<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pologne : une vie politique mouvementée

11 mai 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Chaude ambiance au Conseil de l'Europe. (AP Photo/Geert Vanden Wijngaert)/VLM198/24081475055076//2403211420

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Pologne : une vie politique mouvementée

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De retour au pouvoir, Donald Tusk a repris en main les médias de façon autoritaire, ce qui a surpris à l’ouest de l’Europe. Sur le dossier ukrainien, il n’est pas très éloigné des positions de son prédécesseur conservateur. Mais c’est le sujet agricole qui menace le plus la coalition au pouvoir, les partis en place ayant des perceptions et des intérêts divergents.   

Article paru dans la Revue Conflits n°51.

De retour au pouvoir en Pologne depuis le 13 décembre 2023, le Premier ministre Donald Tusk a démarré son mandat sur les chapeaux de roues. Les conservateurs du parti Droit et Justice (PiS) l’accusent de porter gravement atteinte à l’État de droit, sans que cela ne suscite la moindre réaction négative de la part de l’Union européenne. Donald Tusk, ancien président du Conseil européen de 2014 à 2019 et chef du gouvernement polonais de 2007 à 2014, l’avait promis et c’est désormais fait : Varsovie renoue avec Bruxelles, Paris et Berlin. 

Après des années de blocage, les fonds européens coulent désormais à flots. Sur le soutien à l’Ukraine, l’arrivée de Tusk ne représente pas de changement majeur, mais la nouvelle coalition au pouvoir doit faire face à la colère du monde rural, vent debout contre la concurrence déloyale qu’exerce sur leurs activités leur voisin ukrainien. 

Une « purge drastique au nom de l’indépendance des médias » 

C’est ainsi que francetvinfo.fr a qualifié l’opération musclée menée par Tusk en décembre dernier pour prendre le contrôle des médias publics polonais. France Télévisions a même qualifié la méthode Tusk de « biélorusse ». En effet, les images sont saisissantes : déploiement massif de forces de police au siège de la télévision publique, agents de sécurité privés missionnés pour l’occasion. Donald Tusk a employé les grands moyens et de manière spectaculaire. Le 21 décembre, le nouveau ministre de la Culture Bartłomiej Sienkiewicz révoque la direction de la télévision publique et nomme une équipe qui met immédiatement en œuvre une ligne éditoriale favorable au gouvernement (1). 

Certes, cela n’a rien d’étonnant, les médias publics étaient aussi aux mains du gouvernement sous l’ère PiS, mais la démonstration de force de la nouvelle coalition de gauche libérale n’est pas anodine, elle véhicule un puissant message. Désormais, sous Tusk, tout est permis. Ce qui était autrefois qualifié d’atteinte à la liberté et à l’indépendance de la presse devient la norme, une politique approuvée, voire encouragée par Bruxelles, une sorte de mal nécessaire pour rétablir les forces du bien, pro-UE, pro-immigration et pro-LGBT, dans leurs droits à dominer le paysage politique. 

Tusk et les siens ont d’ailleurs élaboré un concept pour justifier ces méthodes et parlent de « démocratie de la période transitoire ». Un concept qui étonne en Europe de l’Ouest, mais bénéficie finalement toujours d’un blanc-seing. Comme ici sur France Télévisions : « Tout ça ressemble plus à des méthodes de putschistes qu’à celles d’un gouvernement pro-européen. C’est tout le défi de la nouvelle coalition dirigée par Donald Tusk, qui a pris ses fonctions il y a seulement dix jours. Comment rétablir l’État de droit dans un pays qui avait lentement dérivé vers un régime autoritaire ? Comment démanteler l’appareil de propagande qui avait gangrené les médias ? Dans cette vaste comédie politique, les acteurs du PiS devraient surtout apprendre à quitter la scène. »

137 milliards d’euros en un claquement de doigts

Donald Tusk avait fait campagne en promettant l’obtention rapide des fonds européens bloqués par Bruxelles en raison d’atteinte aux valeurs de l’UE et à l’État de droit. Le 23 février, c’est acté : la Commission européenne propose de débloquer jusqu’à 137 milliards d’euros de fonds de cohésion et du plan de relance pour la Pologne. L’opposition conservatrice crie au scandale et y voit la preuve d’un deux poids deux mesures et d’une politisation évidente du versement des fonds, ce alors même que Tusk et son gouvernement ne s’encombrent en rien de questions relatives à l’État de droit et mène selon le PiS une croisade politique contre ses opposants. 

Contrairement au cas hongrois, ces fonds à destination de la Pologne n’étaient pas retenus au titre du règlement sur le mécanisme de conditionnalité – même si le plan de relance comprend aussi une forme de conditionnalité –, mais le caractère politique de leur gel est difficilement contestable. Sur le plan juridique, les arguments de la Commission fondent en effet comme neige au soleil, la base juridique employée pour le bloquer consiste en partie en des recommandations du semestre européen, autrement dit de la soft law a priori dénuée de caractère contraignant, surtout lorsqu’il en va de décisions ayant de si fortes implications économiques et politiques. 

Au moment où la Hongrie n’a toujours pas reçu tous ses fonds lui étant dus et où l’UE s’est trouvé une nouvelle bête noire en la personne du Premier ministre Robert Fico, la Slovaquie étant sur le point de subir elle aussi des rétorsions au nom de la défense de l’État de droit, la Pologne a toutes les grâces de la Commission européenne. Une partie des Polonais semblent bien déterminées à ne pas accepter cet état de fait, et ont manifesté par dizaine de milliers pour le pluralisme médiatique (largement amoindri à la télévision par le passage forcé des médias publics dans le camp de Tusk) et la remise en liberté de deux députés du PiS (dont le vice-président du parti) arrêtés en violation d’une décision de la Cour suprême (cour de cassation) polonaise qui invalidait l’extinction de leur mandat de député par le président de la Diète, et donc maintenait leur immunité parlementaire (2). 

Depuis ont eu lieu des violences policières dans le cadre de manifestations ultérieures, alors qu’un projet de loi vise à limoger le président de la Banque centrale de Pologne, pour des motifs que même la présidente de la BCE Christine Lagarde a jugé inacceptables et que Tusk a dans son viseur l’agence polonaise de lutte contre la corruption, qu’il semble déterminé à dissoudre (3). La tension est telle que le président Andrzej Duda, membre du PiS, a dans une lettre en date du 22 mars accusé Donald Tusk de provoquer un chaos juridique dans le pays, violant une série de lois et la Constitution. 

Aucun changement majeur dans le soutien à l’Ukraine 

Il peut en revanche être dit que Donald Tusk et Andrzej Duda sont tous deux de fervents défenseurs du soutien à apporter à l’Ukraine dans son effort de guerre contre la Russie. Les deux hommes se sont d’ailleurs rendus ensemble le 13 mars en visite à Washington auprès de Joe Biden pour célébrer les vingt-cinq ans de l’appartenance de la Pologne à l’OTAN. Il existe néanmoins des nuances dans ce soutien à Kiev, le PiS plaidant en même temps pour un développement des capacités militaires polonaises, qui ne doivent pas souffrir de l’aide apportée à Kiev, alors que le pro-UE Tusk est sur un soutien plus classique et prend moins en compte ces considérations. Le PiS l’accuse régulièrement de faire le jeu de l’Allemagne, voire d’en être l’agent, et donc indirectement aussi celui de la Russie, cette rhétorique étant bien connue par les observateurs de la politique polonaise : être avec l’Allemagne, c’est être avec Moscou. 

Si ce dernier point est discutable, il est certain que le retour de Donald Tusk a permis la réactivation de l’axe Paris-Berlin-Varsovie, appelé triangle de Weimar. Cette plateforme se veut aujourd’hui à la pointe du soutien à l’Ukraine et réunit trois pays importants de l’UE, sa symbolique est ainsi incontestablement très forte. Mais l’on peine à voir où elle mène concrètement, surtout depuis qu’Emmanuel Macron a déclaré qu’il n’excluait pas l’envoi de troupes en Ukraine, une position peu soutenue en Europe. Déjà affaibli par les différends entre la Hongrie et la Pologne sur la question russo-ukrainienne, le groupe de Visegrád (Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Pologne) prend ainsi un coup supplémentaire, Donald Tusk allant jusqu’à qualifier Viktor Orbán de « traître à l’Europe » (4). Budapest et Bratislava forment désormais un tandem faisant face à Varsovie et à Prague. Les coopérations économiques et commerciales ne s’arrêtent bien sûr pas pour autant, mais Visegrád a aujourd’hui clairement du plomb dans l’aile sur le plan politique.

Donald Tusk face à la Pologne rurale 

Tout comme nombre de pays européens, la Pologne fait face à des manifestations d’agriculteurs contre la politique de l’Union européenne, notamment en ce qui concerne le Pacte vert et l’importation de céréales ukrainiennes. Le Premier ministre polonais est à plusieurs titres gêné par ce mouvement de colère, qu’il ne peut toutefois ignorer étant donné son caractère explosif. Tout d’abord, ces manifestations viennent indirectement remettre en cause le soutien à tout prix apporté à l’Ukraine. Elles montrent que ce soutien a ses limites concrètes, y compris en Pologne. Pour le moment, le gouvernement a fait le choix de l’emploi de la force, des dizaines de manifestants ayant été incarcérés, alors que de nombreuses images de violences policières ont circulé début mars. 

« Des débats vifs entre Varsovie et Bruxelles »

Par ailleurs, le gouvernement arc-en-ciel de Tusk, fait d’une coalition de libéraux, de centristes et de gauchistes, vit là son premier grand test. Les éléments de cette coalition ont certes en commun d’être des adorateurs de l’UE mais ils sont issus de cultures politiques différentes concernant la question agricole. Seuls les membres du Parti paysan polonais, dont est issu l’actuel vice-président du Conseil des ministres et ministre de la Défense, paraît être en mesure de saisir le mécontentent des agriculteurs. Certes pragmatique, Tusk paraît lui trop lié à l’UE et empreint d’une culture politique touchant essentiellement les grandes et moyennes villes. L’alliance de gauche membre du gouvernement passe elle totalement à côté du sujet et se fait le relai d’un wokisme des plus radicaux en Europe, une position inaudible dans les milieux ruraux. Ces mouvements sont en fait le vivier des conservateurs du PiS, et Donald Tusk est contraint de composer avec eux, ce qui le met en double danger : par rapport à ses partenaires de coalition et à ses adversaires de droite. 

La situation en matière de céréales ukrainiennes est intenable et profite aux forces politiques qualifiées dans les cercles pro-UE d’extrême droite. À l’occasion du Conseil européen des 21 et 22 mars, les Vingt-Sept ont ainsi exprimé leur souhait de restreindre les importations agricoles ukrainiennes, qui, depuis 2022, entrent sur le marché intérieur sans droit de douane. Pour faire passer la pilule auprès de Kiev, ils ont aussi décidé de prendre le chemin de la taxation des produits agricoles russes et biélorusses, à hauteur de 95 € par tonne de céréales et des droits de 50 % seraient également imposés sur les graines oléagineuses et les produits dérivés. La nécessité de taxer les produits russes était poussée depuis des semaines par la Pologne, la Tchéquie et les pays baltes. Donald Tusk soutient en effet que les céréales ukrainiennes ne sont pas la cause principale du dumping exercé sur le secteur agricole polonais, un argument qui n’a absolument pas convaincu les agriculteurs polonais ayant maintenu leur grève nationale du 20 mars. 

Dans l’ensemble, il faut bien voir que sur la question agricole, il existe une solidarité de fait entre les pays d’Europe centrale et orientale, allant au-delà des divergences politiques. Et sur cette question, ces pays sont d’ailleurs rejoints par la France, autre pays dont l’agriculture constitue un secteur clé. Contre toute attente, en ce qui concerne l’importation de céréales ukrainiennes, l’on voit une alliance Paris-Varsovie-Budapest se former, ce qui contraste nettement avec le ton général donné dans les médias, selon lequel la Hongrie serait totalement isolée. 

1. « Le putsch de Donald Tusk sur les médias publics polonais, nouvelle manifestation de la dérive autoritaire de l’extrême-centre libéral », Ojim, 3 janvier 2024, https://www.ojim.fr/le-putsch-de-donald-tusk-sur-les-medias-publics-polonais-nouvelle-manifestation-de-la-derive-autoritaire-de-lextreme-centre-liberal/

2. « Pologne : un deux poids, deux mesures assumé par nos médias », Ojim, 5 février 2024, https://www.ojim.fr/pologne-un-deux-poids-deux-mesures-assume-par-nos-medias/

3. « Poland: Tusk government wants to disband anti-corruption agency », Remix News, 20 février 2024, https://www.rmx.news/article/poland-tusk-government-wants-to-disband-anti-corruption-agency/

4. “Donald Tusk: Orbán Viktor elárulja Európát”, HVG, 23 janvier 2024, https://hvg.hu/itthon/20240123_Donald_Tusk_Orban_Viktor_elarulja_Europat

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Photo : Chaude ambiance au Conseil de l'Europe. (AP Photo/Geert Vanden Wijngaert)/VLM198/24081475055076//2403211420

À propos de l’auteur
Yann Caspar

Yann Caspar

Yann Caspar est journaliste et chercheur au Centre d'études européennes du Mathias Corvinus Collegium à Budapest.
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