Un grand moment d’exportation de la pensée française. Entretien avec François Dosse

23 octobre 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Tiré de la couverture de L'Histoire du structuralisme, La Découverte, 1991-1992, de François Dosse

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Un grand moment d’exportation de la pensée française. Entretien avec François Dosse

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On entend partout que la déconstruction et les études de genre nous viennent d’Amérique, mais c’est une erreur de fond. En réalité, la pensée française revient chez elle. Les États-Unis se sont approprié les théories structuralistes françaises et les diffusent aujourd’hui dans le monde. Entretien avec l’historien des courants intellectuels François Dosse pour comprendre l’histoire des idées au XXe siècle et aujourd’hui.

François Dosse est historien, spécialiste de l’histoire intellectuelle, professeur émérite à l’Université Paris-Est Créteil, chercheur à l’IHTP (Institut d’histoire du temps présent). Il est notamment l’auteur de L’Histoire en miettes : des Annales à la « nouvelle histoire » (1987, réédition 2010), Histoire du structuralisme, (1991-1992), Paul Ricœur, les sens d’une vie (1997-2001), Michel de Certeau. Le marcheur blessé (2002-2007), Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée (2007 ; 2009), La saga des intellectuels français (1 & 2 ; 2018), ou encore Pierre Vidal-Naquet. Une vie (2020).

Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux

À la fin des années 1960, les États-Unis ont bruissé d’une appellation désignant un courant intellectuel français : la « French Theory ». Devenu très influent sur le continent américain, le nom est resté. Qu’est-ce qu’exactement que la French Theory ? Quels sont ses fondements et auteurs clés ?

Ce qu’on appelle la French Theory, vient du structuralisme. Très composite. Il est difficile de donner une définition précise.

L’attelage est très particulier. La linguistique fait office de moteur depuis les travaux de Ferdinand de Saussure (début XXe siècle). Suivent ensuite deux disciplines phares : la psychanalyse, se détachant de la médecine pour atteindre la culture littéraire autour de Jacques Lacan, et l’anthropologie avec ses courants parfois opposés, autour de la figure de Claude Lévi-Strauss.

Lévi-Strauss découvre un invariant avec les structures élémentaires de la parenté. C’est exceptionnel dans les sciences sociales, où tout était de l’ordre de l’aléatoire. Voilà qu’un anthropologue trouve dans la prohibition de l’inceste et l’échange des femmes un invariant trans-civilisationnel, trans-périodes. Les sciences-sociales basculent alors vers le domaine des sciences exactes et les intellectuels se tournent vers les thèses de Saussure avec l’arbitraire du signe.

Les idées structuralistes ont aussi un rapport particulier au temps. Ce que j’analyse dans La saga des intellectuels français est le basculement du régime d’historicité, pour reprendre le concept de François Hartog. Un régime d’historicité est le rapport passé-présent-devenir. Jusqu’au XVIIIe siècle, on pensait le futur comme une reproduction du passé. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on pense que le futur doit être différent du passé parce que l’humanité doit tendre vers le progrès. Le XIXe siècle est quant à lui le siècle du futur, où les collectivités sont portées vers un avenir téléologique selon les théories de Kant, Hegel et Marx. On retrouve aussi cette idée chez les libéraux avec le désir de progrès. La Seconde Guerre mondiale fait trembler cette dernière approche, car dans l’esprit de l’époque, après la Shoah, la notion de progrès continu n’est plus convaincante. Certains vont regarder à l’Est, pour chercher un autre monde possible. Privilégiant des invariants, la science plutôt que la croyance, le structuralisme apporte une autre méthode de penser la temporalité, moins diachronique, plus synchronique.

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Comment expliquer le succès des structuralistes ?

Plusieurs phénomènes se jouent dans le succès de cette pensée française. D’abord, l’époque voit l’explosion des sciences humaines et sociales. Elles deviennent la clé explicative de la société, des comportements individuels et politiques. Battu à presque tous les matches, l’entraîneur de l’équipe de France de football a même annoncé vouloir recomposer l’équipe selon « des principes structuralistes ». Jean Pouillon, ethnologue, m’a rapporté cette anecdote qui fait prendre conscience de toute l’importance du structuralisme pour l’époque.

Une autre raison de ce succès est expliquée par le système universitaire français. À l’époque où se développent les théories structuralistes, il est très centralisé. Tout était principalement concentré vers la Sorbonne et son enseignement académique rigoureux, à l’écart des nouveautés. La génération nouvellement inscrite à l’université s’empare du programme structuraliste pour contester l’académisme.

Avant les évènements de mai 68, les confrontations existaient déjà dans le milieu universitaire. Je pense notamment à l’épisode de l’opposition entre Roland Barthes et l’éminent professeur Picard, de la Sorbonne, à propos de la lecture de Racine.

La modernité du système structuraliste portait l’espérance d’une vision scientifique du modèle de société, et a alimenté la contestation universitaire.

Quelle a été l’influence du structuralisme sur mai 68 ?

L’époque du structuralisme est aussi celle de l’interdisciplinarité, brisant la classification universitaire dominante. Les évènements de 1968 et les réformes qui suivront concrétisent tout cela.

Il faut cependant pondérer l’influence du structuralisme sur mai 68. Les icônes du courant intellectuel comme Barthes, Michel Foucauld et autres, étaient engagés à gauche. Mais on ne peut généraliser. Claude Lévi-Strauss était fondamentalement conservateur.

L’une des bases du structuralisme est de nier la pertinence de l’événement, au nom de la structure qui se reproduit. Mai 68 est paradoxal. En assurant le succès des structuralistes, il entreprend sa mise en crise. Car, mai 68 est lui-même un événement !

Cet événement va déplacer les lignes et conduire au délitement du paradigme structuraliste. Après 1968, les icônes du structuralisme elles-mêmes nieront avoir été structuralistes. Lacan le dira. Foucault le dira, alors que son ouvrage qui a eu un énorme succès, Les mots et les choses paru en 1966 était complètement structuraliste. En 1969, dans L’archéologie du savoir, il sort du paradigme pour aller vers d’autres orientations : étude du biopouvoir, généalogie du texte, qui ne sont plus du tout structuralistes. C’est aussi le cas de Roland Barthes. Les intellectuels commencent à prendre en compte la dimension du vécu, de l’affect, de l’oralité, de la mémoire.

Vous qui êtes historien, comment l’histoire a-t-elle vécu le moment structuraliste ?

Pour les historiens la situation était complexe. L’école des Annales assurait une hégémonie de l’histoire savante et s’est inspirée des structuralistes dans le sens du ralentissement du temps. Il s’agissait de raboter les événements pour diminuer leur importance. Les historiens étaient marginaux dans le structuralisme, leur méthode de vouloir contextualiser était considérée comme vulgaire. Mai 68 redonne de l’importance aux historiens qui auront un immense succès à partir des années 1970. Le meilleur exemple est sans doute le bestseller d’Emmanuel Le Roy Ladurie : Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, vendu à 300 000 exemplaires ! Aujourd’hui, la moyenne dans les sciences humaines est de 600 ventes. C’est aussi l’époque des succès de Georges Duby chez Gallimard, Le Goff, Ariès !

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Aujourd’hui, on retrouve le champ des possibles. Il faut se souvenir de cette phrase de Michel de Certeau à propos de l’histoire dans une analyse de mai 68 : « l’événement est ce qu’il devient ». Jusque-là, on travaillait sur les causes et les mécaniques d’un événement à plusieurs niveaux de profondeur. Si l’on part de ce postulat selon lequel un événement est ce qu’il devient, il n’est jamais terminé et se métamorphose dans le temps. Georges Duby l’a bien analysé en 1973 avec la bataille de Bouvines. Il montre les moments d’éclipses de cette bataille, puis sa renaissance pour bâtir le mythe national : c’est l’une des seules batailles que la France a remportées sur l’Allemagne !

Sur les fondements structuralistes, on observe ensuite un autre courant qui cherche à déconstruire. Comment expliquer cette mutation ?

Le grand moment du structuralisme est 1966. Mais, à partir de 1967, puis en 1968, le sens est à la déconstruction du paradigme. Une icône du structuralisme mine pourtant le courant de l’intérieur. C’est Jacques Derrida. Son approche est de déconstruire l’homogénéité de la structure. C’est un point de bascule. En 1966, les États-Unis organisent un grand colloque où se retrouvent les principaux pontes du structuralisme. C’est un grand moment d’importation de la pensée française, mais le processus se fait alors que le structuralisme est en train d’évoluer vers la déconstruction. Ce que les Américains appellent French Theory ou post-modernisme, c’est plutôt le structuralisme façon Derrida. Presque toutes les écoles et universités américaines lisent alors des extraits de Lacan, Barthes, Foucault, Bourdieu, Derrida, etc.

On entend partout aujourd’hui que la déconstruction, les études de genre, la différenciation nous viennent d’Amérique, mais c’est une erreur de fond. En réalité, la pensée française revient chez elle. François Cusset a consacré un livre pour comprendre comment les États-Unis se sont approprié les théories structuralistes. L’Amérique est bien plus cosmopolitique que la France, les sujets liés à la race sont bien plus prégnants, les recherches sur le rapport dominant-dominé aussi, elle a une idée de l’histoire plus mondialisée. Subaltern studies, postcolonial studies, etc, se développent aux États-Unis sur ces fondements transformés.

Je ne vois pas l’approche américaine de la French Theory comme une surpolitisation. J’identifie surtout un terreau communautaire propice aux théories post-modernes : différence, identité collective.

La France plutôt jacobine a un tout autre fonctionnement politique. Elle est plutôt touchée par la montée des mémoires, faute de futur on se tourne vers elles. Défendue par Pierre Nora à partir des années 1980, les mémoires deviennent un terrain sacré jusqu’à la dérive que l’on a connue avec les lois mémorielles, ce que tout historien ne peut accepter. Seuls deux historiens se sont opposés à la loi Gayssot à l’époque, en 1990, Pierre Vidal-Naquet, intellectuel juif qui avait pourtant perdu ses parents dans la Shoah, et Madeleine Reberioux.

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Où en est le structuralisme aujourd’hui ? A-t-il totalement disparu de la matrice intellectuelle française ?

En tant que paradigme unifiant, l’époque est révolue, mais on ne peut pas faire table rase de ce qui a été produit. Cette période a été féconde et demeure encore très actuelle et il est nécessaire de la revisiter. C’est pourquoi j’ai consacré en 1991 et 1992 deux volumes à une « Histoire du structuralisme ».

Aujourd’hui, je me demande si nous n’avons pas basculé dans un nouveau régime mondial d’historicité, car on ne peut plus penser qu’à l’échelle planétaire. Le futur semble reprendre corps, mais il est envisagé de manière catastrophique. Je suis d’accord avec Jean-Pierre Dupuy pour prêcher une certaine clairvoyance, afin d’éviter qu’une catastrophe n’arrive réellement. Non pas comme des Cassandre, mais il est nécessaire d’être un peu catastrophiste justement pour éviter la catastrophe grâce à une action réparatrice des sociétés.

Une dernière question pour pousser la réflexion. L’un des premiers historiens connus de l’humanité, Thucydide, relève dans sa Guerre du Péloponnèse ce qu’on identifie aujourd’hui comme des grands invariants. C’est ce qu’a voulu partager Graham Allison, entre autres. Mais, les événements ont aussi une part d’aléatoire et dépendent des hommes, du hasard. Peut-on prévoir ?

Peut-on prévoir ? Je crois qu’il y a à la fois des événements issus de causes structurelles et des événements aléatoires. Michel Serres l’explique avec la tectonique des plaques qui provoque des événements prédictibles, mais tout autant imprédictibles précisément dans le temps. Les raisons profondes sont déterminables, analysables, mais le déclenchement d’un tremblement de terre, l’amplitude, la localisation sont imprédictibles.

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Photo : Tiré de la couverture de L'Histoire du structuralisme, La Découverte, 1991-1992, de François Dosse

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