Le thème des Empires, fait l’objet, ces dernières années d’un vif regain d’intérêt. Pas seulement sous l’angle, un peu galvaudé du « retour des empires », titre en effet commode qui fait les délices des media. En fait du fait de son épaisseur historique, l’organisation impériale a été une forme durable et répandue d’organisation du pouvoir, très souvent sur des vastes espaces dans lesquels régnait la pax impériale. Mieux comprendre ce phénomène multiforme, tel est l’objectif de l’historien britannique Darwin, au nom prédestiné pour ausculter les évolutions impériales au cours des siècles…
La mort de, Timour Lang, qui signifie Timour le Boiteux, dit Tamerlan en 1405 est un tournant dans l’histoire du monde. C’est à partir de ce constat que John Darwin, professeur à l’université du Nuffield College d’Oxford se livre, dans la tradition anglo-saxonne à un vaste panorama de l’histoire globale des Empires, conçus pendant des siècles, comme la construction politique et géopolitique la plus achevée qui soit, ce qui nous vaut des développements souvent brillants, toujours stimulants. Tamerlan fut en effet le dernier d’une suite de « conquérants du monde » dans la tradition d’Attila et de Gengis Khan à tenter de placer toute l’Eurasie – « l’île monde », où se situe le Heartland – sous la domination d’un seul grand empire. Gardons à l’esprit que cet empire mongol au faîte de sa puissance qui atteignait 33 millions de km², fut le plus vaste de l’histoire, même si on peut discuter de la nature du pouvoir réel qu’il exerçait réellement sur d’aussi vastes étendues.
Cinquante ans après sa mort, les États littoraux de l’extrémité occidentale de l’Eurasie ceux du Rimland de Spykman, Portugal en tête, suivi des Pays-Bas, puis de l’Angleterre et de la France se lançaient dans l’exploration des routes maritimes qui devaient devenir les nerfs et les artères de grands empires maritimes. Ce livre est l’histoire de ce qui s’est passé ensuite. C’est une histoire qui peut paraître familière, jusqu’à ce qu’on la regarde de plus près. L’ascension de l’Ouest vers la suprématie globale par le biais de l’hégémonie impériale et économique est une des clés de voûte de notre connaissance historique, de ces choses qui nous aident à organiser notre vision du passé. La conquête territoriale et la technique industrielle étaient les deux traits caractéristiques de la nouvelle affirmation européenne par rapport au reste de l’Eurasie.
L’apparition de ce déséquilibre avait une troisième dimension. C’est à ce moment-là que les Européens ont formulé l’idée que leur civilisation était supérieure à toutes les autres, pas seulement d’un point de vue théologique, mais intellectuellement et matériellement. L’auteur laisse de côté la question de savoir si cette revendication était fondée ou non. Le point important lui paraît la volonté des Européens d’agir comme si c’était le cas, qui s’exprime dans leur zèle à collecter et classer les connaissances rapportées des autres régions du monde, et dans l’arrogance avec laquelle ils adaptaient ces connaissances à un cadre de pensée qui les plaçaient eux-mêmes au centre du monde. L’annexion intellectuelle de l’Eurasie non européenne a précédé l’établissement de la domination physique. Elle est illustrée à la fin de notre période (plus tôt si on prend en compte l’expédition d’Égypte des Français) par l’ambition de « refaire » certaines régions d’une histoire globale des empires l’Afrique et de l’Asie comme on avait « fait » le Nouveau Monde. L’idée repose en définitive sur la conviction extraordinaire que seule l’Europe est capable de progrès dans l’histoire et que le reste du monde attend dans un « état stationnaire » d’être éveillé par l’Europe prométhéenne.
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Quand les empires de l’Europe disparaissent, ils sont remplacés par de nouveaux États postcoloniaux à la façon dont l’Europe elle-même devient une partie de « l’Ouest » (the West), ou de l’Occident, une ligue mondiale dirigée par les Américains. John Darwin cherche à montrer que la transition du monde de Tamerlan au nôtre fut en fait plus disputée, plus incertaine et plus aléatoire que ne le dit la légende. L’Europe est ainsi replacée dans un contexte plus large : celui des édifications d’empire, d’État et de culture des autres parties de l’Eurasie. Il démontre que le déroulement, la nature, l’échelle et les limites de l’expansion de l’Europe se comprennent le mieux et que cela rend un peu plus clair les origines de notre monde contemporain. Ce livre n’aurait pas pu être écrit sans l’énorme volume de travaux nouveaux sur l’histoire « globale » et sur les histoires du Moyen-Orient, de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est, de la Chine et du Japon rédigés au cours des vingt dernières années. Les historiens ne se sont pas mis d’un coup à insister sur la nécessité d’adopter une vision globale du passé. C’est une tradition qu’on peut faire remonter à Hérodote. L’investigation systématique des liens entre les différentes régions du monde est une approche relativement récente. Comme l’écrit Frederick Teggart dans Rome and China (Berkeley, 1939), « On ne peut pas étudier véritablement le passé si on ne se rend pas pleinement compte que tous les peuples ont des histoires, que ces histoires se déroulent simultanément et dans le même monde, et que la démarche de les comparer est le début de la connaissance ». W. H. McNeill a entrepris de répondre à ce programme de façon monumentale dans The Rise of the West (Chicago, 1964), L’ascension de l’Occident, dont le titre illustre la hauteur de vue et la subtilité. Ces derniers temps, l’effort fait en matière d’histoire globale et non occidentale s’est considérablement développé. Notamment à cause de l’impact économique, politique et culturel de « notre globalisation ». Les diasporas, les migrations, les échanges sociaux et culturels qui se sont considérablement diversifiés et multipliés ont suscité partout une tradition historique « mobile », « antinationale » et de la libéralisation partielle d’un certain nombre de régimes politiques. L‘histoire des diasporas chinoise, indienne, arménienne, pour ne pas parler de la juive, a enrichi notre regard sur bien des régions du monde. Le bassin des Caraïbes, le montre à l’évidence. De nouvelles perspectives, de nouvelles libertés, de nouveaux lecteurs demandeurs de nouvelles interprétations historiques ont alimenté un foisonnement de publications historiques. Tout ceci a conduit à ouvrir de nouvelles vues sur le récit de l’expansion européenne. Il est devenu plus facile qu’il y a une génération de voir que la trajectoire de l’Europe vers le monde moderne a beaucoup de traits communs avec les évolutions sociales et culturelles qui se déroulent ailleurs en Eurasie et que l’accession de l’Europe à la prééminence s’est produite plus tard et de façon plus longtemps.
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Il se peut, conclut l’auteur que nous nous trouvions au seuil d’une grande mutation géopolitique, économique et culturelle, j’ajoute volontiers technologique et numérique, qui semble décisive, d’une portée au moins aussi large que la révolution eurasiatique de la fin du XVIIIe siècle. Si c’est le cas, il ne fait pas de doute que les conséquences en seront très variables selon les endroits. Car l’histoire de l’Eurasie laisse penser que, si les innovations dans l’art de la guerre et du gouvernement, les nouvelles techniques de production, les nouvelles pratiques culturelles et les nouvelles croyances religieuses se diffusent d’un bout à l’autre de l’ancien monde et circulent dans les deux sens, il n’y a en revanche jamais eu de consensus sur ce qu’était la modernité ou sur ce qu’être « moderne » voulait dire. L’exemple de la Chine saute aux yeux, après le siècle de l’humiliation (1850-1950) voilà venu le siècle de l’affirmation ou de l’hégémonie. Mais si la Chine a modernisé sa technologie et son économie, son système politique est resté pour les Occidentaux prémodernes. Les forces qui ont modelé les cultures et les systèmes politiques des divers pays ont toujours été extraordinairement complexes. Elles n’ont jamais eu pour effet d’homogénéiser le monde mais de lui conserver de la diversité. Ce que nous appelons actuellement globalisation est considérée pour l’auteur comme la résultante d’ententes récentes, tantôt tacites, tantôt formelles, entre les quatre grands empires économiques qui se partagent le monde contemporain : l’Amérique, l’Europe, le Japon et la Chine. C’est pourtant une approche trop générale qu’il conviendrait d’affiner et de relativiser. Si la domination économique des Etats-Unis, qui remonte aux années 1880, est réelle, celle du Japon n’a été, semble-t-il que temporaire, même si l’Archipel reste toujours la troisième économie mondiale. Mais déjà, se profile l’Inde, dont le PIB vient de dépasser celui de la France.
Quant à l’Europe, de quoi parlons-nous ? Cela pose encore une fois la question de la Russie, pays eurasiatique par excellence, héritier en un sens des précédents empires eurasiatiques. Mais s’il existe une régularité historique déductible d’une longue observation du passé, c’est que l’Eurasie est réfractaire à l’uniformisation au sein d’un seul système, au pouvoir d’un souverain unique ou d’une seule norme. Sous cet angle, nous vivons toujours dans l’ombre de Tamerlan, ou plus exactement dans l’ombre de son échec. Voilà une bien curieuse conclusion. Fallait-il souhaiter son succès ? Selon René Grousset, Tamerlan « représentait la synthèse de la barbarie mongole, et cette étape supérieure du besoin ancestral de meurtre perpétué au service d’une idéologie abstraite, par devoir et mission sacrée ». Selon Gabriel Martinez Gros « son souci est d’éviter la naissance de formes impériales rivales » et pour cela il pratique « une sorte d’extermination préventive » dans les territoires qu’il juge non-tenables. Avec toute son horreur, il convient d’avouer que cette visée stratégique a fait bien des émules si on remplace « territoires non tenables » par « races inassimilables » ou « classes sociales ennemies » … C’est dire l’ampleur des réflexions de John Darwin, qui ouvre bien des perspectives, soulève bien des questions et lance bien des hypothèses.