<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Europe des régions ou Europe contre les régions

10 mars 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Manifestation à Perpignan pour l'indépendance de la Catalogne, Auteurs : Emilio Morenatti/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22433614_000005.

Abonnement Conflits

Europe des régions ou Europe contre les régions

par

D’origine autrichienne, Leopold Kohr est un adepte de la petite taille et l’auteur de la formule ensuite popularisée par E.F. Schumacher : Small is beautiful. Il publie en 1957, année de la signature du traité de Rome, The Breakdown of Nations dans lequel il prône un fédéralisme européen appuyé sur des micro-États où les nations auraient disparu. « Un monde de petits États résoudrait non seulement les problèmes de la brutalité sociale et de la guerre ; il résoudrait les problèmes de l’oppression et de la tyrannie. Il résoudrait tous les problèmes qui viennent du pouvoir. » Voici l’un des découpages qu’il propose.

La Catalogne a prévu un référendum sur l’indépendance en novembre – rien ne dit qu’il se tiendra. L’Écosse a voté de son côté le 18 septembre. Divisée entre Flamands indépendantistes et Wallons, la Belgique n’a pas de gouvernement. Est-ce le début de l’éclatement des États-nations et les prémices d’une Europe des régions ? Mais une Europe des régions serait-elle plus unie et plus solidaire qu’une Europe des nations ?

Jean Monnet l’avait compris : l’Europe ne peut, d’un coup, se débarrasser des États-nations qui étaient incompatibles avec son projet fédéral et supra-national. Il y fallait un long processus de construction européenne, passant par des projets concrets, puis par l’économie en général, enfin par la politique.

Dans cette stratégie de réduction progressive du rôle des nations, les régions présentaient une certaine utilité. En les renforçant, on affaiblirait les États-nations. Ajoutons que ce projet correspond à la vision des choses de Berlin. Comme le note Pierre Hillard, l’Allemagne, puissance devenue dominante en Europe, semble en effet façonner l’Union à son image : décentralisée, rigoureuse et pacifiste. Le rejet de son passé expansionniste convient à cette construction européenne post-historique.

A lire aussi: L’Europe et l’UE : histoire d’un malentendu

Delors et la stratégie fédéraliste

Dans les années 1960 la plupart des pays européens restent fortement centralisés : la France, bien sûr, avec sa tradition jacobine, l’Espagne franquiste, l’Italie, le Royaume-Uni qui ignore les régions et ne connaît que les États qui le composent (Écosse, Pays de Galles, Ulster et Angleterre) ou les comtés… Certains commencent cependant à évoluer comme l’Italie avec la réforme régionale de 1968, et la Belgique à partir de 1970. La France passe de la déconcentration (en 1972) à la décentralisation (en 1982), l’Espagne adopte une constitution fédérale à la fin du franquisme.

Le mouvement s’explique par des dynamiques profondes qu’il serait trop long de détailler ici. Ce qui nous intéresse est que les instances européennes les ont encouragées. Elles ont réclamé des États qu’ils délimitent des régions sous prétexte d’harmonisation statistique. L’Angleterre y a été contrainte et, preuve que le fait régional n’a guère de signification ici, ses régions portent les noms exaltants de East England, North East England, South East England… Dès 1975, la CEE adopte une politique régionale, longtemps la seule politique commune avec la politique agricole.

À la tête de la Commission de 1985 à 1995, Jacques Delors a particulièrement œuvré en ce sens. Il a renforcé la relation directe entre l’Union et les régions grâce aux « fonds structurels ». Il a introduit dans le traité de Maastricht de 1992 un Comité (consultatif) des régions. Le même traité autorise les ministres régionaux à représenter l’État membre au Conseil des ministres de l’UE dans les domaines où elles ont des compétences exclusives, comme l’éducation ou l’agriculture (option exercée par la Belgique, l’Autriche, l’Espagne et la Grande-Bretagne). De grands programmes transrégionaux (INTERREG) illustrent cette nouvelle union des régions sous les auspices de la Commission: « arc atlantique », « arc méditerranéen » et autres « euro-régions ».

Aujourd’hui, pas moins de 165 régions, 17 autorités sous-régionales et 26 réseaux d’autorités locales et régionales sont représentés à Bruxelles. La création de ces « représentations permanentes » dotées à Bruxelles d’un statut quasi diplomatique est la traduction institutionnelle de la fragmentation en douceur de beaucoup d’États membres.

 

L’alliance de revers autonomistes/Union européenne

L’« Europe des régions » chère à Jacques Delors coïncide avec un renouveau des revendications autonomistes. Non pas que Bruxelles en soit la cause unique mais, en faisant des nations un échelon administratif comme les autres, l’Union a accéléré la renaissance du fait régional et formé avec les mouvements autonomistes une sorte d’alliance de revers contre les États-nations. « L’Europe, c’est un moyen de transformer la Belgique en coquille vide » note le professeur de droit Francis Delpérée. La Belgique, bien sûr, mais aussi l’Espagne, l’Italie et finalement la Grande-Bretagne ont transféré des pouvoirs considérables à leurs collectivités locales au cours des trente dernières années. Au point de voir aujourd’hui leur unité menacée.

On comprend que les régionalistes aient saisi l’occasion. Dans les territoires où l’appartenance identitaire est la plus exacerbée, Flandre, Corse, Catalogne ou Écosse, les instances de Bruxelles ont fait l’objet d’une cour assidue. Le nationaliste flamand Bart De Wever a pris par exemple le drapeau européen (avec un lion à la place d’une des douze étoiles) comme étendard de sa campagne législative en 2010. « Plus d’Europe, c’est plus de régionalisme » affirmait-il. Les mouvements indépendantistes violents ayant plus ou moins échoué dans leurs objectifs (Pays basque, Corse, Bretagne…), ils se sont tournés vers une stratégie plus modérée et intègrent le groupe parlementaire européen le plus fédéraliste, celui des Verts.

Cette alliance est tactiquement intéressante pour les régionalistes. L’engagement européen rassure une partie de l’électorat modéré qui est attaché aux traditions locales sans être séparatiste. Il est une façon de dédiaboliser leur image aventureuse mais aussi, au fond, conservatrice. La perspective européenne rassure également les électeurs qui vivent de l’autre côté de la future ligne de démarcation : sans la Flandre, la Belgique pourra survivre dans l’Union européenne, dit en substance Bart De Wever. Comme un garde-fou, elle permet de prôner l’unité et l’ouverture au lieu de la division et du « repli sur soi ». L’Europe donne un visage d’avenir aux régionalistes.

A lire aussi: Une autre Europe est-elle possible ? Présentation du dossier

Une alliance contre nature

Cette alliance de revers est cependant dépourvue de cohésion idéologique. Le régionalisme n’est qu’un aspect du renouveau identitaire qui touche l’Europe du xxie siècle : défense des langues locales, discrimination des emplois publics, « préférence régionale », drapeau, hymnes, méfiance vis-à-vis de l’immigration… Il est en exacte opposition avec l’idéal de beaucoup de fédéralistes européens. La plupart de ceux qui invoquent les mannes de l’Europe fédérale détestent le « terroir » et « les traditions » et plus généralement toute forme d’enracinement. Ils rêvent d’une Europe des Droits, proches du patriotisme constitutionnel d’un Jurgen Habermas, complètement désincarnée et débarrassée de coutumes jugées folkloriques et désuètes. Que Daniel Cohn-Bendit ait siégé à Strasbourg au côté des nationalistes écossais les plus farouches paraît un paradoxe comique, mais on ne sait de qui il faut rire…

L’alliance souffre d’une autre fragilité. Les régionalismes les plus actifs aujourd’hui sont ceux de régions prospères qui rechignent à redistribuer une partie de leur richesse en direction des territoires pauvres de leur propre pays –la Catalogne vers l’Andalousie ou la plaine du Pô vers les terroni du Sud. Une question se pose alors : une Europe fondée sur le fait régional sera-t-elle plus solidaire qu’une Europe des nations ? Il est permis d’en douter.

Un troisième problème apparaît : si les régions obtiennent l’indépendance et deviennent de nouvelles nations membres de l’Union, les mécanismes institutionnels prévus pour six au départ fonctionneront de plus en plus mal. Avec les élargissements, les Six sont devenus vingt-huit. Qu’en sera-t-il si le démembrement des États-nations porte ce chiffre à trente, quarante ou plus ?

Enfin la crise de l’Europe incite à la prudence. Les moyens financiers manquent et rendent impossible une politique régionale d’ampleur. La montée de l’euroscepticisme paralyse toute décision audacieuse.

Dès lors, la politique de soutien aux régionalismes s’arrête à mesure que ces régionalismes commencent à revendiquer une autonomie définitive et donc un siège supplémentaire au sein du conseil de l’Union. Les autonomistes, dont les riches intérêts se heurtent déjà à une politique d’aide régionale européenne en faveur des régions les plus pauvres, peinent à faire accorder leur égoïsme économique avec leur profession de foi européenne. Avec les élargissements, les régions de Catalogne, d’Écosse ou des Flandres voient leur contribution fiscale aux régions plus démunies s’accroître. Leur discours pro-européen devient de plus en plus difficile à tenir.

A lire aussi: L’Union européenne : Renonciation à la puissance ?

Bruxelles au secours des États-nations ?

L’Union semble cesser de défendre « l’Europe des régions », car elle a pris (tardivement) conscience des risques que représente l’éclatement des États : elle « pousse désormais vers une plus grande centralisation au niveau étatique et elle ne veut s’adresser qu’à eux » observe le politologue Dave Sinardet.

C’est dans ce contexte que l’ex-président de la Commission européenne, José Manuel Durão Barroso, a élevé le ton dans la perspective du référendum d’autodétermination qu’Édimbourg a organisé en septembre. Il a rappelé qu’une Écosse indépendante devrait négocier son adhésion à l’Union, ce qui sera selon ses propres mots « extrêmement difficile, voire impossible », puisque l’unanimité des États est requise. Autrement dit, la Grande-Bretagne pourra parfaitement s’y opposer. À propos de la Catalogne, la vice-présidente de la Commission européenne, Viviane Reding, a appelé le gouvernement espagnol et les dirigeants régionaux à « négocier avec l’esprit ouvert pour parvenir à un accord » qui éviterait que la région poursuive sur la voie de l’indépendance. Autant dire que l’attitude de l’Union face aux cas écossais et catalan a douché l’euro-enthousiasme des régionalistes.

Les États-nations, forts de ce rebondissement, reprennent du poil de la bête. Le Royaume-Uni a brandi toutes sortes de menaces de rétorsion pendant la campagne référendaire. L’Espagne, après avoir refusé de reconnaître le Kosovo, n’a guère envie de voir une autre nation montrer le chemin de l’indépendance et ne devrait pas laisser l’Écosse entrer dans l’Union. En effet, si elle adhérait, un effet domino serait à craindre partout en Europe, à commencer par la Catalogne, mais aussi par la Flandre. « Une majorité de l’opinion flamande pourrait alors basculer en faveur de l’indépendance » a prévenu le ministre et juriste belge Philippe Maystadt.

La rupture est-elle consommée ? En 2014, la N-VA flamande, qui jusqu’à présent siégeait avec le groupe écologiste et les autres grands partis régionalistes comme le parti national écossais et la gauche républicaine de Catalogne, a décidé de quitter ce groupe pour s’allier aux conservateurs eurosceptiques britanniques et aux nationalistes danois et finlandais ! De son côté la Ligue du Nord italienne, il est vrai marquée à droite, a choisi de s’associer au Front national de Marine Le Pen. Les régionalismes s’accorderaient-ils avec les partis eurosceptiques pour mettre à bas Bruxelles ?

De son côté Alex Salmond, le président du parti national écossais, ironise sur les menaces anglaises d’exclusion de l’Union au moment même où David Cameron souhaite organiser un référendum sur sa propre sortie de l’Europe de Bruxelles. Peu importe après tout, car les électeurs écossais se sont retrouvés face à un choix en trompe-l’œil : une autonomie renforcée ou une indépendance a minima. Quel que soit le résultat, l’Écosse s’éloignera un peu plus de Londres après le référendum. Et il en va ainsi de beaucoup de régionalismes.

L’Union européenne pourrait sans doute s’accommoder de l’indépendance de quelques régions comme la Catalogne, l’Écosse ou la Flandre ; après tout elle négocie avec la Serbie et l’Albanie qui pèsent beaucoup moins lourd sur le plan économique. Mais son fonctionnement en sera compliqué. Surtout sa philosophie hostile à toutes les formes d’identité à quelque échelle qu’on les appréhende, régionale, nationale ou continentale, démontre ici ses limites et ses contradictions. Chassez l’identité par la porte, elle revient par la fenêtre !

À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.

Voir aussi