Partenaire économique et politique de la Turquie depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine est devenue un atout pour Ankara dans sa relation compliquée avec Moscou. La proximité avec Kiev se déploie dans plusieurs domaines, y compris le plus surprenant… l’ecclésiastique.
Tolga Bilener, enseignant-chercheur à l’université Galatasaray (Istanbul).
Le 21 août 2021, le patriarche grec-orthodoxe d’Istanbul, Bartholomée Ier, était reçu à l’ambassade de Turquie à Kiev où celui-ci s’était rendu en tant qu’invité d’honneur du président ukrainien Volodymyr Zelensky pour participer aux cérémonies marquant les trente ans de l’indépendance de l’Ukraine. La présence du patriarche aux célébrations est interprétée comme un défi lancé à la Russie. Le patriarcat bénéficie d’une primauté d’honneur dans le monde orthodoxe, alors qu’il est situé dans un pays désormais presque entièrement musulman, et joue un rôle délicat dans le bras de fer qui oppose Kiev à Moscou.
La querelle des Églises
Le patriarche œcuménique s’attire justement les foudres d’une partie de ses coreligionnaires, notamment du patriarcat de Moscou, pour avoir reconnu en 2019 l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne. En d’autres termes, d’un point de vue canonique, Kiev ne dépend plus de Moscou. En réaction, l’Église russe multiplie les avertissements envers le reste du monde orthodoxe pour signaler son désaccord avec cette décision. La rupture entre patriarcats est consommée, puisque le patriarche russe Cyrille, très proche du Kremlin, a ordonné de ne plus mentionner le nom de Bartholomée dans les diptyques où sont cités, à la messe, tous les primats de l’orthodoxie par ordre de préséance.
Selon Moscou, la décision du patriarche de Constantinople lui a été dictée, pas forcément par la Turquie, mais les États-Unis, résultat d’une stratégie antirusse dans le cadre du conflit en Ukraine. Celui-ci, déclenché par l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, perdure dans les provinces orientales russophones du pays. Il est vrai que le patriarcat grec-orthodoxe situé dans le quartier de Fener à Istanbul, et dont le primat doit être, selon la loi du pays, un ressortissant turc, a l’oreille des autorités américaines, étant donné le nombre élevé de ses ouailles en Amérique du Nord[1]. Comme l’a montré, d’ailleurs, la visite en Turquie du secrétaire d’État Mike Pompeo, le 17 novembre 2020, où il s’est contenté de rencontrer uniquement le patriarche Bartholomée, alors qu’aucune rencontre avec des responsables turcs n’a eu lieu. Un signe de soutien sans équivoque de l’administration américaine au chef religieux stambouliote. Cependant, le patriarcat bénéficie dans ses desseins diplomatiques sans doute de l’accord, même s’il est tacite, des autorités d’Ankara aussi, alors que celles-ci ont, depuis toujours, considéré cette vieille institution chrétienne comme, au mieux, une nuisance, au pire, une menace intérieure.
Pourquoi les autorités turques laissent-elles alors autant de marge de manœuvre au patriarche, de surcroît pour des initiatives qui fâchent Moscou alors que, d’une part Ankara n’a jamais vu d’un bon œil l’activisme international dudit patriarcat et, de l’autre, la Turquie coopère avec la Russie sur de nombreux dossiers ? Précisément, l’Ukraine fait partie de l’équation complexe entre la Russie et la Turquie dans l’espace mer Noire et la Turquie n’hésite pas à utiliser tous les instruments dont elle dispose pour peser davantage dans cette équation. Dans ce conflit, la Turquie se range clairement du côté de Kiev, même si elle ne participe pas aux sanctions occidentales contre Moscou, démontrant au passage combien la politique étrangère turque actuelle est pétrie d’ambivalences.
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La proximité turco-ukrainienne
La Turquie et l’Ukraine coopèrent dans de nombreux domaines, diplomatique, économique, mais aussi militaire. Ankara n’a pas reconnu l’annexion de la Crimée à l’instar de tous les autres membres de l’OTAN, et s’est montrée particulièrement vigilante quant au sort des Tatars, cette minorité turcophone et musulmane qui constitue environ 10 % de la population de la péninsule. D’ailleurs, une diaspora tatare bien ancrée et politiquement engagée se trouve en Turquie. Ankara est intervenu à de nombreuses reprises auprès de Moscou pour faire libérer certains leaders de cette communauté incarcérés pour avoir critiqué l’annexion de la Crimée, et s’est engagé à construire des centaines de logements dans la région de Kiev pour les déplacés tatars. D’ailleurs, la Turquie entretient des relations étroites avec cette population à laquelle elle a porté régulièrement assistance à travers l’agence TIKA[2] depuis 1992, dans le cadre de sa politique globale envers le monde turcophone.
Les contacts politiques au plus haut niveau sont fréquents entre les deux pays, comme le montre la visite du président turc R. T. Erdoğan en Ukraine en février 2020 suivie de celles du président ukrainien V. Zelensky en Turquie cette même année, en août et en octobre, pour y revenir en avril 2021. Des occasions qui ont servi à souligner que la Turquie appuie la volonté ukrainienne d’adhérer à l’OTAN, mais aussi à signer de nombreux contrats. Sur le plan économique, un accord de libre-échange est en cours de discussion pour stimuler le commerce bilatéral, d’un volume annuel de 5 milliards de dollars actuellement. Par ailleurs, la Turquie soutient et équipe l’armée ukrainienne, en vertu d’un accord de coopération militaire signé en 2016, en lui fournissant des drones armés, les fameux Bayraktar TB2, ce fleuron de l’industrie de l’armement turque en plein expansion. Le pays en a acheté une dizaine depuis 2018 et passé une commande de 48 appareils cette année. D’ailleurs, un joint-venture sera prochainement créé pour fabriquer ces drones dont les moteurs sont déjà produits par l’ukrainien Motor Sich. Kiev compte les déployer dans sa lutte contre les séparatistes de Donetsk et de Louhansk, alors que la guerre menace de repartir de plus belle dans la région du Donbass. D’autres accords ont été signés afin de moderniser les systèmes de défense aérienne ukrainiens par le savoir-faire turc.
Des gestes d’amitié et de coopération ne manquent pas non plus entre les deux pays. Les services ukrainiens coopèrent activement avec leurs homologues turcs pour l’arrestation et l’extradition des personnes recherchées comme terroristes par la Turquie, où le pays a envoyé des avions bombardiers d’eau lors de terribles incendies de forêt qui ont ravagé la Riviera turque pendant l’été 2021. Cette dernière est très prisée des touristes ukrainiens qui ont été 1,5 million à s’y rendre en 2019, et 1 million en 2020, malgré les restrictions de voyage liées à la pandémie du Covid-19. Tous ces domaines de coopération n’empêchent évidemment pas d’avoir quelques litiges, comme l’arraisonnement relativement fréquent des chalutiers turcs accusés de violer l’espace maritime ukrainien, même si ces disputes sont jusqu’ici réglées à l’amiable entre les autorités des deux pays.
La Russie, en toile de fond
La politique turque vis-à-vis de l’Ukraine s’explique par plusieurs facteurs politico-économiques. D’abord, il s’agit là d’une occasion de coopération supplémentaire avec les États-Unis, à un moment où les relations turco-américaines sont au creux de la vague. Ensuite, la Turquie espère utiliser son poids dans le dossier ukrainien comme un atout au sein de l’OTAN, mais aussi afin d’infléchir la position russe dans les négociations bilatérales sur d’autres dossiers, comme la Syrie. Il faut rappeler aussi que la Turquie, en tant que gardien de l’équilibre géopolitique de l’espace mer Noire à travers les dispositions de la convention de Montreux (1936)[3], laquelle définit le régime des détroits du Bosphore et des Dardanelles, ne souhaite pas voir s’établir une suprématie navale russe incontestable dans cette zone maritime enclavée. Enfin, l’exportation de l’armement est désormais une des priorités du gouvernement turc, alors Ankara espère pleinement profiter des revenus générés par des ventes de drones armés à son voisin d’en face.
L’Ukraine est une pièce précieuse de l’échiquier pontique, d’autant plus en raison des relations alambiquées entre la Turquie et la Russie, tantôt alliées, tantôt adversaires. La politique turque vis-à-vis de ce pays charnière permet de voir dans toute sa complexité et ambiguïté la diplomatie du grand écart d’Ankara qui n’hésite pas à faire feu de tout bois pour renforcer sa position sur la scène internationale. Même les querelles de l’orthodoxie.
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Lu à l’étranger – L’Arche russe
[1] La diaspora grecque est particulièrement importante aux États-Unis, tout comme celle de l’Ukraine au Canada.
[2] TIKA, l’Agence turque de coopération et de développement, créée en 1992, a pour objectif d’appuyer les pays et communautés turcophones à travers le monde.
[3] Pour plus de détails, voir Tolga Bilener, « Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie », Annuaire français des relations internationales, volume 7, 2007, p. 750-794.