<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Vers les États-Unis d’Occident ?

1 novembre 2023

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Photo : OTAN : une alliance qui nous veut du bien ? Credit:Jacques Witt/SIPA/2307121719

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Vers les États-Unis d’Occident ?

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Hier placé au cœur de la civilisation chrétienne et européenne, le centre de gravité de l’Occident s’est déplacé en Amérique au XXe siècle. Les atlantistes des deux rives rêvent néanmoins d’un pilier européen de l’Occident qui protégerait les États-Unis de ses démons et l’Europe de ses velléités d’autonomie stratégique.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

« L’Occident regarde la mer et l’Orient regarde la montagne. » C’est avec cette citation de Paul Claudel puisée dans L’oiseau noir dans le soleil levant, que le dictionnaire Larousse illustre l’énigme civilisationnelle que constitue « l’ouest » dans notre imaginaire géopolitique. De fait, l’Occident semble une notion insaisissable, comme un navire voguant sur l’océan, un nouveau monde fluide, plat et horizontal, sujet à toutes les interprétations, à toutes les équivoques. Dernièrement, le maire du Havre, le plus grand port français de notre façade atlantique, a choisi pour symbole de son nouveau parti, Horizon, une grande ligne blanche sur fond bleu. Ce monde horizontal qui sépare la mer et le ciel s’opposerait, si l’on suit le poète, au refuge vertical et continental de la montagne orientale.

De l’Europe à l’Amérique

De la Jérusalem hébraïque à la Rome paulinienne, de la Sorbonne de Paris à la Réforme anglo-saxonne, l’Occident chrétien n’a cessé de se déplacer vers l’ouest, jusqu’aux réveils protestants des églises américaines. Tandis que les patriarches grecs-orthodoxes conservent fidèlement leurs rituels, le mouvement woke, qui prospère aux États-Unis et qui arrive chez nous en écho, pourrait s’inscrire dans cette tradition du réveil et de la réforme, de la déconstruction de la foi et des dogmes collectifs.

Politiquement, l’Europe occidentale a suivi la même route. Endigué à l’est par les forêts et les steppes du monde orthodoxe et défié au sud par la conquête musulmane, l’Occident s’est d’abord confondu avec la chrétienté romaine, conquérante ou assiégée. Quand le Génois Christophe Colomb se lance à travers l’Atlantique, le monde occidental s’ouvre à un nouveau monde héliocentrique, une terre américaine considérée comme pure et vierge de toute histoire. Les autochtones sont réduits à quantité négligeable. Adossée à un continent gigantesque et nourrie par des vagues successives de colons européens, l’Amérique anglo-saxonne ne tarde pas à s’émanciper du foyer d’origine à la fin du XVIIIe siècle. Certes, le soutien de la monarchie de Louis XVI fut décisif, mais désormais, il s’agit non plus de chrétienté, mais d’un Occident délivré de son aristocratie et de ses hiérarchies religieuses. Deux guerres mondiales plus tard, la république impériale américaine a définitivement supplanté l’Europe dans l’imaginaire occidental, exportant son modèle démocratique et individualiste.

La conquête de l’Ouest est venue toutefois buter sur l’océan Pacifique, ou plutôt l’Asie. La colonisation américaine n’ira pas plus loin qu’Hawaï. Elle doit renoncer aux Philippines en 1946 après s’être frottée aux civilisations ancestrales chinoises et japonaises, les empires du Milieu et du Soleil-Levant. La ruée vers l’ouest, les lendemains qui s’annoncent, l’au-delà promis par le crépuscule, la fluidité des idées et des hommes du Nouveau Monde rencontrent le monde d’hier, ce levant qui renaît toujours avec ses traditions. La division Occident-Orient est bouclée et semble se fixer, non plus seulement en mer Méditerranée, mais aussi sur les rivages de l’océan Pacifique. Une dichotomie presque parfaite vient couper l’hémisphère nord, est et ouest.

Au sud, la colonisation occidentale s’est figée au début du XXe siècle puis a reflué après-guerre avant de se désagréger complètement dans les années 1960. La soif occidentale de conquête s’est retournée contre elle. Les vagues migratoires se sont inversées. Ces peuples européens hier jeunes et fougueux qui partaient civiliser le monde ont bien du mal à contenir les arrivées venues d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud.

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Étymologiquement, l’Atlantique, sorte de mer intérieure de l’Occident, est issu de la mythique Atlantide, cette île disparue d’après le récit transmis par Platon dans ses dialogues du Critias et du Timée et dont Atlas fut le roi. Atlantis, citée radieuse dont le souverain portait le ciel sur ses bras, fut punie par Zeus pour avoir voulu conquérir Athènes. Son peuple finit englouti sous les eaux. Le vieil Occident est-il destiné à terminer comme les héritiers d’Atlas, punis pour s’être aventurés hors du paradis perdu ? Les conquérants sont devenus assiégés et l’Occident est renvoyé à son tête-à-tête transatlantique. L’Occident peut-il s’unifier politiquement, à cheval sur l’océan Atlantique, face à de telles menaces ? Beaucoup en rêvent parmi les atlantistes, cette composante libérale de l’occidentalisme qui milite pour un pilier européen de l’Occident qui protégerait l’Amérique de ses démons et l’Europe de ses voisins. C’était le pari de Churchill, voyant Londres comme le pont naturel entre les deux rives de l’océan.

En effet, la guerre froide fut le ciment de cet Occident assiégé par la menace communiste de l’URSS et de la République populaire de Chine d’une part, et par le tiers-mondisme d’autre part. Puis vinrent une trentaine d’années pendant lesquelles l’OTAN a profité de sa victoire par abandon sur l’URSS. Les États-Unis ont tenté de maintenir la cohésion occidentale dans un vaste projet démocratique mondial perçu par le sud comme néocolonial. Dans cet intervalle qui débute avec la guerre du Koweït en 1991 jusqu’au retrait de l’OTAN d’Afghanistan en 2021, en passant par l’effondrement des tours jumelles de New York en 2001, l’Occident s’est parfois divisé. La France et l’Allemagne par exemple se sont alliées à la Russie et à la Chine pour s’opposer à l’expédition américaine en Irak en 2003. En 2022, la guerre en Ukraine vient opportunément resserrer les rangs dans une sorte de revival de la guerre froide, cette fois-ci contre le nationalisme russe et orthodoxe de Vladimir Poutine.

Aujourd’hui, la politique étrangère et de défense du bloc occidental, regroupée dans l’OTAN, reste le seul domaine où l’Occident est à peu près unifié malgré l’exception turque. Dans la relation transatlantique, il faut néanmoins mesurer le rapport de forces entre alliés. Même si son siège est à Bruxelles, la véritable capitale de l’OTAN est à Washington où a été signé le traité Atlantique fondateur de 1949. L’Amérique n’est certes plus l’hyperpuissance des années 1990, mais elle n’en reste pas moins la première puissance au monde et son budget militaire est encore supérieur à la totalité de ses concurrents ou partenaires. Elle finance à 70 % la défense européenne. Que l’Europe soit unie ou non, il n’y a pas d’égalité dans les rapports transatlantiques. L’Europe de la défense est congelée à l’état embryonnaire depuis 1948 parce que les Européens préfèrent le parapluie américain. Les états-majors français, britannique, allemand ou polonais n’ont pas d’autre ambition que d’être reconnus comme les premiers grands vassaux de l’armée américaine. L’enjeu porté par Sébastien Lecornu lors de la discussion de la loi de programmation militaire est de constituer à l’horizon 2030 une ossature de corps d’armée susceptible de s’intégrer dans la grande coalition américaine. Rien de plus. L’OTAN cadre donc les rapports militaires euro-atlantistes et constitue la tête de pont américaine sur le continent mondial qu’est l’Eurasie. Politiquement, l’OTAN a également l’avantage de donner l’illusion aux opinions européennes de participer à la décision stratégique.

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Il est vrai que les Européens, surtout les Français, se sont très tôt inquiétés de l’écrasante primauté américaine qu’ils avaient pourtant appelée de leurs vœux pour défendre leur continent. Ils ont alors proposé un rééquilibrage en faveur de l’Europe. Henri Bonnet, ambassadeur de France, reprenait par exemple dans la Revue des deux mondes de mars 1968, la déclaration commune de Jean Rey, président belge de la Commission européenne et du président Lyndon Johnson à Washington : « Une Europe forte et démocratique, coopérant avec les États-Unis sur un pied d’égalité, contribuerait à édifier un ordre mondial dans la paix et la prospérité. » Emmanuel Macron ne disait pas autre chose à Fareed Zakaria, venu l’interroger en anglais au palais de l’Élysée pour CNN, à l’occasion du sommet de Paris pour un nouveau pacte financier le 25 juin dernier. Une illusion tenace persiste chez les plus fervents occidentalistes européens. Elle est de croire que l’Europe et les États-Unis sont deux faces d’une même pièce, comme dans le songe éveillé de Victor Hugo dans son discours d’ouverture du congrès de la paix à Paris le 21 août 1849 : « Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! » Comme si les États-Unis d’Amérique et les États-Unis d’Europe pouvaient échanger et s’épauler à égalité ! Rarement une prophétie ne s’est révélée aussi fausse. L’Europe, vue d’Amérique, est à l’orient. Elle symbolise ce vieux monde lié aux guerres médiévales, civiles et religieuses. Elle peut tout juste prétendre au statut de dominion, comme l’Angleterre jadis traitait ses anciennes possessions d’outre-mer.

Dans une tribune « Pour un nouvel atlantisme », Bernard Guetta, eurodéputé Renaissance et figure de l’atlantisme français, insistait en janvier 2021 dans le quotidien Libération. « Dès lors qu’à bon droit, les États-Unis ne veulent plus assumer seuls le coût de la défense de l’Europe, ils doivent accepter que l’Union européenne se dote d’une défense commune appuyée sur des industries de défense européennes et que l’OTAN devienne ainsi une alliance de partenaires égaux en droits et devoirs, l’alliance des deux plus grandes et plus riches démocraties du monde. Non seulement l’Union devra pouvoir peser autant que les États-Unis dans l’alliance du xxie siècle, mais, entre les deux rives de l’Atlantique, une répartition des rôles doit s’instaurer au plus vite. Tandis que les États-Unis continueront à se tourner vers le Pacifique et l’Asie, c’est à l’Union qu’il reviendra de stabiliser l’espace méditerranéen en entreprenant d’instaurer une zone de sécurité et de coopération entre les trois façades de la mare nostrum et leurs arrière-pays. Ni d’un côté ni de l’autre, la tâche ne sera facile. […] L’atlantisme était, hier, la subordination de l’Europe aux États-Unis. Il est aujourd’hui l’indispensable entente des démocraties face à la renaissance de l’obscurantisme et à l’affirmation des dictatures. »

C’est le même rêve de Communauté européenne de défense (CED) de Jean Monnet qui revient à intervalle régulier. Ce projet occidental, à parité entre Europe et Amérique, a toujours échoué pour deux raisons. La première est du fait des Européens eux-mêmes, dont la plupart ont toujours préféré une domination américaine à une faible Union européenne de la défense. La seconde est du fait des Américains qui n’ont jamais accepté qu’un allié trop puissant puisse espérer rivaliser avec eux et puisse prétendre partager le pouvoir. Washington refuse le pilier européen de l’OTAN demandé hier par Nicolas Sarkozy et aujourd’hui par Emmanuel Macron comme elle a refusé hier la CED à Jean Monnet et le triumvirat nucléaire au général de Gaulle.

À l’automne 2007, une fervente adepte de la relation transatlantique, Nicole Bacharan, présentée comme historienne et politologue par la revue Politique Internationale, se réjouissait dans une tribune titrée « Vive l’atlantisme » de la normalisation opérée par Nicolas Sarkozy à Washington dès son arrivée au pouvoir. La même suppliait les Européens de se prémunir contre Donald Trump en 2016. Cette incompréhension congénitale des mécanismes transatlantiques vient de cette confusion occidentaliste qui noie l’Europe et l’Amérique dans le même océan. Jean Baudrillard, dans son lumineux mais pessimiste essai Amérique publié en 1986 chez Grasset, appelait les Européens à ouvrir les yeux : « L’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée. »

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À propos de l’auteur
Michel Chevillé

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