Bien que vaincu à Alésia, Vercingétorix demeure une figure nationale essentielle, qui a construit le « roman historique ». Yann Le Bohec fait le portrait d’un homme qui était un véritable stratège et un chef de guerre consommé, défendant un projet politique. De quoi réévaluer son rôle dans la guerre contre César et son action avec les Gaulois. Entretien avec Yann Le Bohec pour mieux comprendre l’importance de Vercingétorix.
Yann Le Bohec est professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne. Spécialiste de l’histoire romaine, il a publié de nombreux livres consacrés à la guerre et à l’armée romaine. Il vient de publier Vercingétorix. Stratège et tacticien (Tallandier, 2023).
Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.
Sur quelles sources vous appuyez-vous pour connaitre la stratégie de Vercingétorix ? La Guerre des Gaules est-elle une source vraiment fiable et objective ?
Le livre VII de La Guerre des Gaules, rédigé par César, est assurément la source la plus complète et la moins fiable. Il est évident que l’auteur de ce livre est un des plus grands menteurs de l’histoire ; il a écrit avec une habileté diabolique pour faire savoir aux Romains qu’il était un génie de la tactique et de la stratégie, un Alexandre le Grand occidental ; en fait, il l’était réellement.
D’autres historiens de l’Antiquité sont disponibles, notamment Dion Cassius, qui a vécu bien plus tard, mais qui a utilisé l’écrit d’un adversaire politique de César, malheureusement pour nous un anonyme. Le travail de l’historien est de confronter les textes pour cerner la vérité du plus près possible.
Les chercheurs disposent également de monnaies, gauloises et romaines, et de l’archéologie.
Des monnaies portent le nom de Vercingétorix et le visage d’un homme jeune. Est-ce le personnage ou le dieu qui le protégeait ? Le débat est ouvert, mais nous penchons pour un portrait de l’homme, sans écarter l’autre théorie. Une émission romaine montre une femme en pleurs (la Gaule ?) et un prisonnier enchaîné (Vercingétorix ?) au pied d’un trophée (on appelait trophée un mannequin recouvert d’armes, qui servait d’hommage aux dieux).
Des fouilles considérables ont été effectuées à Alésia et à Gergovie. Elles établissent que, dans les deux cas, les Gaulois avaient construit des murs très efficaces. À Alésia, César a fait effectuer des travaux … de Romains : le site avait été encerclé par deux remparts de bois continus pour empêcher des renforts d’arriver ou des assiégés de fuir ; le premier faisait 15 km, le second 21 km et des camps abritaient les légionnaires. Ils étaient construits avec des pieux profondément enfoncés dans le sol ; ils possédaient un chemin de ronde, des merlons, des tours et des portes. Ce qui est le plus extraordinaire, c’est que ces défenses ont été mises en place en quelques jours : chaque soldat savait ce qu’il devait faire, où, quand et comment.
Pourquoi un homme qui a terminé sa vie par une défaite si notoire est-il resté dans les mémoires comme l’un des grands hommes de l’histoire de France ?
La reddition de Vercingétorix ne manqua pas de panache. Ayant constaté son échec militaire, il réunit son conseil de guerre et il proposa aux personnages présents de le livrer enchaîné ou de le laisser se rendre en personne au vainqueur. Ses amis ne voulurent précisément pas le mettre dans une position « humiliante » et c’est lui qui alla vers César, équipé de ses plus belles armes et sur son plus beau cheval.
Les chefs gaulois reconnaissaient qu’il avait combattu pour la Gaule et pour la liberté (César le dit par deux fois), pas seulement pour lui et pour les Arvernes. De plus, tout le monde sait que « la guerre est caméléon », comme l’a écrit Clausewitz. La défaite survient parfois de manière inattendue, la victoire aussi. Même vaincu à Waterloo, Napoléon reste un des plus grands maîtres de la tactique et de la stratégie. Vercingétorix, qui était un génie de la guerre, avait en face de lui un génie encore plus grand et la meilleure armée du monde.
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Vercingétorix a réussi un exploit, devenir le premier homme politique qui a voulu et réussi à faire l’unité de Gaulois divisés. C’est pourquoi il est resté populaire en France, au moins dans les milieux attachés à la notion de patrie.
Pourriez-vous expliquer pourquoi il a remporté la bataille de Gergovie face aux légions romaines surentraînées ? Et pourquoi il perdit celle d’Alésia ?
Il est toujours difficile d’expliquer pourquoi tel général a gagné, tel autre perdu.
Dans le cas de Gergovie, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Les Arvernes luttaient chez eux, pour défendre leur capitale. Ils se battaient aussi pour l’ensemble de la Gaule (Vercingétorix avait reçu le renfort de plusieurs autres peuples), et, comme je l’ai dit, pour la liberté. À l’aspect moral, il faut ajouter le côté technique, tactique : le terrain leur était favorable, car pour atteindre le rempart de la ville, il fallait escalader une pente raide et suivre un chemin étroit. César, qui cherche à excuser sa défaite, prétend que ses soldats n’ont pas voulu ou pas pu entendre les sonneries ordonnant le repli. En fait, il n’aurait pas dû engager ses hommes dans ce piège. Ils étaient pris dans un espace étroit et topographiquement dominés par leurs ennemis.
En ce qui concerne Alésia, les travaux effectués par les légionnaires empêchaient les Gaulois de les affronter ; ils protégeaient les Romains, et les légionnaires ont remporté la dernière bataille. Les Romains étaient imbattables en poliorcétique, l’art du siège, et sur un champ de bataille.
Pour défendre leurs positions, ils avaient utilisé leur savoir-faire ancestral, hérité des techniciens-écrivains qu’on appelle les gromatici ; ils lui avaient ajouté les leçons apprises auprès des rois hellénistiques, en particulier auprès d’un certain Démétrios, surnommé « le poliorcète », un souverain de Macédoine. C’est en suivant cet apprentissage qu’ils ont effectué les travaux qui viennent d’être mentionnés.
Ils étaient également imbattables en rase campagne. Le légionnaire était un sportif de haut niveau, extrêmement bien entraîné, bien encadré et parfaitement équipé. Il était un char d’assaut en réduction, protégé par un casque, une cuirasse et un bouclier, disposant d’une force de frappe terrible avec le couple pilum–gladius, javelot-glaive. Le pilum possédait une pointe en fer très mince et très longue (90 cm), ce qui lui donnait une force de pénétration très élevée. Le gladius avait une lame courte (70 cm) en fer très dur qui permettait de frapper de la pointe et du tranchant, « de taille et d’estoc » comme disent les escrimeurs. Et la tactique, la triplex acies, c’est-à-dire la disposition des troupes sur trois rangs, leur donnait un avantage sur la phalange gauloise, très monolithique. C’est ce dispositif qui leur permit de remporter la dernière bataille, au nord-ouest de l’agglomération civile d’Alésia. À mon avis, elle fut ce que les modernes appellent « une bataille décisive », celle qui met un terme au conflit. C’est rare, mais attesté, précisément dans ce cas.
Vercingétorix est-il l’inventeur de la stratégie de la « terre brûlée » et du « pousser et tirer » ?
Vercingétorix n’avait pas étudié ce qu’il est convenu d’appeler « l’art de la guerre » ; il n’existait pas d’écoles militaires, ni chez les Gaulois, ni chez les Romains, encore que ces derniers aient disposé de nombreux écrits consacrés à cette activité. Tout le talent de l’Arverne a été d’organiser des entreprises efficaces, en agissant de manière empirique. L’idée d’affamer l’ennemi, c’est-à-dire la pratique de la « terre brûlée », est aussi ancienne que la guerre.
En revanche, le « pousser et tirer » est une innovation, même si elle a été elle aussi le fruit de l’empirisme : le Gaulois a chassé le Romain en l’empêchant de trouver de la nourriture, et, dans le même temps, il l’a forcé à retourner dans la province romaine pour la défendre contre une menace : le Gaulois avait disposé des troupes face aux cités romaines du Languedoc et de la vallée du Rhône. Parce qu’il demande d’appliquer deux stratégies en même temps, ce système prouve le génie du chef Arverne.
Oubliée pendant de nombreux siècles, quand et pourquoi la figure de Vercingétorix resurgit-elle dans les mémoires ? Qu’incarne-t-elle ?
Les Gaulois ont été oubliés pendant de nombreux siècles. Ils ont été ressuscités, si l’on peut dire, par L’histoire des Gaulois d’Amédée Thierry, parue en 1828. Quant à Vercingétorix, en particulier, c’est Napoléon III qui l’a sorti du placard où il avait été enfermé, et cette découverte a été favorisée par les fouilles d’Alésia. Paradoxalement, la défaite de 1870 lui a donné un nouveau dynamisme, fruit du patriotisme.
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Les historiens du XXe siècle et des débuts du XXIe ont expliqué cette résurrection par des raisons politiques, mais diverses et même contradictoires : l’Arverne a été conçu comme un partisan de la monarchie pour les uns, de la république pour d’autres, ce qui n’est pas le moins surprenant, et aussi comme un défenseur de la patrie.
Je crois, pour ma part, que les théories politiques nous entraînent dans une mauvaise direction ; il ne faut pas voir du politique partout. L’explication, à mon avis, est culturelle. L’Antiquité, qui était déjà admirée au Moyen Âge, a connu un regain d’intérêt à la Renaissance, au XVIe siècle. Et il ne faut pas oublier que la Renaissance était renaissance de la Grèce et de Rome, car la civilisation gréco-romaine a laissé des écrits et des œuvres d’art admirables. Ce fut dans cet esprit que la traduction des Hommes illustres de Plutarque fut entreprise par Amyot, et approuvée par Marguerite de Valois, duchesse de Berry. À l’opposé, au début du XIXe siècle, le romantisme a mis à la mode les barbares (mot qui est employé ici sans le moindre contenu péjoratif). Relisez Les martyrs de Chateaubriand pour vous en convaincre ; il admire les Francs et l’art « gothique ».
Pourquoi est-il aujourd’hui considéré comme un héros de la République ?
Vercingétorix a été traité de différentes manières.
Sous Napoléon III et surtout après 1870, il fut un héros du patriotisme. Par la suite, les uns en ont fait un martyr de la démocratie. Pour d’autre encore, il fut un anti-Clovis, un héros républicain et non chrétien (avec le regret non formulé qu’il n’ait pas pu être anti-chrétien). Toutes ces interprétations relèvent du « roman historique », expression qu’il faudrait mettre au pluriel, car il y a eu plusieurs « romans historiques » : des modernes ont eu la volonté, explicite ou inconsciente, de l’utiliser et donc de lui prêter des idées et des caractéristiques qu’il n’avait pas.
Je suis historien, pas romancier et je ne travaille pas pour le « roman historique » ; je ne le méprise pas non plus, mais mon travail ne concerne pas ce domaine de la recherche. L’historien décrit, et il appartient aux lecteurs de faire leur choix en toute liberté. Je m’en tiens aux textes et aux autres sources, tout en sachant que la vérité est difficile à établir.
Il me semble —restons modeste— que les textes et les monnaies montrent un personnage qui voulut rétablir une monarchie moderne, entendez bien : moderne pour l’époque, c’est-à-dire à l’Alexandre, en s’appuyant sur le peuple, au besoin contre les nobles. Il fut roi chez les Arvernes, seulement chef de guerre en Gaule, mais des textes laissent penser qu’il se serait bien vu roi de tout le pays, et que c’était possible, même si ce n’était pas le moment car, dans les esprits, la guerre prévalait. Homme de paradoxe, il combattait pour deux motifs : égoïstement pour la gloire que donne la victoire à la guerre ; généreusement pour la liberté de la Gaule.
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