Au cœur de la stratégie de la tension, Lisbonne abrita à la fin des années 1960 une agence de presse servant de maillon de la guerre contre-subversive menée contre le communisme par les services de renseignements des puissances occidentales. Pendant une décennie, ce service d’information et d’action parallèle procèdera au recrutement et à l’envoi de mercenaires européens dans les combats contre les mouvements indépendantistes marxistes et tiers-mondistes en Afrique et en Amérique latine. Elle prendra une part importante à la stratégie de la tension en Italie.
Le 9 mars 2022 s’éteignait dans la paisible commune varoise du Revest-les-Eaux, un vieillard de 96 ans. Ancien officier du 11e choc, le bras armé du service action du SDECE, le capitaine Jean-Robert de Guernadec, alias Yves Guérin Sérac, alias Yves Guillou, alias Ralf, est né en 1926 dans un village des Côtes-d’Armor. Anticommuniste et fervent catholique, il avait pris part aux guerres d’Indochine et de Corée avant de gagner l’Algérie où l’officier parachutiste déserte pour rejoindre l’OAS. Condamné par contumace à la fin de la guerre d’Algérie, il est exfiltré en Espagne, base de repli des cadres de l’organisation secrète. Puis, dans la foulée, s’installe à Lisbonne. Celui qui prend comme surnom Guérin Sérac voit dans le Portugal salazariste le sanctuaire de la contre-révolution conservatrice contre le communisme international. Lisbonne abrite au mitan des années 1960 une communauté française composée notamment d’anciens cadres de l’Action française ayant fui l’épuration, mais aussi d’anciens membres de l’OAS ayant transité par l’Espagne.
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En 1963, le Portugal est à son tour contaminé par le virus des guerres de décolonisation dans son domaine ultramarin. Guérin Sérac retrouve les officiers portugais qu’il avait formés en Algérie aux techniques de contre-insurrection. À Lisbonne, il forme des unités contre-insurrectionnelles de l’armée portugaise mais il est aussi instructeur auprès de la Légion portugaise, ultras du régime salazariste.
Si une bonne partie de l’opinion publique perçoit l’Estado Novo de Salazar comme un reliquat anachronique et conservateur, à l’inverse, les cercles nationalistes y voient le dernier bastion de l’Occident chrétien. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Salazar est perçu par les partisans de Charles Maurras comme le seul dirigeant européen véritablement « national catholique » (contrairement à Franco). Fuyant l’épuration, des collaborationnistes s’installent à Lisbonne. Parmi eux l’écrivain et journaliste Jacques Ploncard d’Assac. Ce dernier est un intellectuel maurassien, ancien membre du PPF exilé au Portugal à la Libération où il devient l’animateur des émissions en langue française de la Voix de l’Occident, radio du régime salazariste. Il est notamment l’auteur d’une hagiographie de Salazar parue en 1967. Son fils Philippe anime aujourd’hui le cercle nationaliste français. En dépit des convergences intellectuelles entre maurrassiens et idéologues salazaristes, le gouvernement portugais veille à ne pas s’aliéner la France du général de Gaulle avec laquelle il entretient une coopération dans le domaine de la défense et du renseignement de la plus haute importance pour le maintien de son empire colonial.
Convergence des luttes
Vaquant à la formation d’éléments ultras de la Légion portugaise et d’unités de l’armée portugaise, Guérin Sérac réactive les réseaux européens mis en place à la faveur du combat de l’OAS, puis en 1966 fonde l’Aginter Press, un centre d’information sis rua das Praças dans le quartier cossu lisboète de Lapa, à un jet de pierre de l’ambassade de France et du ministère des Affaires étrangères. Bénéficiant au départ de subsides et de la protection de la PIDE, la police politique du régime salazariste, l’officine sera en lien permanent avec les services secrets portugais, espagnols et grecs. Son recrutement s’opère essentiellement auprès d’anciens légionnaires français, de vétérans de la Seconde Guerre mondiale et des guerres d’Indochine. Elle agit pour le compte de plusieurs États occidentaux (infiltration, manipulation de groupuscules gauchistes, etc.), actions psychologiques et opérations de représailles à l’étranger, renseignement contre les adversaires du Portugal. Sous couvert d’une activité d’agence de liaison et de lutte contre le communisme international, elle publie des lettres d’informations confidentielles à ses abonnés en Europe. L’Aginter Press a une branche militaire, ordre et tradition, qui négocie avec d’anciens activistes de l’OAS et les services de renseignement portugais. Elle bénéficie des compétences des activistes formés à l’école de la contre-subversion française.
Deux profils cohabitent au sein de cette officine. D’une part, les officiers français anciens de l’Indochine et de l’Algérie, voire de la guerre de Corée. De l’autre, des intellectuels nationalistes intéressés notamment à l’étude des « techniques de subversion marxiste ». Ces intellectuels avaient formé des groupes d’études et partageaient leur expérience avec leurs camarades européens.
Une officine de barbouzards
Avec une branche politique clandestine « ordre et tradition » basée à Johannesburg dénommée Presenza occidentale, l’Aginter Press étend ses ramifications en Afrique australe et lusophone à Salisbury, Luanda et Bissau ; en Europe (Lisbonne, Madrid, Hambourg, Vienne, et Malmö). Les mercenaires disposent de camps d’entraînement dans le sud du Portugal et en Afrique du Sud pour se familiariser aux opérations de sabotage et de guérilla.
Proche de l’OAS, l’écrivain Jean Brune assume trois années durant la responsabilité de rédacteur en chef à Lisbonne. À l’Aginter Press, trois types de missions sont fixés. Tout d’abord, l’action publique d’information via la publication et la diffusion par abonnements de lettres d’informations confidentielles ; la conduite d’actions psychologiques, de recueil de renseignements et d’espionnage ; enfin le recrutement de mercenaires pour mener des actions armées anticommunistes. Les agents de l’Aginter Press agissent le plus souvent sous couverture de journalistes et de photographes dont certains infiltrent des organisations gauchistes, le plus souvent maoïstes. On remarque une certaine concordance entre les actions menées par l’Aginter Press et celles de la CIA qui conduit son opération Chaos à partir de 1966, en visant à l’infiltration de groupes d’associations et de partis de l’extrême gauche extra-parlementaire en Italie, en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne de l’Ouest. Les services américains appuient discrètement ces militants dans le cadre du plan Gladio Stay Behind, ce réseau otanien destiné à agir derrière les lignes du pacte de Varsovie en cas d’invasion de l’Europe de l’Ouest.
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La guerre froide, la stratégie de la tension et la décolonisation font du Portugal une base de repli pour ces militants qui considèrent que leur combat contre le communisme doit être mené à l’échelle internationale. Ils agiront en Afrique pour le compte de la PIDE, qui les emploie pour des missions de subversion, de déstabilisation pour contrer des régimes « progressistes ». Les résultats étant décevants, le ministère portugais de la Défense se passe progressivement de leurs services, d’autant plus que la propagande antigaulliste dans la presse portugaise et les émissions en français relayées sur les ondes de la Voix de l’Occident provoquent plusieurs incidents diplomatiques.
Maillon de la guerre contre subversive menée contre le communisme
En lutte contre le communisme et le tiers-mondisme, ces mercenaires français et européens constituent une « communauté de combat occidentale » dans un contexte de recomposition des forces internationales et de pénétration sino-soviétique de l’Afrique. Un de leurs objectifs consiste, derrière le paravent d’opération sous faux pavillon (false flag), à saper les structures des États démocratiques sous couverture d’activités communistes prochinoises. Point culminant de la stratégie de la tension, l’attentat de la piazza Fontana à Milan en 1969, faisant 16 morts, auquel les mercenaires de l’Aginter auraient pris part.
Dans cette lutte idéologique et militaire, ils peuvent compter sur la bienveillance du Portugal, de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie, qui à trois verrouillent toute l’Afrique australe. Ils sont soupçonnés d’avoir participé à des opérations d’élimination d’opposants à Salazar comme le général Humberto Delgado, Amilcar Cabral, figure de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap Vert, et Edouardo Mondlane, leader du Frelimo, mouvement indépendantiste mozambicain d’inspiration marxiste. En Afrique, ils se heurtent aux services français et aux réseaux Foccart qui pourchassent les antigaullistes de l’Aginter Press en Afrique.
À la fin des années 1960, des opérations d’infiltration sont menées par Robert Leroy, bras droit de Guérin Sérac, pour fomenter un coup d’État au Congo-Brazzaville en mai 1968, tandis que les mercenaires français offrent leur service à la PIDE dans les actions menées en soutien à la rébellion sécessionniste du Katanga en 1967, contre le régime de Sékou Touré en Guinée Conakry. Un ancien de l’OAS comme Jacques Depret, proche du SDECE, se rapproche avec Moïse Tschombé au Congo pour intervenir au Biafra en 1967. Il recrute notamment des instructeurs français pour l’Angola via l’organisation Occident. Ils entraînent des mouvements antiguérilla bissau-guinéens en Casamance. Le Guatemala et d’autres pays d’Amérique latine sont également inclus dans le champ d’action de l’Aginter Press.
La révolution des œillets qui renverse le régime postsalazariste de Marcelo Caetano déclenche un période de troubles au Portugal, l’extrême gauche étant particulièrement active dans les rangs de l’armée. Y. Guérin Sérac se réfugie en Espagne franquiste où il retrouve son camarade italien, le terroriste Stefano Delle Chiaie. On perd sa trace après la mort de Franco. Il séjourne vraisemblablement en Amérique du Sud avant de revenir en Espagne dans les années 1980. Il meurt dans le Midi de la France en 2022 emportant ses secrets dans sa tombe.
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