Capitale d’un empire et résidence impériale durant des siècles, ville du fameux congrès qui organisa l’Europe après la chute de Napoléon, Vienne, déchue de son rang au siècle dernier, semblait promise à la marginalité. Elle est aujourd’hui à nouveau au centre de l’Europe politique, à mi-chemin entre l’Irlande et Chypre, la Baltique et la Méditerranée : un rôle nouveau pour la capitale de la « petite Autriche » ?
Géographiquement, Vienne est au centre de l’Europe. Sa fondation comme colonie celto-romaine a profité de sa situation au pied des derniers contreforts des Alpes (le Wienerwald), où commence la grande plaine du centre et de l’est du continent, au croisement de deux axes nord-sud et ouest-est, voies du commerce et des invasions depuis la préhistoire : la « route de l’ambre » de la Baltique à la Méditerranée par l’Adriatique, et le Danube, plus grand fleuve d’Europe, entre les pays de l’Ouest et la mer Noire et l’Orient.
Du centre à la périphérie : allers et retours
Au centre géographique, mais pendant quinze siècles une ville de front, face aux dangers venus du nord ou de l’est. Aux limites du monde romain, exposée aux grandes invasions (Germains, Avars, Slaves, Magyars), occupée par les Hongrois, Napoléon et les Soviétiques, elle a par deux fois, en 1529 et 1683, résisté au siège des Turcs. Enfin, de 1945 à 1989, elle est à 50 km du rideau de fer qui coupait l’Europe en deux. Metternich aurait dit qu’au-delà de Landstrasse (faubourg au sud-est de Vienne) commençait l’Asie. De là le sentiment forgé par l’histoire d’être le rempart de la civilisation face aux barbares et aux nomades, de l’Occident chrétien face à l’islam, du monde libre face au bloc communiste. Et une identité germanique particulière, tournée vers le sud (l’Italie, le catholicisme de la contre-réforme, les influences espagnoles) et vers le sud-est, les Balkans, pour une mission civilisatrice.
Un centre politique, Vienne l’a été par la construction patiente et tenace d’un vaste État par les deux dynasties successives, les Babenberg et les Habsbourg, qui rassemblèrent tous les pays autrichiens, les royaumes de Bohême et de Hongrie, des parties de l’Italie, de la Pologne, des Balkans. N’ayant jamais réussi à obtenir son autonomie avant la chute de la monarchie des Habsbourg, Vienne, capitale et résidence impériale, a fait l’empire et l’a reflété jusqu’à la fin.
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Métropole moderne en crise
À la Cour, un certain temps, on parlait français, italien ou espagnol (nombre de mots étrangers ont subsisté dans le parler viennois). La population s’est diversifiée au xixe siècle du fait de l’attraction de la ville sur les travailleurs des peuples plus pauvres de la monarchie. Au point qu’au début du xxe siècle les habitants d’origine non allemande représentent sans doute entre un tiers et la moitié de la population. Lorsque ces changements mettent en question le caractère allemand et chrétien de la ville, ils y suscitent de forts mouvements xénophobes et antijuifs. Le maire chrétien-social Karl Lueger (1897-1910) tire une partie de sa popularité de ces sentiments et proclame : « Vienne est et restera une ville allemande. »
La Vienne « fin de siècle » est réputée pour son dynamisme culturel, qui est aujourd’hui un élément important de sa promotion éthique et touristique. À l’époque, ce bouillonnement artistique et intellectuel avait des prolongements qui faisaient de la capitale des Habsbourg un foyer d’affrontements idéologiques, nationaux et politiques, où s’exprimaient les conflits entre tradition et modernité, les antagonismes entre les peuples de l’empire et la confrontation des courants idéologiques radicaux qui allaient marquer le xxe siècle.
À la veille de la Première Guerre mondiale, Vienne (plus que Paris, Londres ou Bruxelles, et même Genève ou Zurich) a été, grâce à sa position centrale, sa nombreuse population et son cosmopolitisme, le refuge de nombre d’agitateurs nationaux et d’exilés politiques étrangers, acteurs futurs des révolutions et de régimes nouveaux de l’Europe du xxe siècle. Trotski et Staline ont séjourné à Vienne. Le premier y a créé la première Pravda et le second conçu la théorie marxiste de la question nationale, adoptée par la suite par les États communistes.
Trois figures autrichiennes, non viennoises d’origine, ont marqué le monde après avoir quitté la ville. Sigmund Freud, venu de Moravie, a puisé chez les psychologues locaux et exercé pendant des décennies, sans convaincre l’Université. Sa psychanalyse est devenue, après son départ forcé pour l’exil en 1938, un phénomène mondial. Theodor Herzl, juif de Galicie, a rédigé à Vienne l’ouvrage fondateur du sionisme, à l’origine de la création d’Israël. Adolf Hitler, provincial autrichien, a passé un peu plus de cinq ans dans la capitale des Habsbourg, ville de l’échec de ses ambitions artistiques, qu’il rejette comme la « Babylone de races ». Il a accumulé à Vienne les éléments de son idéologie future, le pangermanisme de Schönerer, l’art oratoire mobilisateur des masses de Lueger, la détestation des Habsbourg et de leur monarchie multiethnique. Avec lui et d’autres, Vienne alors a contribué, à sa façon, aux futurs « totalitarismes » du xxe siècle.
Après l’intervalle de l’État autoritaire et du nazisme (1934-1945), la ville est depuis 1945 à nouveau dirigée par les socialistes (en coalition avec les Verts depuis 2010), malgré quelques scandales de gestion. Le parti conservateur ÖVP est en forte baisse, même dans les quartiers bourgeois, et le parti « populiste » FPÖ, implanté dans la périphérie industrielle et ouvrière, est maintenant proche du SPÖ (31 contre 40 %, avec 53 % des ouvriers viennois, et 30 % au Karl-Marx-Hof, une des cités-modèles créées par les socialistes). La municipalité a marqué le paysage urbain de monuments aux victimes du nazisme et de l’antisémitisme, le boulevard Karl-Lueger a été débaptisé. Le concert du Nouvel An est accusé de nazisme et il y a des manifestations contre le bal des corporations étudiantes. La plaque apposée en 1949 pour l’anniversaire de Staline subsiste (sans doute la seule dans un pays non communiste). Elle est entretenue et les demandes de retrait (y compris celle de Khrouchtchev) ont été rejetées. En 2012, on a ajouté une notice sur les victimes du stalinisme. Depuis 1945 il y a un monument aux héros de l’armée Rouge tombés « dans les combats contre les envahisseurs fascistes allemands pour la libération de l’Autriche ».
Une capitale réduite et marginalisée
Vienne à son apogée était le centre d’un grand État dynastique multiethnique ainsi que la plus grande des villes allemandes. À la fin de la Première Guerre mondiale, coupée de son hinterland, elle se retrouve la capitale hypertrophiée et décalée de la petite république fédérale d’Autriche allemande (6,5 millions d’habitants au lieu de 53) dont les traités interdisent le rattachement à l’Allemagne. Elle n’a plus d’empereur ni de Cour. Sa population diminue du fait du retour des habitants dans les États nouveaux et du rétrécissement de ses fonctions. La ville, désormais autonome (ville et Land à la fois) est gouvernée par les socialistes qui y ont le monopole du pouvoir pendant quinze ans alors que les chrétiens-sociaux dominent dans le reste du pays. Les premiers veulent faire de l’ancienne résidence des Habsbourg le laboratoire du socialisme marxiste, en construisant, grâce à une taxe sur les propriétaires, de remarquables cités-jardins pour les ouvriers, avec des équipements sociaux qui suscitent admiration ou étonnement au-delà des frontières. Elles seront autant d’arsenaux et de bastions pour les milices socialistes insurgées contre le gouvernement autoritaire de droite lors de la quasi-guerre civile de février 1934. En juillet de la même année un putsch nazi échoue, mais le chancelier Dollfuss meurt dans les combats à la Hofburg, l’ancien château des empereurs.
Le 15 mars 1938, Hitler proclame l’Anschluss face à une foule enthousiaste sur la place des Héros. Hitler voudra absolument promouvoir Berlin en vraie capitale et brider les prétentions artistiques de Vienne au bénéfice de Linz, la ville de son enfance. Pourtant, sous le nazisme, elle s’agrandit territorialement (le Grand-Vienne, réduit des deux tiers en 1954) et garde sa spécificité malgré tout, avec l’esprit « viennois », léger et frondeur (le régime tolère des formes d’humour interdites dans le reste du Reich, on y tourne des films plus « frivoles » qu’à Berlin). Vienne est durement touchée par les bombardements et conquise par les Soviétiques en 1945. Elle redevient la capitale de l’Autriche, sous une quadruple occupation alliée pendant dix ans. Depuis 1981, sa population, tombée de 2,3 millions en 1914 à 1,5, a recommencé à croître (1,9 million en 2017). Elle a été classée parmi les villes les plus prospères, les plus sûres et les plus agréables à vivre du monde. L’immigration récente renoue en partie avec le passé : travailleurs des ex-pays de l’Est voisins, réfugiés des guerres de Yougoslavie, Turcs aussi. La ville compte 29 % d’étrangers. Il y a 34 % de catholiques et 12 % de musulmans. Le débat sur la politique d’immigration est clivant, comme ailleurs en Europe.
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Une capitale pour l’Europe ?
Vienne est une ville touristique. Elle a un passé prestigieux, un magnifique patrimoine et un air de grandeur encore : les palais des empereurs, des aristocrates et des barons de la finance, la cathédrale Saint-Étienne, symbole de la ville, la crypte des Capucins où gisent les souverains, le Prater et les rives du Danube, une ceinture d’espaces verts, le petit vin de Vienne, les cafés historiques où Trotski et Hitler (parmi d’autres) se sont peut-être rencontrés. Elle est une capitale de la musique et des arts. Elle joue sur le bien-vivre populaire, les traditions, et le modernisme jusqu’à la provocation, hérité de l’esprit « fin de siècle » (une artiste contemporaine « marque » de son corps les lieux de la ville pour dénoncer le caractère masculin et autoritaire de l’architecture).
Elle n’a jamais perdu ses atouts diplomatiques ancestraux dont le sommet a été le congrès de 1814-1815. Même sous le nazisme, on utilisait les talents des diplomates viennois pour les relations avec les États issus de l’ancienne monarchie. Des traités ont été signés alors au château du Belvédère et, en 1955, celui qui a rendu sa souveraineté à l’Autriche. Kurt Waldheim a été secrétaire général des Nations unies de 1972 à 1981 avant d’être président du pays. Depuis 1979, la capitale autrichienne, qui accueille nombre de conférences internationales et de congrès divers, est le troisième siège de l’ONU, qui a sa cité sur la rive gauche du Danube. Elle est aussi le siège de l’OPEP.
Aujourd’hui, Vienne est à nouveau « la porte vers l’Est et le Sud-Est ». Les banques et entreprises autrichiennes sont les premières dans les pays d’Europe centre-orientale. Vienne s’est rapprochée du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) et fait partie de l’Initiative des Trois Mers qui réunit les États de la Baltique à l’Adriatique et à la mer Noire. L’Autriche (neutre depuis 1955, et située à la jonction des deux blocs militaires au temps de la guerre froide) est entrée dans l’Union européenne en 1995, après les 12 pays occidentaux et avant les 11 de l’Est. Avec les élargissements à l’est récents (2004-2013) et futurs (les Balkans occidentaux) et avec le Brexit, l’Union européenne devient nécessairement plus continentale, moins occidentale et moins atlantique qu’à ses origines.
Vienne ayant ainsi retrouvé sa position centrale, elle serait une capitale légitime pour l’Europe de demain.