La construction européenne s’est faite sans la Russie et même contre elle. Indispensable face à la menace soviétique, ce choix a mutilé le continent, a amputé sa profondeur stratégique et l’a privé des ressources naturelles russes. La disparition de l’URSS aurait pu permettre un rapprochement mais les élargissements de l’OTAN puis la crise ukrainienne ont au contraire fait parler d’une « nouvelle guerre froide ». Loin de pouvoir développer ses relations à l’est et à l’ouest, l’Union est obligée de se rabattre sur les États-Unis. Aujourd’hui plusieurs pays sont favorables à la levée de sanctions adoptées au lendemain de la crise ukrainienne. Mais, au-delà de l’intérêt de l’UE, est-ce encore celui de la Russie ? N’est-il pas trop tard ?
En 2014, pour l’Union, la voie des sanctions commerciales était risquée. Les États-Unis n’exportant que 16,5 milliards de dollars vers la Russie en 2013 ne craignaient pas de mesures de rétorsion, l’UE, qui y en exportait pour 276 milliards de dollars, y était très exposée.
L’Union européenne a-t-elle intérêt à renouer avec la Russie ?
De fait, la Russie a décrété un embargo sur les importations agroalimentaires en provenance des pays qui l’avaient sanctionnée, affectant surtout l’UE. C’était pour la Russie l’occasion de substituer une production nationale à des importations. Les investissements russes et ceux des entreprises occidentales se sont effectivement pressés : la production de viande est passée de 8,5 millions de tonnes en 2013 à 10,4 en 2017, les importations de viande sont tombées de 1 815 000 tonnes en 2013 à 871 000 en 2017, réorientées de plus vers d’autres États que ceux de l’Union. Bilan : la croissance russe en 2018 a été beaucoup plus forte que prévu, à 2,3 %.
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En novembre 2013 les manifestants hostiles au président Ianoukovytch commencent à occuper la place Maïdan. Les affrontements avec les forces de l’ordre sont permanents et débouchent sur la destitution de Ianoukovytch en février 2014. La Russie encourage la sécession de la Crimée en mars, puis celle du Donbass. Les premières sanctions européennes sont adoptées en mars après le rattachement de la Crimée à la Russie et sont régulièrement renouvelées chaque année. Elles visent les banques et les sociétés pétrolières empêchées d’emprunter sur le territoire de l’Union, les exportations d’armes et de technologies pétrolières vers la Russie ainsi que diverses personnalités. Les États-Unis et le Japon adoptent des mesures comparables. En représailles la Russie boycotte les produits agricoles européens.
Sanction financière, l’accès aux marchés de capitaux a été interdit aux grandes banques, aux plus gros acteurs des hydrocarbures et aux entreprises d’armement. Par ailleurs, au nom de l’extraterritorialité des lois américaines, l’usage du dollar expose les investisseurs en Russie à une exclusion du marché américain. Cela a affecté le chantier de l’usine de GNL (gaz naturel liquéfié) de Iamal. Les Chinois, qui avaient déjà 20 % des parts, ont donc progressé jusqu’à 29,9 en 2015 et il a fallu trouver des montages permettant de ne pas utiliser le dollar. Les mêmes montages vont servir pour le projet Arctique 2 auquel, outre Novatek et Total, la Chine, la Corée du Sud et l’Arabie Saoudite pourraient être associées. L’Inde a pris une participation dans le pétrole de Vankor en 2015. Les Occidentaux sont ainsi en voie d’exclusion des hydrocarbures de l’Arctique russe.
Les sanctions technologiques interdisent l’exportation vers la Russie de matériel pouvant avoir un usage militaire et de certains équipements de forage pétrolier (off-shore, pétrole de schiste). Ce type d’embargo a un effet indirect : dans les secteurs stratégiques, le pays frappé ne peut plus rester dépendant de technologies importées des pays qui l’ont sanctionné. Application immédiate, funeste pour l’Europe : Siemens et Alstom étaient en compétition pour le TGV russe. Il sera chinois, d’autant que Pékin participera au financement.
La Russie a-t-elle intérêt à renouer avec l’Union ?
L’entente entre Chine et Russie n’allait pas de soi. Les Chinois se méfient des retournements de la Russie, un de ces « Occidentaux » qui l’ont abaissée au xixe siècle. Le différend territorial entre les deux pays est sans doute réglé. Mais au début de 2006, la Chine a développé un chasseur, le J 11, à partir des Sukhoï 27 livrés, sans autorisation de licence. Depuis, Moscou ne répondait plus aux demandes d’armements modernes de Pékin. Les échanges restaient donc modestes, y compris dans le secteur des hydrocarbures où Pékin avait pourtant tout intérêt à se fournir en Russie.
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Début 2014, la crise d’Ukraine a tout changé. Un vaste accord a été conclu en mai de cette année entre Moscou et Pékin. La livraison massive de gaz russe, à l’étude depuis des années, a été actée et la construction du gazoduc Force de Sibérie décidée. Moscou souhaitait retrouver la capacité à produire des quadriréacteurs commerciaux, et Pékin souhaitait l’acquérir : décision a été prise d’en concevoir un en commun. L’accord industriel détaillé a été signé en juin 2016, pour une production en 2022. Chine et Russie vont aussi produire en commun un hélicoptère lourd. La Russie, qui équipait ses corvettes Buyan, celles qui ont tiré des missiles sur la Syrie depuis la mer Caspienne, de turbines à gaz allemandes, a opté pour des turbines chinoises. Elles s’avèrent cependant moins fiables et les deux pays coopèrent à leur mise à niveau.
Les chasseurs Sukhoï 35 et les missiles antiaériens S 400, les plus récents, ont été livrés par Moscou. Des manœuvres communes d’assaut aéronaval ont été organisées en Chine, un peu au nord de Taïwan. Pour la première fois dans l’histoire, la marine chinoise a participé à des exercices militaires conjoints en Méditerranée en 2015, puis en 2017 en Baltique. En 2018, les deux pays ont organisé des manœuvres géantes en Sibérie.
Pour le gaz, la Russie reste dépendante de l’Europe qui, avec la Turquie, absorbait 93 % de ses exportations en 2016. Le gazoduc Force de Sibérie en apportera à la Chine, à partir de nouveaux gisements de Sibérie orientale. Sans doute la Sibérie occidentale restera orientée vers l’Europe. Cependant, le gaz liquéfié (GNL) de Iamal sera en partie destiné à la Corée et au Japon, où le cours du gaz est deux fois plus élevé qu’en Europe en hiver. Pour les méthaniers brise-glace, le passage est facile en été, mais coûteux en énergie en hiver. Novatek va donc construire un hub de GNL de 20 millions de tonnes au Kamtchatka, en zone libre de glaces, pour stocker en été et profiter des cours élevés d’hiver.
« Pour savoir si un pudding est bon, il faut le goûter. Pour savoir si un cosmodrome est prêt à fonctionner, il faut réaliser le premier lancement. » Ainsi Poutine a salué le premier lancement effectué à partir du cosmodrome de Vostotchny en 2016. Il permettra de ne plus dépendre du cosmodrome de Baïkonour situé aujourd’hui au Kazakhstan.
Pour le Kremlin, l’élargissement de l’OTAN de 2004 a constitué un tournant par rapport à l’Ouest. Plusieurs de ses décisions ont depuis marqué un choix asiatique. La production du premier avion commercial conçu en Russie depuis la chute du communisme a été confiée à Komsomolsk-sur-Amour en 2003, et pas aux usines de Russie occidentale. La construction du cosmodrome de Vostotchny, reprise en 2007, a été achevée en 2016 au sud-est de la Sibérie, près de la frontière avec la Chine. La Russie fait construire ses méthaniers brise-glace par Daewoo. Elle lui achète également des pétroliers adaptés aux mers gelées, mais sa récente commande sera réalisée par le nouveau chantier naval de Vladivostok grâce à un transfert de technologie coréen. Ce chantier a également reçu la commande du brise-glace nucléaire russe de nouvelle génération. Il devient ainsi le spécialiste de cette technologie, qui était celle du chantier naval de Saint-Pétersbourg. Rosatom a quant à lui proposé à la Corée sa coopération pour la mise au point de réacteurs nucléaires navals, une de ses spécialités.
Il n’y aura pas de retour en arrière
L’analyse russe est que l’Union européenne s’affaiblit économiquement et politiquement.
La crise ukrainienne a de fait provoqué le rapprochement immédiat de Pékin et de Moscou. À l’ouest, on le considère avec condescendance. On pense qu’il s’évanouira à la moindre ouverture de l’Ouest. Or, il est très fructueux pour les deux pays. Il implique un choix univoque pour Moscou. En 2018, Fedor Loukianov, éminent politiste russe, l’a d’ailleurs confirmé : « Il n’y aura pas de retour en arrière. » Le rapprochement entre Chine et Russie n’est pas éphémère. La crise d’Ukraine de 2014 a enclenché une tectonique des plaques géopolitique en Eurasie.
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L’Union s’est toujours montrée une exigeante donneuse de leçon, rétive à tout partenariat concret. Aujourd’hui, pour la Russie, un basculement asiatique, bien que contraire à ses tropismes, est le meilleur choix.