un système tyrannique, et non plus le modèle d’une nation triomphante comme Saddam Hussein aspire à la présenter. Au contraire, le régime lance une répression systématique contre toute forme d’opposition, réelle comme imaginée, y compris dans les rangs du parti, régulièrement purgés. Le discours révolutionnaire officiel sert dans les faits à liquider toute dissidence. Parmi ses adversaires se trouvent le Parti communiste, d’une part, et le mouvement indépendantiste kurde, de l’autre, que les baasistes s’emploient à briser par une violente politique d’arabisation.

La mouvance chiite politisée, active dans le sud et dans les quartiers pauvres des villes, est aussi la cible du Baas qui la perçoit comme affidée à l’Iran et à la République islamique proclamée en 1979. Pour Saddam Hussein, l’Iran cherche à défaire l’unité nationale de l’Irak en encourageant le confessionnalisme parmi les chiites. Or, sous l’unité déclamée par le dirigeant irakien, devenu « maître des mots », s’esquisse une concentration absolue de l’autorité.

Une troisième séquence est enfin celle au cours de laquelle aux rapports entre le régime et la société se substitue une personnalisation de l’État et son effacement derrière la figure du tyran. Saddam Hussein procède en effet à une destruction des institutions, à laquelle s’ajoutent la guerre contre l’Iran, encore peu étudiée et pourtant fondamentale, et l’échec militaire de l’Irak au Koweït qui exacerbe cette même logique. Proclamant sa victoire face à ses ennemis, internes et externes, le régime finit par récuser ses fondements idéologiques passés au profit d’une véritable prédation visant tout un chacun. Les années d’embargo qui débutent en 1990 et visent à priver le despote irakien de la rente pétrolière et de ses revenus n’affectent pas le régime à proprement dire, mais le figent.

Les sanctions permettent parailleurs à Saddam Hussein de se présenter comme le dernier rempart du monde arabo-musulman face à l’impérialisme de l’Occident, et c’est dans le sang que les soulèvements chiite et kurde sont écrasés. Exsangue, délégitimé et isolé, le régime adopte un discours communautaire et se retire de ses fonctions régaliennes. Les privations endurées par la population s’instituent en dictature de la nécessité que Saddam Hussein exploite pour parfaire son monopole de la violence et se maintenir au pouvoir. Mais l’embargo porte son coup de grâce à l’Irak, avant le chaos final engendré consécutivement par l’invasion américaine de 2003 puis l’assaut des jihadistes de l’État islamique une décennie plus tard.

L’ensemble de ces développements ont lourdement pesé sur l’Irak et continuent, à l’évidence, d’influer sur son présent. Malgré la reprise en 2017 du fief jihadiste de Mossoul – deuxième ville d’Irak située sur le Tigre et capitale de Ninive – par les forces irakiennes appuyées par la coalition internationale, et au-delà de nouvelles élections, l’Irak demeure dans une situation d’extrême fragilité. Dans un contexte de grande confusion, caractérisée à la fois par une abondance d’informations et une pénurie de sens, l’histoire mérite un détour critique afin de saisir avec nuance et acuité les enjeux auxquels le pays continue de faire face, et plus encore de dépasser les clichés, lieux communs et idées reçues qui restent légion à son sujet.The Conversation

Myriam Benraad, Professeure en relations internationales / Schiller International University et Institut libre d’étude des relations internationales et des sciences politiques (ILERI), chercheure associée à l’IREMAM (CNRS/AMU), Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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