<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Une approche tactique des guerres irrégulières 

3 septembre 2023

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Guerre d'Espagne, soldat nationaliste. Franco fut maître de tactique.

Abonnement Conflits

Une approche tactique des guerres irrégulières 

par

Abondants sont les écrits sur les guerres irrégulières. Pour glorifier, justifier et bien souvent réécrire l’histoire des protagonistes. Paradoxalement, rares sont les études strictement tactiques sur ces guerres sans fin. Si les historiens sont prolixes pour étudier la tactique napoléonienne ou la blitzkrieg, plus rares sont ceux qui essaient de formaliser les enseignements tactiques de ces combats irréguliers, le plus souvent marqués par une mythologie parfois savamment entretenue.

Le colonel Pierre Santoni enseigne la tactique dans l’armée de terre. Il est l’auteur d’une trilogie tactique, sur le combat en zone urbaine, (L’ultime champ de bataille) avec Fréderic Chamaud en 2016, sur la guerre conventionnelle en 2019 (Triangle tactique) et sur les guerres irrégulières en 2022 (Guerres infinies), publiée aux éditions Pierre de Taillac.

Sortir d’une approche idéologique, moralisatrice, ou même médiatique n’est pas aisé. On oppose immédiatement à l’homme de l’art que la victoire tactique ne veut rien dire dans les guerres irrégulières, car elle est d’abord politique. Sans doute ! Mais pourquoi s’interdire d’emblée une approche militaire et tactique ? Encore faut-il savoir de quelles guerres on parle. Car la caractérisation des guerres irrégulières, guerres d’insurrection, guerres civiles, terrorisme et émeutes en tout genre fusionne dans un inextricable chaos. Soldats, miliciens, partisans et populations, complices ou victimes, se mêlent dans un impitoyable affrontement. Aussi faut-il sortir de l’habituelle litanie des guerres irrégulières pour en faire une analyse tactique la plus honnête possible afin de démontrer que le plus tenace finit par l’emporter.

L’habituelle litanie des guerres irrégulières

Qu’il s’agisse d’une guerre d’insurrection contre une puissance étrangère ou d’une guerre civile, les études tactiques restent souvent assez partielles et surtout partiales. Le guérillero gagnerait parce qu’il est plus souple, plus résistant, plus agile. Paré de toutes les qualités, il défierait une armée régulière dont les chefs, empêtrés dans des tactiques surannées et trop sûrs de leur puissance de feu, se font berner à chaque fois. Comme c’est simple…

Dans la guerre civile, selon le camp que l’on préfère, on est battu car l’autre a déchaîné une inhumaine puissance de feu appuyée par un puissant parti de l’étranger. Au contraire, on est vainqueur, car le peuple a fait le bon choix. Là encore, on reste perplexe devant une telle approche partisane. 

À lire également

Guerre en Ukraine : étude des opérations non conventionnelles

Celui qui réussit à imposer son narratif et donc à remporter la victoire psychologique de l’influence est en position de force. Celui qui réussit à s’organiser le plus vite et à produire rapidement des unités de combat opérationnelles est également en position de force. Avoir un appui de l’étranger, une zone sanctuaire, une organisation tactique résiliente, une logistique adaptée et un système de recrutement fondés sur une ressource démographique disponible comptent pour aligner des partisans efficaces. Tout cela ajoute à l’option de la victoire finale. 

Bien qu’il ne dispose pas de la totalité de l’appareil militaire espagnol, au demeurant assez peu préparé à la guerre, Franco réussit à s’organiser plus vite que les républicains et conserve l’initiative des opérations. Les deux camps pourtant rivalisent d’innovations tactiques encore peu connues à l’époque (combats interarmes en zone urbaine, formations blindées, aviation tactique performante, matériels récents fournis par leurs alliés respectifs, etc.). Le meilleur tacticien est sans doute le général républicain Vicente Rojo, mais le meilleur encadrement de contact1 des formations de la rébellion fera la différence.

Le succès Viet-Minh à Cao Bang est stupéfiant, alignant près de 30 bataillons VM2 contre moins de dix français. La modernisation et l’entraînement du corps de bataille à l’abri dans la zone sanctuaire chinoise va se mêler avec les tactiques de guérilla désormais bien maîtrisées pour venir surprendre et anéantir les colonnes franco-vietnamiennes sur la RC 4.

Ahmad Shah Massoud, personnalité d’exception, organise militairement sa vallée du Panshir en sept zones, réparties en 22 bases (qarâr-gâh), défendues par des mortiers et des canons antiaériens3. Chaque base est armée par des unités locales mahallî, réseau d’observateurs extrêmement efficace. Des unités d’intervention rapide, zorbatî, les frappeurs, sont organisées en sections d’une trentaine d’hommes, dans un rayon d’action de 30 km pour tendre des embuscades ou tenir une position jusqu’à l’arrivée des unités mobiles d’élite (motaharrek). Véritables compagnies d’assaut à structure ternaire d’une centaine d’hommes, elles n’hésitent pas à attaquer le tunnel de Salang et même l’aéroport de Bagram. 

Bataille d’Alger 1956.

C’est la réorganisation profonde de l’armée sri lankaise sous l’influence des colonels Gotabaya Rajapaksa et Sarath Fonseca qui va lui permettre d’abord de résister puis de prendre le dessus sur la redoutable organisation des Tigres tamouls du charismatique Velupillai Prabakaran. Une armée qui doubla pratiquement le nombre de ses bataillons passant de 149 à 284. Une armée de 40 000 hommes qui atteint presque 230 000 à la fin de la guerre4. En la dotant de drones et de formations blindées modernisées, en révisant la doctrine d’emploi de l’infanterie, en développant une aviation et une marine capables de disputer aux Tigres la totalité de l’espace de bataille ; mais aussi en formant un corps d’officiers capable d’encaisser les pertes et de résister aux nombreux attentats du quotidien. On peut y rajouter le capitaine Shavendra Silva, également grand réorganisateur des unités de choc et des forces spéciales. Dans cette lutte sans pitié, pour les combattants comme pour la population, la victoire tactique a été un des éléments importants de la victoire finale.

En faire une analyse tactique et organisationnelle la plus honnête possible

La question du « contre qui » est sans doute la plus difficile. Et d’abord savoir reconnaître les protagonistes d’une affaire par définition opaque. Beaucoup de choses ont été écrites (surtout dans le monde anglo-saxon) sur la supposée hybridité tactique et technologique. Ne faut-il pas plutôt reconnaître une véritable hybridité stratégique nouvelle entre criminels et insurgés ? Cette véritable insurrection criminelle, ce mélange de criminalité et de politique, l’un finançant ou dissimulant l’autre, est peut-être plus importante. Il ne s’agit plus seulement d’acteurs politiques, mais de criminels engagés dans une logique de prédation et de contestation du pouvoir. La revendication politique (quand même elle existe) n’est en réalité qu’un aspect, pas forcément le plus important. L’insurrection aboutie, c’est évidemment l’État criminel qui se pose en seul vecteur de son système de rapines. Et c’est là que généralement les soldats des États westphaliens ont du mal à analyser leurs ennemis. Pour ces acteurs hybrides, il ne s’agit pas en effet de gagner la guerre pour faire la paix, mais de faire durer la guerre pour maintenir le chaos qui favorise la prédation. L’État impartial, fort et résolu à faire régner la paix civile et la justice, empêche la bonne marche des trafics. Le chaos, la violence sociale et civile, sous couvert de lutte armée, favorisent donc l’émergence, et surtout le renforcement, de ces groupes politico-mafieux. Là est sans doute la plus grande rupture avec la guerre froide. « Si le partisan est l’irrégulier de la guerre froide, l’hybride est l’irrégulier de l’ère du chaos.6 »

À lire également

Les échecs de la guerre en Irak en matière de renseignement restent incompris

La question du « avec qui » n’est pas non plus facile. Créer ou réorganiser une armée est le plus souvent la clé de la victoire tactique avant même le début des opérations. Cette création / réorganisation « en marchant » est primordiale. Il faut former ou reformer les cadres de contact et d’état-major (officiers et sous-officiers), mais aussi ceux des formations techniques (pilotes, équipages de chars, artilleurs, sapeurs, etc.). Tandis que d’autres, s’inspirant des technologies duales, peuvent s’adapter au conflit (dronistes, informaticiens, influenceurs, etc.).

C’est seulement à partir de novembre 2015 que les Forces de sécurité irakiennes (FSI) vont reprendre l’initiative. Comme toujours, il a fallu en repasser par une case remotivation-reconstruction avant de penser retourner au combat. Cette « campagne de l’Anbar » voit la résurrection des FSI. Avec le soutien de nombreuses autorités tribales, et un gouvernement enfin conscient du risque, elles se réorganisent, recrutent et forment de nouveaux soldats plus motivés pour reprendre Ramadi en février 2016 puis Falloujah en juin 2016, et surtout Mossoul en juillet 2017. Partout, l’État islamique est acculé à la défensive et le 17 novembre 2017, il perd Rawa, sa dernière grande ville en Irak. 

L’autre question est celle du champ de bataille. « Ou et par où combattre ? » Quand elle est possible, la ligne de séparation, une sorte de limes7, permet d’obtenir de très bons résultats dans les guerres irrégulières. Une séparation physique à travers la création d’une ligne, une clôture, une muraille le plus souvent fortifiée et gardée, pour délimiter les secteurs respectifs afin de priver l’adversaire du bouclier de la population. Cette population à la fois victime et complice des terroristes et des irréguliers de tout genre. Cette séparation, si honnie soit-elle, permet ainsi à une armée, surtout quand elle est peu nombreuse, de tenir plus longtemps en protégeant au maximum ses propres soldats et sa population des attaques, des attentats terroristes, des infiltrations contre les forces loyalistes.

Elle a cependant très mauvaise presse pour beaucoup d’observateurs qui l’associent à une frontière impossible à garder, à une forme honteuse de séparation. Elle a également mauvaise presse chez les militaires qui redoutent « le désert des Tartares 8 ». Le système de la ligne fortifiée requiert pourtant un très haut niveau de coopération interarmes dès les premiers échelons tactiques. L’arrivée des drones et des moyens de surveillance électronique rendent ces lignes désormais presque infranchissables, même aux guérilleros les plus déterminés. Les quelques exemples connus sont généralement des succès tactiques à défaut de faire l’unanimité politique ou stratégique. La demilitarized zone (DMZ) entre les deux Corées, longue de près de 250 km pour environ 4 km de large coupe la péninsule coréenne suivant approximativement le 38e parallèle. Elle est très rarement traversée et permet le maintien du statu quo entre les deux États. La ligne Morice durant la guerre d’Algérie a permis de fixer un certain nombre de combattants de l’ALN en les forçant au combat classique lors des franchissements en force. Plus près de nous, le mur des sables entre Marocains et Polisario est armé par plusieurs milliers de soldats. Les frontières d’Israël sont également fortifiées et gardées en permanence face aux Palestiniens, aux Syriens et au Hezbollah. 

Mais plus que tout, c’est le temps qui est la clé de toute tactique en guerre irrégulière.

Une seule tactique possible : Tenir plus longtemps quand c’est existentiel avec des guerriers hors normes.

Le premier qui se lasse a perdu, pourrait-on dire. Le général Beaufre classe l’insurrection dans la catégorie de la stratégie indirecte. Il parle de « manœuvre par la lassitude9 » soulignant l’importance de la force morale et du temps. Aussi n’est-on pas étonné qu’à ce jeu-là, les démocraties qui croient remporter une guerre d’insurrection extérieure sont, presque tout le temps, battues sur le long terme. Gérard Chaliand se pose la question 10 : « On pourrait raisonnablement se demander si les États-Unis et, d’une façon générale, les pays occidentaux, sont capables de gagner une guerre irrégulière n’engageant pas d’intérêts vitaux [….] » ajoutant « des sociétés relativement prospères, aux démographies très modestes, par conséquent vieillissantes et depuis longtemps en paix, paraissent de moins en moins capables d’accepter la mort, qu’elle soit civile ou militaire [….] les guerres dites asymétriques [….] sont en fait beaucoup moins inégales qu’il n’y paraît si l’on prend en compte le fait que les sociétés plus ou moins traditionnelles, aux démographies vigoureuses, sont capables de payer le prix du sang. »

Malgré tous les mythes colportés sur le sujet depuis 1945, la vérité oblige à dire que, la plupart du temps, l’insurrection, ça ne marche que contre les démocraties et quand ce n’est pas existentiel pour elles (guerres de décolonisation, soutien à un État allié, Irak, Afghanistan, etc.). L’essentiel est conditionné par la capacité à tenir plus longtemps. Et pour cela, il faut que l’enjeu soit existentiel. Alors, l’insurrection en tant que mode tactique est presque toujours un échec. Quand la majorité de la population estime être engagée dans une guerre totale et existentielle, comme c’est le cas en Israël, en Inde, en Colombie, au Pérou, aux Philippines ; comme ce fut le cas en Irlande du Nord, en Malaisie et au Sri Lanka, et dans beaucoup d’autres théâtres d’opération, alors la ténacité de ceux qui n’ont pas le choix est déterminante. « Lorsque l’enjeu est vital, la guerre irrégulière ne suffit pas à bouter l’ennemi, dans la mesure où celui-ci estime être sur son terrain.11 »

Pour tenir plus longtemps, il faut des guerriers exceptionnels, des combattants hors normes. Les guerres irrégulières ne sont pas forcément des guerres de généraux, mais plutôt des guerres d’officiers subalternes et de sous-officiers d’élite. Vont alors émerger des personnalités qui vont s’imposer bien au-delà de la hiérarchie militaire. C’est la guerre des sergents, des adjudants, des lieutenants et des capitaines. Les plus célèbres dans l’armée française sont incontestablement ceux des commandos Nord-Vietnam dont les légendaires personnalités (adjudant-chef Roger Vandenberghe, capitaine Jean-Louis Delayen, lieutenants Charles Rusconi et Michel Romary) hantent encore l’imaginaire militaire de tous ceux qui sont épris d’aventures hors limites, vivant et combattant avec des rebelles ralliés dans les lignes ennemies. 

D’autres, comme le capitaine Jean Nouzille du 94e RI ou le lieutenant François Meyer12 qui ramènent leurs harkis d’Algérie en France, sont restés dans les mémoires de ces temps difficiles.

L’Américain Bob Howard, blessé 14 fois au combat, est proposé trois fois pour la Medal of Honor du Congrès, pour ses opérations sur les arrières au Vietnam. Le lieutenant-colonel John Paul Vann est tellement en butte à sa hiérarchie technocratique qu’il quitte l’US Army pour poursuivre sa mission comme civil de l’Agency for International Development (AID). Il trouvera la mort à bord de son hélicoptère en 1972 au Vietnam. Les Portugais Marcelino da Mata en Guinée ou Francisco Daniel de Roxo dit « Danny » au Mozambique sont de véritables mythes de leur vivant, agissant dans la profondeur des zones rebelles pour les surprendre et s’esquiver dans la nuit.

De telles personnalités peuvent-elles encore émerger de nos jours ? Cela semble bien difficile avec les normes et les contraintes d’aujourd’hui. Le major Jim Gant de l’US Army a défrayé la chronique par ses méthodes peu orthodoxes en Afghanistan avant d’être sanctionné. Seuls les régimes autoritaires semblent produire de l’efficacité tactique à bas prix. Le cas de Qassem Soleimani apparaît comme emblématique. Pendant des années, avec peu de moyens, ce général iranien n’a cessé de harceler les Américains et de soutenir ses affidés en Irak, en Syrie et au Liban avant d’être neutralisé par une frappe de précision sur l’ordre direct du président Trump, le 3 janvier 2020 à Bagdad, preuve s’il en est de sa réputation.

À lire également

Irak, la guerre par procuration des États-Unis

1 On appelle ainsi les cadres qui sont au contact de la troupe pour la commander et la mener au combat, c’est-à-dire les sous-officiers et les officiers subalternes des grades d’aspirant à capitaine.

2 Ivan Cadeau, Cao Bang 1950, premier désastre français en Indochine, Perrin, 2022, p. 179.

3 Michael Barry, Massoud, de l’Islamisme à la liberté, Audibert, 2002, p. 187 et suivantes.

4 Paul Moorcraft, Total destruction of the tamil Tigers, the rare victory of Sri Lanka’s long war, Pen and Sword, 2012, p. 77. 

5 Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, 2017, p. 83.

6 Ibid. Chapitre 1 et 2, p. 31 à 90. 

7 Systèmes de fortifications établis au long de certaines des frontières de l’Empire romain, constituant un véritable chemin de patrouilles. 

8 Cf. Dino Buzzati, Le désert des Tartares, 1940. Traduction 1949 aux éditions Robert Laffont.

9 André Beaufre, Introduction à la stratégie, Armand Colin 1963, « Pluriel », Fayard 2012, p. 155 à 162.

10 Gérard Chaliand, Les guerres irrégulières. xxe-xxie siècle, « Folio actuel », Gallimard, 2008, p. 790.

11 Ibid, p. 785.

12 Le 20 septembre 2021, le général François Meyer est élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur par le président de la République Emmanuel Macron, 

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Revue Conflits

Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

Voir aussi