[colored_box bgColor= »#f7c101″ textColor= »#222222″]Introduction au dossier « Une autre Europe est-elle possible ? », Conflits n°21 (avril-mai-juin 2019).[/colored_box]
Emmanuel Macron a fixé l’enjeu des futures élections européennes : Europe fédérale où les États européens renonceraient à une part de leur souveraineté, ou Europe des nations qu’il accuse les « nationalistes » ou les « populistes » de vouloir ressusciter alors que son principal promoteur, le général de Gaulle, est mort deux fois, la seconde trahi par ceux qui se disent encore gaullistes. Pourtant l’idée d’une Europe des nations, ou si l’on préfère d’une Europe confédérale, ressurgit depuis peu. Derniers soubresauts des États-Nations, ou aporie d’une dynamique intégrationniste qui atteindrait ses limites ?
La construction européenne s’est engagée dans un contexte politique et économique précis. Elle était contrainte par la division de l’Europe, par la menace soviétique, par la souveraineté des États-nations. Tout a changé dans les années 1980 mais les opportunités n’ont pas été saisies.
Lorsque la construction européenne est lancée, dès 1950 avec la CECA, elle rassemble six pays groupés autour de l’axe qui court d’Anvers à Gênes. Leur niveau de développement est proche, à l’exception du Midi italien. Leurs systèmes politiques, économiques et sociaux sont les mêmes. Leurs valeurs les unissent : les « pères de l’Europe », pour la plupart chrétiens – Adenauer, Monnet, Schuman, de Gasperi –, ne doutent pas que les racines du continent sont chrétiennes. Les socialistes-démocrates leur prêtent la main et, d’une certaine façon, les renforcent : ne se réclament-ils pas d’un État-providence qui décline sur un mode laïque la charité chrétienne ? Tous se retrouvent dans la même dénonciation du communisme mais aussi du nationalisme qu’ils rendent responsables des guerres européennes. Face à la menace soviétique, ils n’ont pas d’autres recours qu’une alliance étroite avec les États-Unis : dans ses Mémoires, Jean Monnet qui a beaucoup vécu outre-Atlantique n’envisage-t-il pas d’inclure l’Europe et l’Amérique du Nord en un ensemble atlantique unifié qui rassemblerait les peuples de civilisation chrétienne ? Du Huntington avant la lettre, même si moins disruptif.
Les choses étaient simples alors : un ennemi qui servait de repoussoir, un tuteur qui protégeait et dont les succès montraient le chemin à suivre, des frontières imposées – la construction européenne ne pouvait se développer à l’est occupé par Moscou, ni aux pays neutres, ni aux régimes autoritaires du sud ; la seule extension possible concernait le Royaume-Uni mais, déjà, il prenait ses distances. On ne pouvait réaliser que l’Europe de la démocratie, selon la formule de Maurice Faure ; l’Europe de la géographie, jusqu’à la Russie, l’Oural et même au-delà, était interdite.
Quant à l’intégration, des limites strictes avaient été imposées par le général de Gaulle : le compromis de Luxembourg adopté en 1966 maintenait le vote à l’unanimité si une nation le réclamait. Autant dire qu’il existait un droit de veto et qu’un pays pouvait s’opposer à toute mesure qui menaçait ses intérêts vitaux. On n’a pas abusé de ce texte, mais il garantissait, en dernier ressort, la souveraineté des nations. Pourtant, comme l’espérait Jean Monnet, une mécanique était en place qui allait aboutir à un grignotage souterrain de cette souveraineté.
La rupture des années 1980
Tout a changé dans les années 1980. La chute de l’URSS a offert des opportunités exceptionnelles qui émergent dès 1985 lors de l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Est-ce un hasard si l’Acte unique qui fait progresser à marche forcée l’intégration et qui restreint le vote à l’unanimité date de 1986 ? Dans la foulée sera instituée l’Union européenne : elle ne se limite plus à l’économie, comme c’était le cas précédemment, elle prétend s’étendre au politique et même au géopolitique.
Les horizons se sont élargis, il est devenu possible d’intégrer la péninsule ibérique dès 1986, puis les pays neutres (1995), les anciens pays communistes (2004, 2007 et 2013). Surtout les Européens pouvaient rêver d’autonomie par rapport à l’allié américain dont la protection n’était plus indispensable. Avant même l’éclatement de l’URSS, les premiers pas de l’Europe de la défense datent de 1989 avec la création de la brigade franco-allemande. L’affirmation militaire se double d’une affirmation monétaire : le Royaume-Uni entre (très provisoirement) dans le Système monétaire européen en 1990. L’Europe pourrait-elle se défaire de sa dépendance envers le dollar ?
Le traité de Maastricht adopté en 1992 marque l’apogée de ces ambitions. Il lance l’Union économique et monétaire qui débouche sur la création de l’euro en 2002. Il instaure une politique étrangère et de sécurité commune. Symboliquement, l’ensemble ainsi constitué prend le nom d’« Union européenne ». Il se dote en 2000 d’une devise, « Unie dans la diversité », que l’on croirait copiée sur celle que les États-Unis ont adoptée en 1776 : E pluribus unum.
Que reste-t-il de ce « moment européen » ? Loin d’unifier l’Europe, l’euro l’a divisée entre « in » et « out » (membres de l’Union monétaire et non-membres). La chute du rideau de fer a permis la réunification allemande, consacrant son rôle de leader, ainsi que les élargissements qui ont irrité les Russes. Les Américains ont bloqué la création d’une défense européenne indépendante de l’OTAN, c’est-à-dire d’eux. Madeleine Albright, secrétaire d’État de Bill Clinton, a posé des conditions drastiques à la création d’une Europe de la défense : ni découplage, ni discrimination, ni duplication. Les deux derniers termes complètent le premier : les pays membres de l’OTAN sans l’être de l’Union européenne seront traités confusion entre les deux organisations ; l’Europe ne pourra pas créer ses propres institutions ce qui la laisse dépendante de celles de l’OTAN.
On en voit les conséquences ensuite. La France de Nicolas Sarkozy réintègre l’OTAN et cette dernière se confond encore plus avec l’Europe de la défense. Et quand Donald Trump menace de quitter l’OTAN, les leaders européens se récrient et refusent de saisir l’opportunité. Ils craignent d’être abandonnés alors qu’ils auraient pu se réjouir d’être libres. La détestation de Donald Trump autorise aujourd’hui une légère prise de distance des Européens, par exemple en ce qui concerne l’attitude à adopter face à l’Iran. Que le président américain change et tout rentrera dans l’ordre, les Européens reviendront à la maison, comme à l’époque de Barack Obama.
De l’euro-optimisme à l’euro-déprime
Que s’est-il passé ? Plutôt que de se lancer dans de nouvelles aventures, les dirigeants européens feraient bien de poser un temps leurs valises et de réfléchir aux raisons de ce qu’il faut bien appeler un échec, surtout si l’on tient compte de l’optimisme affiché il y a une vingtaine d’années et des problèmes qui assaillent le continent aujourd’hui.
Les années 1980 ne voient pas seulement le délitement de l’URSS, mais aussi l’accélération de la mondialisation. Elle révèle une ambiguïté qui date des débuts mêmes de la construction européenne. Celle-ci entend constituer un ensemble économique homogène, doté d’un tarif extérieur commun qui la distingue du reste du monde. En même temps, dans le Préambule du traité de Rome de 1957, elle se dit désireuse de « contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux ». Les États-Unis, toujours prompts à dénoncer le protectionnisme des autres, l’ont voulu. Ce texte signifie que le futur tarif extérieur commun doit être peu à peu réduit (ce qui s’est produit). Il suppose aussi que les obstacles aux autres formes d’échange devront disparaître à terme. Que devient dans ce cas la spécificité européenne ? Faute de frontières économiques, l’Europe ne risque-t-elle pas d’être dissoute dans la mondialisation avant même d’exister ? (…)
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Crédit photo : Yann Caradec via Flickr (cc)