La moitié des humains seraient maintenant urbains. La dynamique d’urbanisation, bien différente dans les pays en développement et dans les pays riches, se caractérise à la fois par la métropolisation (la concentration des richesses et des talents) et la « bidonvillisation » (la concentration des problèmes sociaux). Il s’ensuit deux visions globales de l’urbanisation, une enchantée, l’autre apocalyptique.
Depuis 2008, les institutions internationales martèlent que la moitié de la population mondiale vivrait en ville. Selon les mêmes sources, à l’horizon 2050, les urbains devraient représenter 70 % des habitants de la planète. Cela signifie que chaque jour, d’ici une trentaine d’années, la population urbaine mondiale augmentera de 200 000 habitants. Certes, ces prévisions ne sont qu’une image extrapolée à partir des projections démographiques couramment admises. Elle donne néanmoins une idée saisissante des ordres de grandeur.
La dynamique planétaire d’urbanisation
Évidemment, les situations régionales sont très différentes. En Norvège, les habitants sont comptés comme urbains dans des localités à partir de 200 habitants. Ce seuil est de 2 500 au Mexique, de 5 000 au Sénégal et de 50 000 au Japon. Les statistiques internationales reposent sur l’addition d’estimations issues de ces définitions variées, ce qui fait que les chiffres précis sont très discutables. En revanche, les tendances générales sont claires. L’urbanisation des pays développés a déjà atteint des seuils très élevés, qui ne vont pas augmenter partout. À l’inverse, l’urbanisation de nombre de pays en développement se poursuivra de façon soutenue.
L’urbanisation se poursuit ainsi massivement en Afrique et en Asie, régions les plus peuplées du monde. Ce n’est plus la vitesse de la croissance urbaine qui est en soi remarquable, mais l’ampleur du phénomène, sur des volumes considérables. De 2015 à 2050, la population urbaine asiatique devrait presque doubler, de 1,8 à 3,4 milliards de citadins. Dans la seule Inde c’est un demi-milliard de personnes qu’il va falloir loger en ville. En Afrique, la population urbaine triplerait, passant de 400 millions à 1,2 milliard. D’ici 2050, 95 % de la croissance urbaine mondiale (en termes de population) serait à absorber dans les villes en développement.
La croissance urbaine, résulte classiquement de trois mouvements :
– l’accroissement naturel (différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès) de la population des villes ;
– les migrations des campagnes vers les villes (ou « exode rural ») ;
– le reclassement de communes considérées auparavant comme rurales et que l’on comptabilise maintenant comme urbaines (ceci étant largement dû au phénomène d’étalement urbain). Il y a là un phénomène comptable qui rend compte de l’extension physique des villes.
La majeure partie de l’urbanisation est maintenant imputable, dans les pays en développement, à l’accroissement naturel de la population vivant déjà en ville. Elle est liée d’abord, dans les pays développés, à l’étalement urbain.
L’urbanisation modifie en profondeur la planète. On peut appréhender ce phénomène en termes de paysages, de démographie et de civilisation :
– en termes de paysages : la ville se définit par un type de paysages particulier (immeubles, rues, matériel urbain) qui la distingue radicalement des campagnes ; elle conduit aussi à l’artificialisation des sols, nécessaire à la production et à la vie dans les villes ;
– en termes démographiques : l’habitat s’urbanise et nous vivons toujours davantage dans des villes ;
– en termes de civilisation : l’urbanisation des modes de vie est aussi une homogénéisation des modes de vie dans le monde. Les conditions de vie peuvent être très dissemblables, mais les rêves, les usages, les normes, se standardisent. Si vivre à Dacca et à Sydney ce n’est pas la même chose, les aspirations, représentations et attitudes sont partout plus urbaines et moins rurales.
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L’avenir appartient-il aux grandes mégapoles ou aux villes moyennes ?
En 1950, le monde ne comptait que deux villes peuplées de plus de 10 millions d’habitants : New York et Tokyo. Un quart de siècle plus tard, en 1975, seule une troisième s’est ajoutée à la liste : Mexico. En 2015 leur nombre dépasse 20. À part Tokyo (38 millions d’habitants) et New York (19 millions d’habitants), les huit autres agglomérations parmi les dix premières du classement mondial sont toutes dans le Sud : Mexico, Mumbai, São Paulo, Delhi. À l’horizon 2025, des villes comme Karachi, Lagos, Dacca devraient dépasser 20 millions d’habitants (voir carte).
Cependant, contrairement à certaines idées reçues, la poursuite de l’urbanisation, plus accentuée dans le monde en développement, ne se traduira pas par l’explosion du nombre des « méga-cités ». Malgré leur visibilité et leur dynamisme, ces grandes mégapoles abritent seulement 5 % de la population mondiale et 10 % des urbains en 2015. Cette dernière proportion devrait peu évoluer. En 2025, les « méga-cités » ne rassembleraient pas plus de 12 % des citadins. La moitié de la population urbaine vit et devrait continuer à vivre dans des agglomérations de moins d’un demi-million d’habitants. Partout dans le monde les grandes villes vont voir leur population augmenter, mais les plus fortes progressions de population vont concerner des agglomérations de moins de 500 000 personnes.
Une urbanisation à deux faces
L’urbanisation mondiale en cours présente des traits communs (les rues et magasins des centres de Tokyo, New York, Londres, Rio et du Cap se ressemblent plus que jamais). Elle présente aussi des divergences radicales. L’urbanisation tient, en effet, en deux dimensions qui, sans s’opposer, se superposent : une « bidonvillisation » (une forte croissance des formes urbaines les plus dégradées et insalubres) ; une métropolisation accentuée (une concentration accrue des richesses et des pouvoirs dans les centres urbains).
La « bidonvillisation » désigne l’extension des bidonvilles. Repères des narcotrafiquants au Brésil, concentrés de ségrégation en Afrique du Sud, peuplés parfois de plusieurs centaines de milliers d’habitants en Inde (Dharavi à proximité de Mumbai), au Mexique (Nezahualcoyotl à l’est de Mexico) ou en Afrique (Kibera au sud de Nairobi), les bidonvilles incarnent la face sombre de l’urbanisation. Le phénomène est massif dans les pays en développement. Il est marginal mais très visible dans certains pays riches, en France, mais aussi dans le reste de l’Europe, avec des campements et mini-villages illégaux. « Taudis », « bidonvilles », « établissements informels », « squatters » ou bien foyers à « faibles revenus » sont souvent employés de manière interchangeable dans les documents officiels et les travaux d’experts. UN-Habitat, l’agence onusienne spécialisée, définit le « ménage habitant un taudis » comme un groupe de personnes vivant dans le même logement urbain dépourvu d’un ou de plusieurs des éléments suivants : habitation durable (qui peut durer physiquement plus d’un an) ; surface habitable suffisante (avec moins de trois personnes par pièce) ; disponibilité d’eau potable ; accès à un système d’assainissement ; sécurité d’occupation (un titre de propriété ou un bail).
La métropolisation est la concentration des hommes, des flux et des richesses dans certaines villes. Alors que la diffusion des technologies de l’information pouvait laisser envisager un moindre intérêt pour la localisation et une répartition plus harmonieuse des biens et des personnes, c’est l’inverse qui s’observe. Vivre ici plutôt qu’ailleurs importe peut-être encore plus aujourd’hui qu’hier, particulièrement pour les individus aux métiers à responsabilités et rémunérations élevées.
Personnes et activités se concentrent ainsi toujours davantage, notamment pour ce qui concerne les fonctions tertiaires supérieures. Il s’ensuit des aspirations et demandes renforcées en matière de qualité de vie. Les hauts pouvoirs d’achat sont à la recherche de villes à haute qualité de vie (par l’environnement, les services, la sécurité). Les villes aux deux échelles nationale et internationale sont maintenant engagées dans des compétitions pour attirer cette population, avec son argent et ses talents.
Le phénomène de métropolisation est peut-être le plus important de tous ceux que pose aujourd’hui la ville. Le vrai pouvoir ne se concentre-t-il pas dans les métropoles ? Peuvent-elles s’autonomiser et s’affranchir de l’autorité des États-nations ? La fracture métropoles/reste du territoire ne correspond-elle pas à une opposition de classe ? Ces questions sont au cœur de l’ensemble de ce numéro de Conflits.
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L’urbanisation en perspective positive…
Très schématiquement, deux visions de l’urbanisation peuvent être opposées insistant chacune sur l’une des faces de l’urbanisation.
La première souligne les avantages de la vie urbaine et de l’urbanisation. L’urbanisation est traditionnellement analysée comme conséquence de l’exode rural, résultant lui-même de l’industrialisation et de la modernisation. Augmentation des revenus et amélioration des conditions sanitaires accompagnent le mouvement. Les facteurs qui améliorent, pour tous, la qualité de vie sont plus répandus dans les villes que dans les campagnes : meilleur accès aux services de santé, aux infrastructures, à l’information. Par ailleurs, les politiques publiques s’appliquent plus aisément en milieu urbain, avec des cibles plus larges, des économies d’échelle et une efficience accrue en ce qui concerne les transports, la gestion des déchets, l’éducation.
Au total, les conséquences positives de la vie en ville viennent compenser pollution, crimes, embouteillages, surpeuplement, visibilité de la misère. Certes, la vie urbaine est synonyme d’anonymat mâtiné d’isolement, d’exaspérations mutuelles. Certes, la ville est productrice d’inégalités et d’insécurité. Cependant, selon la vision optimiste, l’organisation efficiente des politiques publiques peut permettre d’atteindre, en ville, un équilibre bénéficiant à diverses parties de la population. Pour les optimistes, les avantages potentiels des villes excèdent largement leurs désavantages.
… et en perspective très préoccupante
Une thèse inverse met en avant les périls d’une urbanisation mondiale non maîtrisée. Ce sont les pauvres qui alimenteront dans une très large mesure la croissance urbaine à venir. Certains voient dans cette direction une catastrophe à venir. Décrivant l’étendue des problèmes et des calamités, ils insistent sur leur gravité : insécurité et criminalité, absence de réseaux d’eau (et absence des servitudes et équipements d’hygiène les plus élémentaires comme les toilettes), économie parallèle et gangs armés. De Nairobi à Delhi, même si sous des formats variés, c’est, en réalité, la majorité de la population de nombreuses villes en Afrique et en Asie qui vit dans ces conditions.
Il est incontestable que l’ampleur des problèmes urbains d’accès à l’eau, d’assainissement, d’énergie et de mobilité est aujourd’hui inégalée, en particulier dans les grandes métropoles africaines et indiennes. Et les difficultés pourraient s’accentuer. Les inégalités intra-urbaines deviendraient de plus en plus visibles, opposant des populations riches protégées dans des résidences fermées à des populations pauvres, plus nombreuses, concentrées dans des ghettos centraux ou dispersées dans d’immenses bidonvilles.
Les inégalités interurbaines, à l’échelle du monde, iraient également grandissant avec, d’une part, des populations déjà âgées et encore vieillissantes dans les villes du monde développé, et, d’autre part, des populations jeunes voire très jeunes, dans les villes en extension du monde en développement, mais aussi dans les quartiers périphériques des villes du Nord. La combinaison de la jeunesse et de la pauvreté pouvant doper la criminalité, la concentration croissante de l’humanité dans des grandes villes pourrait déboucher sur des conflits majeurs touchant des zones urbaines et des pays entiers.
L’image opposant un monde urbain riche, vieux et relativement pacifié, avec son urbanisation derrière lui et des villes parfois muséifiées (que l’on trouve dans l’Union européenne), à un monde urbain pauvre, jeune et dangereux, confronté à l’explosion urbaine (au Nigeria par exemple) a sa part de caricature, mais aussi de vérité.
Le défi commun est de réussir la transition urbaine mondiale. L’urbanisation peut se révéler bienfait ou fléau selon l’affectation du pouvoir et des ressources. Une urbanisation bien gérée améliore sensiblement la croissance et la qualité de vie, pour tous. L’inverse est vrai. Mal gérée, l’urbanisation entrave non seulement le développement, mais aussi elle favorise l’essor des taudis, de la criminalité et de la pauvreté.
GRAPHIQUE – La répartition des urbains dans le monde
Source : ONU, Division de la population
Quelques définitions
Agglomération. Groupe d’habitations constituant physiquement un village ou une ville, indépendamment des limites administratives.
Archipel urbain mondial. Cette expression géographique, synonyme d’archipel métropolitain mondial, désigne un ensemble de métropoles séparées dans l’espace mais ayant entre elles des relations intenses. Il est constitué des métropoles mondiales à fort pouvoir de commandement. Si la liste de ces villes globales n’est jamais définitive, toutes les mégapoles en font partie.
Banlieue. Ensemble des localités qui environnent une ville et participent à son existence. Rien à voir aujourd’hui avec le bannissement. Urbanistes et aménageurs considèrent qu’il s’agit du territoire urbanisé entourant la ville et dépendant d’elle.
Capitale. Anciennement utilisé comme adjectif pour souligner la prééminence d’une ville, le terme est devenu substantif. La capitale tient un rang particulier dans une hiérarchie urbaine, dans une région ou un pays dont elle est la « tête » (capita). C’est la principale ville, au moins sur le plan politique, car elle ne l’est pas forcément aux plans démographique et économique. Elle se caractérise par la présence du siège du gouvernement local, régional ou national.
Conurbation. Agglomération formée par la réunion de plusieurs centres urbains initialement séparés par des espaces ruraux, une conurbation rassemble des villes distinctes autour d’une métropole principale.
Étalement urbain. Dynamique de développement des surfaces urbanisées en périphérie des villes, l’étalement urbain est l’une des composantes de la croissance urbaine. Les territoires ainsi urbanisés sont dits périurbains mais aussi exurbains, suburbain, ou rurbains. Sans s’identifier encore à la ville, ils ne sont plus totalement ruraux.
Gouvernance. Avec un droit public (la souveraineté) et un droit privé (le marché) qui se rapprochent, la distribution des rôles, dans la gestion des villes, n’est plus clairement établie. L’idée récente de gouvernance permet une différenciation par rapport au thème classique du gouvernement, en incluant le secteur privé et en insistant sur les interactions entre l’État, les collectivités locales et le secteur privé.
Mégalopole. Une mégalopole, à la différence d’une mégapole, n’est pas une ville unique. Il s’agit d’un territoire urbain formé de plusieurs agglomérations dont les banlieues et couronnes se rejoignent. Une des premières mégalopoles recensées a un nom : BosWash. Il désigne, en prenant la première syllabe des deux villes situées à ses extrêmes, la région urbaine qui va de Boston à Washington.
Mégapole. La mégapole est, tout simplement, une très grande ville. Selon les Nations unies, qui les appelle aussi les « méga-cités », les mégapoles sont peuplées de plus de 10 millions d’habitants.
Méga-régions. Au-delà des mégapoles isolées et des mégalopoles agglomérées, les méga-régions rassemblent, au sein de réseaux de grandes zones urbaines, des populations allant de 20 à 60 millions d’habitants. Le concept est utilisé principalement aux États-Unis, en Chine et en Inde.
Métropole. Étymologiquement, la métropole est la ville mère. Les villes ainsi labellisées incarnent des territoires bien plus larges que leur seul ressort administratif. Avec une capacité élevée à capter et gérer des flux (de touristes comme de denrées), elles rayonnent sur des aires géographiques importantes. Elles se distinguent au sein des mégapoles par leur richesse, leur rayonnement et leur pouvoir.
NIMBY. Le sigle NIMBY (Not In My Back Yard, « pas dans mon jardin ») est l’un des plus connus en urbanisme, même s’il n’a pas de contenu officiel. Il désigne l’opposition locale à l’implantation ou au développement d’infrastructures et d’équipements, en raison des nuisances probables ou supposées que ces installations pourraient engendrer. On peut souhaiter que tout le monde soit bien logé, mais on refuse les hébergements et logements sociaux à côté de chez soi.
Périurbain. Ni rural, ni urbain, le périurbain se situe au-delà de la banlieue et fait l’objet d’un certain dédain. En France, ses diverses définitions, morphologiques (le périurbain comme lotissements d’habitat pavillonnaire) ou fonctionnelles (le périurbain comme espaces discontinus mais en lien avec une agglomération), n’amènent jamais à y recenser plus de 20 % à 25 % de la population.
Village. Sans délimitation juridique précise, le village est, simplement, une petite agglomération rurale. Les seuils sociodémographiques des villages, et autres hameaux et bourgs, peuvent beaucoup varier. Mais plus que sa description formelle, c’est son mode de vie qui le caractérise, avec mise en avant de solidarités mécaniques (automatiques) au sein d’une population dont tous les individus se connaissent.
Zonage. Reposant sur des opérations d’aménagement de l’espace ou sur des procédures de découpages administratifs du territoire, le zonage attribue des rôles précis aux différents territoires de la ville : zone résidentielle, zone industrielle, espaces verts, zones à urbaniser. Par métonymie, certains acronymes du zonage (de ZUP – zones à urbaniser en priorité – à ZUS – zones urbaines sensibles) sont venus désigner les quartiers issus des politiques qui les concernent.
Le zonage permet de réaliser des économies d’échelle : les infrastructures destinées à l’industrie seront concentrées dans les zones industrielles, les aménagements de confort dans les zones résidentielles. Il évite aussi certaines nuisances : les zones industrielles sont nettement séparées des zones résidentielles. Mais il pose des problèmes de transport (pour permettre aux habitants des zones résidentielles de venir travailler dans les espaces réservés) et de ségrégation urbaine.