<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Une montagne, une guerre et un quadrilatère

30 septembre 2015

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Photo : Ce qui sépare rapproche. Le col de Nathu La (Himalaya) rouvert en 2006. Photo: Conflits

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Une montagne, une guerre et un quadrilatère

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La géographie, l’histoire, les peuples. Les fondements de la géopolitique sont simples. Et compliqués dans le cas de la Chine et de l’Inde, deux civilisations plurimillénaires qui ont eu le temps de se découvrir, de se jauger, de s’éprouver.

 

Il ne faut pas toujours faire confiance aux cartes, ou plutôt il faut savoir les lire. Regardez celles de l’Asie orientale et méridionale. En leur centre trône l’Himalaya, la plus haute montagne du monde qui les traverse en écharpe. Y trouvent leur source des fleuves qui coulent vers l’est comme le fleuve Jaune et le fleuve Bleu (Yangzi) dont les deltas ont vu naître la civilisation chinoise, ou vers le sud comme le Gange et l’Indus le long desquels a éclos la civilisation indienne. De part et d’autre de cette ligne, deux mondes symétriques, pourrait-on croire, et séparés : le mur glacé des hautes montagnes, les forêts hostiles de l’Assam et du Népal central, le glacis du Tibet se dressent comme des obstacles infranchissables qui isoleraient hermétiquement Inde et Chine.

Là où la géographie sépare (un peu…)

Pourtant l’Himalaya ne constitue pas un monde homogène. De petits États subsistent sur ses pentes comme le Népal et le Bhoutan, sans parler du Tibet (ré)annexé par la Chine en 19501951. Les contentieux restent nombreux le long de la frontière qui n’est donc pas si hermétique qu’il paraît. L’islam s’est imposé à l’ouest, l’hindouisme au centre, le bouddhisme au nord et à l’est. La plus haute des montagnes n’est pas différente des autres : comme toutes, elle constitue une zone de contacts et de conflits autant qu’une barrière.

D’ailleurs il n’est pas de montagnes qui ne se traverse ou se contourne. Dès l’Antiquité s’affirment des routes qui relient Inde et Chine, de la route de la soie au nord jusqu’à la route maritime au sud.

 

Photo: Conflits

Les relations remontent à l’Antiquité. Selon Si Maqian (145-90 av. J.-C.) les habitants du Sichuan, au sud-ouest de la Chine, porteraient des vêtements fabriqués dans le « Shendu », un terme dérivé de « Sind » qui désigne alors l’Inde. Les échanges commerciaux se développent ensuite, l’Inde vendant des perles, du corail et des parfums, la Chine de la soie. Ils se doublent de transferts scientifiques – les Chinois traduisent les ouvrages d’astronomie et de médecine venus d’Inde, ils adoptent ses techniques de fabrication du sucre et ils lui font découvrir la soie. Le bouddhisme, né en Inde, se répand en Chine à partir du premier siècle avant J.-C. où il s’implante tandis qu’il disparaît de sa terre d’origine. L’apport le plus emblématique de l’Inde à la Chine pourrait bien être le dragon qui est devenu son symbole et qui dériverait du serpent géant des mythes védiques.

En 1982, Ji Xianlin [simple_tooltip content=’Collected Papers on the History of Sino-Indian Cultural Exchange, Xinzhi Sanlian Publications, Beijing, 1982′](1)[/simple_tooltip](1) évoque une véritable symbiose : « [Les deux pays] se sont éclairés et influencés l’un l’autre… Je pense qu’il en sera de même dans le
futur. Les deux cultures brillantes des deux grands peuples ont éclairé le chemin du progrès de l’humanité. » Un programme pour l’avenir ? L’historien sceptique notera pourtant quelques conflits le long de la frontière du nord, déjà, dont le dernier vit les troupes chinoises piller la capitale des Sikhs, Ladhak (1842).

…L’histoire rapproche

De part et d’autre de l’Himalaya, Chine et Inde suivent deux voies parallèles. Les mêmes étapes se succèdent. Deux des plus anciens foyers de civilisation de la planète, depuis le deuxième millénaire avant Jésus-Christ au moins. Une succession d’empires depuis les Maurya (322 av. J.-C.) et les Qin (221 av. J.-C.) qui tentent d’unifier les deux pays, avec plus de succès en Chine qu’en Inde. Les premières puissances mondiales au XVIIe siècle par la population et l’économie, même si cette réalité ne doit pas être exagérée. Des royaumes ankylosés qui traversent de graves crises au XVIIIe et au XIXe siècles ce qui ouvre la voie à la domination étrangère, Britanniques en tête. Au premier temps de la mise sous tutelle par l’Europe, des « révolutions réactionnaires », selon l’analyse de Marx, celle des Cipayes dans la vallée du Gange et celle des Taïping le long du Yangzi. Deux mouvements de décolonisation et de libération qui entretiennent des rapports étroits, le chinois Sun Yat Sen apportant son soutien au parti du Congrès indien et Nehru rendant visite aux dirigeants chinois en 1939. Des régimes méfiants voire hostiles à l’égard de l’Occident, Nehru en Inde (1947) et Mao Zedong en Chine (1949).

La similitude des destins pourrait faire croire que Pékin et Delhi sont vouées à coopérer au sein d’une grande Asie résurgente, selon la formule de Nehru (resurgent Asia), que nous appellerions aujourd’hui Asie réémergente. En témoigne le slogan à la mode dans les années 1950, Hindi-Chini bhai-bhai (« Indiens et Chinois sont frères »).

Pourtant les divergences restent nombreuses. Retenons-en une qui nous intéresse directement : l’Inde fut réduite au statut de colonie, directe ou indirecte, alors que la Chine fut partagée en zones d’influence. L’Inde doit beaucoup plus au maître britannique, d’abord l’unité du Raj (empire) que les différentes dynasties avaient été incapables de réaliser totalement, mais aussi la démocratie (avec ses limites), l’état de droit, l’administration de l’Indian Civil Service devenue à l’indépendance Indian Administrative Service. Qu’elle le veuille ou non, l’Inde d’aujourd’hui est aussi l’héritière de l’ancien Empire britannique, en Chine le rejet de l’Occident se fit beaucoup plus radical.

Rien n’est plus emblématique que la comparaison de Nehru et de Mao. Le premier, élevé par des nurses anglaises puis éduqué à Cambridge, parle mieux l’anglais que l’hindi ; moderne, il interdit le système des castes (sans grand succès) et s’inspire tantôt de l’URSS, tantôt des pays capitalistes ; son athéisme l’éloigne de la grande majorité de ses compatriotes. Mao est marxiste, sans doute, mais surtout révolutionnaire et patriote, lui qui se compare au « premier empereur » Qin. Selon Henry Kissinger, il se caractérise par une foi absolue dans la capacité de résilience du peuple chinois. D’un côté, un membre de la classe supérieure ouvert sur le monde, moderne et modéré ; de l’autre, un révolutionnaire nationaliste qui croit dans le peuple plus que dans les élites.

Modération indienne et offensive chinoise

Les bonnes relations des deux pays au cours des années 1950 ne doivent donc pas tromper. Elles tiennent surtout à la modération indienne. Les relations diplomatiques sont établies en grande pompe en 1950 et Nehru plaide pour l’admission à l’ONU de la nouvelle République populaire de Chine. Lors de l’annexion du Tibet par Pékin en 19501951, elle laisse faire alors même que la Chine ne reconnaît pas sa frontière avec l’Inde. En 1954 l’accord de Panchsheel apparaît comme une concession majeure de Delhi : elle renonce à tous les droits que des traités antérieurs lui avaient conférés au Tibet (comme l’administration des postes). Le politologue Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Inde et du Pakistan ne s’illusionne pas ; cette retenue ne s’explique pas par la convergence de vue des deux nations, mais par la peur que Pékin inspire à Delhi.

C’est que la symétrie de la Chine et de l’Inde de part et d’autre de l’Himalaya est trompeuse. Les centres vitaux de la première sont situés loin à l’est, hors de portée des armées et des avions indiens ; ceux de l’Inde sont beaucoup plus proches de la barrière montagneuse, à commencer par la capitale New Delhi. Au cours de la guerre de 1962, l’armée indienne évitera de bombarder les troupes ennemies par peur de représailles sur ses grandes villes du Nord.

La guerre éclate en effet. Elle trouve son origine dans le tracé des frontières par les Britanniques. À l’ouest, la ligne Johnson (1865) plaçait en Inde le territoire glacé de l’Aksai Chin, d’ailleurs situé au-delà de la ligne de crête et donc difficile à défendre pour les Indiens ; mais des textes ultérieurs [simple_tooltip content=’Ainsi la ligne Macartney-MacDonald de 1899 qui laissait l’Aksai-Chin en Chine et dont Zhou Enlai se réclame dans les années 1950. Les Britanniques n’ont pas utilisé moins de 11  délimitations différentes selon les époques, mais la ligne Johnson est celle qui avait été retenue au moment de l’indépendance.’] (2)[/simple_tooltip] ont compliqué le schéma initial et ont permis à chaque protagoniste de revendiquer la zone. À l’est, la ligne MacMahon, située sur la ligne de crête, fut acceptée par le Tibet lors de la convention de la Simla (1914) mais Pékin ne l’a pas reconnue. La dispute porte cette fois sur l’Arunachal Pradesh (à l’époque appelé North East Frontier Agency).

Dès 1956, les Chinois tracent une route du Xinjiang au Tibet qui mord sur l’Aksai Chin et y installent quelques troupes sans que les Indiens, peu présents on le voit, s’en rendent compte. La répression de la révolte tibétaine en 1959 et la fuite du Dalai Lama accueilli en Inde persuadent Pékin d’aller plus loin. Zhou Enlai propose que l’Inde renonce à ses prétentions sur l’Aksai Chin ; en contrepartie Pékin renoncerait à l’Arunachal Pradesh. Nehru répond avec sa « politique de l’avant » qui consiste en l’installation de postes frontières dans l’Aksai Chin pour isoler les soldats chinois ; les incidents se multiplient. Le 20 octobre, les troupes chinoises mènent une rapide offensive sur les deux fronts de l’est et de l’ouest et s’arrêtent quatre jours plus tard. L’Inde refusant un accord, elles reprennent l’offensive le 14 novembre, jour anniversaire de la naissance de Nehru. Le 19, Pékin proclame un cessez-le-feu unilatéral et se retire volontairement de l’Arunachal Pradesh tout en conservant l’Aksai Chin, cette tour de garde au-dessus de la vallée du Gange.

Pour l’Inde, l’humiliation est totale et la menace permanente.

La guerre de 1962, un événement fondateur

La guerre sur le toit du monde dura peu de temps et resta limitée. Elle date de plus de 50 ans. Ses enseignements et ses retombées n’en sont pas moins considérables.

Elle démontre l’importance que la Chine accorde au Tibet ; Pékin interprète la « politique de l’avant » comme une remise en question de ses frontières, ce qui rappelle le « dépècement » humiliant opéré autrefois par les Européens et les Japonais.

Elle révèle le double langage des dirigeants indiens. Ces derniers mettent en avant leur posture morale, mais ils sont vus par Mao comme de nouveaux impérialistes qui ont annexé brutalement la colonie portugaise de Goa en 1961 et qui entraînent une « force armée tibétaine » ; une provocation aux yeux des Chinois. Pire, au lendemain du conflit, le Defence of India Act permet d’interner « toute personne d’origine hostile », en clair les Indiens d’origine chinoise ou mariés à une Chinoise. Les derniers seront libérés en 1967 et des restrictions à leur liberté de circulation dureront jusque dans les années 1990.

Elle met fin aux illusions de l’ère Nehru qui démissionne en 1964. Le manque de préparation de l’armée indienne a été flagrant. Les dépenses militaires, longtemps modestes, se mettent à augmenter.

Elle conduit les dirigeants indiens à se focaliser sur la menace du nord, d’autant plus que les combats au Cachemire avec les rebelles musulmans soutenus par le Pakistan s’intensifient et débouchent sur une guerre en 1965. Pour mieux fortifier la frontière, le Sikkim est annexé en 1975 (à sa demande). Delhi redécouvrira l’importance de son flanc sud, l’océan, dans les années 1980 et 1990, au moment où la Chine commencera à y faire irruption.

Pendant le conflit, l’URSS et les États-Unis sont trop occupés par la crise de Cuba pour intervenir et Pékin a sans doute profité de cette opportunité. En paroles, tous deux soutiennent l’Inde. Voilà qui renforce le complexe obsidional d’une Chine isolée de tous côtés.

Pour conjurer la menace elle se tourne vers le Pakistan (avant de s’entendre avec Washington). Rien ne semblait prédisposer les deux pays à ce rapprochement, ni la confrontation idéologique entre le communisme athée et l’islam ni les contentieux frontaliers hérités, là aussi, de la période coloniale. Le Pakistan avait même proposé à l’Inde d’agir en commun pour défendre leur frontière nord. Mais c’est avec Pékin qu’il finit par s’entendre et le traité de 1963 fixe la frontière entre les deux pays.

Du coup, c’est l’Inde qui se retrouve entourée d’ennemis sur toutes ses frontières terrestres – au nord par la Chine, à l’ouest par le Pakistan occidental et à l’est par le Pakistan oriental. Il s’y ajoute les insurrections parmi les tribus du nord-est et surtout à partir de 1967 la révolte naxalite, d’obédience maoïste, dans les campagnes de l’est du pays, toutes deux encouragées par Pékin, sans oublier plus tard la guérilla maoïste au Népal. Comment ne pas devenir paranoïaque ?

Le jeu des États-Unis est particulièrement complexe. À la demande de Nehru, ils envisagent de fournir un appui aérien à Delhi pendant le conflit, puis y renoncent. Le président américain Johnson pensera même lui transférer des technologies nucléaires. Ces hésitations font penser aux volte-face successives de Washington au Proche-Orient depuis les années 2000. Confrontés à un monde trop compliqué, incapables d’être l’ami de tous, les États-Unis tergiversent ; ils ne veulent pas rompre leurs relations avec le Pakistan, un allié stratégique à la charnière de l’Asie occidentale et méridionale. Du coup, Delhi se tourne vers Moscou qui devient son plus solide allié après la signature du traité de 1971. Encore aujourd’hui ces relations sont sans doute les plus confiantes de celles que Delhi entretient et Moscou reste son principal pourvoyeur d’armes malgré les efforts de Washington.

Un rapprochement rugueux

Depuis, bien des événements ont influencé les relations entre la Chine et l’Inde : le rapprochement entre Pékin et Washington, la chute de l’URSS, les succès économiques chinois ont encore affaibli la position de Delhi. L’Inde a réagi en réformant elle aussi son économie, en cherchant de nouveaux alliés comme Israël et les États-Unis, en développant son effort militaire. Dix ans après la Chine (1964) elle se dote de l’arme nucléaire (1974). Ses victoires sur le Pakistan, en 1965 et 1971 mais aussi en 1999 à Kargil, conduisent à relativiser la menace de l’ouest, d’autant plus que Pékin n’intervient pas directement pour aider son allié et que la guerre de 1971 se conclut par la sécession du Pakistan oriental devenu Bangladesh.

Les relations exécrables entre Delhi et Pékin se réchauffent à partir du milieu des années 1970 ; la disparition de Mao Zedong et l’affaiblissement du parti du Congrès d’Indira Gandhi y contribuent sans doute, comme plus tard la fin de la guerre froide qui vide de tout contenu idéologique les rapports entre les deux pays et fait disparaître la menace soviétique qui pesait sur la Chine. En 1976, les relations diplomatiques sont rétablies. En 1988 Rajiv Gandhi se rend à Pékin. Un groupe de travail commun est mis en place pour étudier et pacifier les problèmes frontaliers ; les troupes sont réduites, des consultations régulières prévues entre les commandants sur le terrain préparant « l’accord sur le maintien de la paix et de la tranquillité le long de la LoAC (Line of Actual Control ou Ligne de contrôle effectif) » (1993) confirmé en 2005 en même temps qu’un partenariat stratégique est établi entre les deux pays.

 » Les relation exécrables entre Delhi et Pékin se réchauffent a partir du milieu des années 1970. La dispariation de Mao Zedong et l’affaiblissemeny du parti d’indira Gandhi y contribuent »

Des textes sont signés pour développer les échanges commerciaux et technologiques. Tout se passe comme si la question des frontières était mise entre parenthèses au nom du développement économique qui est devenu la préoccupation principale des deux pays. En 2006, le col de Nathu La, principale voie d’échanges terrestres, est rouvert. Les visites réciproques de dirigeants se multiplient. L’Inde va jusqu’à « reconnaître » en 2003 que le Tibet est « une partie du territoire de la République populaire de Chine » ce qui satisfait la revendication majeure de Pékin.

Les motifs d’inquiétude ne disparaissent pourtant pas. La Chine proteste contre de nouveaux essais nucléaires indiens (1998). Les incidents frontaliers sont réguliers, ainsi pendant la visite de Xi Jinping à Narendra Modi en septembre 2014. Par ailleurs, Pékin n’a toujours pas reconnu l’annexion du Sikkim par l’Inde et elle réaffirme régulièrement ses droits sur l’Arunachal Pradesh. Provocation ou maladresse, lors de la visite de Modi à Pékin, la télévision chinoise diffuse une carte de l’Inde privée de ce territoire ! Quand l’Inde se met à regarder vers le sud, en direction de cet océan qualifié d’« Indien », c’est pour y retrouver la Chine qui déploie son « collier de perles » et qui installe en Birmanie des radars capables de surveiller les îles Andaman et Nicobar appartenant à Delhi. Même les relations économiques ne sont pas pour rassurer, le déficit de l’Inde ne faisant qu’augmenter et les deux pays devenant rivaux pour leur approvisionnement en matières premières tandis que l’Inde entend développer son industrie pour rivaliser avec la Chine sur les marchés étrangers.

Avantage Pékin?

Faut-il penser que les relations entre les deux pays restent caractérisées par un profond déséquilibre ? Pour Pékin, comme pour l’URSS autrefois, « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable », semble-t-il. Elle donne l’impression de mettre la pression dans tous les domaines, alors que Delhi paraît vouloir éviter l’affrontement à tout prix.

Cette vision des choses est pourtant simpliste. L’Inde a trouvé des parades. Elle cherche à sortir du « cul-de-sac sud-asiatique » et lance une Look East Policy pour développer ses liens avec l’Asie du Sud-Est. Elle compte, aujourd’hui comme hier, sur ses bonnes relations avec Moscou et surtout sur son récent rapprochement avec Washington. En 2008, le Congrès américain valide un accord sur le nucléaire avec l’Inde ; signé pour 40 ans, il met fin à l’embargo qui datait de 1974 et permet la vente de technologies et de combustible nucléaires à des fins civiles, alors que l’Inde n’a pas signé le traité de non-prolifération et n’autorise pas l’inspection de l’Agence internationale de l’énergie sur la totalité de ses sites. La concession faite à Delhi est exceptionnelle. Elle démontre les inquiétudes que Pékin suscite aux États-Unis.

L’Inde devient une pièce importante dans le nouveau containment que la Maison-Blanche s’efforce de mettre en place afin de contrer la puissance chinoise. Les exercices militaires avec le Japon ou l’Australie, autres pièces importantes du dispositif américain, se multiplient. Parallèlement l’Inde se rapproche d’Israël qui partage sa crainte du terrorisme islamiste, elle renforce ses liens avec l’Iran et l’Afghanistan en une sorte d’alliance de revers contre le Pakistan.

La quadrilatère asiatique

Les choses sont claires. Inde et Chine sont rivales, et l’Inde n’est pas si dépourvue.

Chine et Inde ont pourtant des raisons de coopérer et des intérêts communs. Elles participent toutes deux au groupe des BRICS. Pékin a souhaité que Delhi devienne cet été membre de l’Organisation de coopération de Shanghai comme Delhi l’avait admise comme observateur au sein de l’Association d’Asie du Sud pour la coopération régionale (SAARC). Les deux capitales partagent des points de vue identiques sur des sujets comme l’environnement, la libération des échanges ou la crise financière de 2008. De façon générale, elles dénoncent un ordre mondial organisé par les États-Unis et se montrent attachées à leur souveraineté que pourrait menacer un « néocolonialisme » monté par les Occidentaux au nom de leurs valeurs, et de leurs intérêts… En coopérant elles peuvent se renforcer mutuellement. En avril 2005, le Premier ministre chinois Wen Jiabao plaidait à Bangalore pour l’entente dans le domaine de la haute technologie. « La coopération ressemble à deux pagodes, l’une est le hardware et l’autre le software. Ensemble, nous pouvons devenir les leaders du monde », avant de conclure que le xxie siècle serait « le siècle asiatique de la haute technologie ». Annonce de ces temps nouveaux ? En avril dernier le fabricant chinois de smartphones Xiaomi a accueilli dans son capital l’indien Raran Tata.

Les relations Inde-Chine s’inscrivent ainsi dans un quadrilatère dont les autres sommets sont les États-Unis et la Russie. Ces quatre nations – on serait tenté de dire ces quatre empires – sont partagées entre la nécessité de développer leurs relations économiques et la méfiance, pour ne pas dire l’hostilité, qu’elles s’inspirent mutuellement, ce qui conduit à des rapprochements toujours fragiles et changeants selon les sujets : Inde et Russie face à la Chine, Chine et Russie, voire Inde, face aux États-Unis, États-Unis et Inde face à la Chine… Plus précisément, la Chine doit rassurer l’Inde pour l’empêcher de se jeter dans les bras des États-Unis et l’Inde doit éviter la confrontation avec la Chine qui la rendrait otage de Washington. Sans qu’aucun de ces pays soit dupe des arrière-pensées de l’autre.

Le lecteur notera que l’Union européenne est absente de ce nouveau « grand jeu » dont dépend l’avenir de l’Asie et même du monde. Voilà au moins une nouvelle qui réunira Chine et Inde dans une même jubilation : le retrait de l’Europe efface deux siècles d’humiliation.

 

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Pascal Gauchon

Pascal Gauchon

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