Ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2016, Jean de Gliniasty est un observateur avisé des relations entre Paris et Moscou. L’invasion en Ukraine a changé la donne de l’ordre européen et a bouleversé la place de la Russie en Europe. Vladimir Poutine applique-t-il « la stratégie du fou » ? Éléments de réponse avec Jean de Gliniasty, qui vient de publier La Russie. Un nouvel échiquier. (IRIS, Eyrolles, 2022).
Propos recueillis par Étienne de Floirac. Retrouvez les ouvrages de Jean de Gliniasty.
Votre dernier ouvrage s’interroge sur la « stratégie du fou » de Vladimir Poutine en Ukraine. Qu’entendez-vous par là ?
La stratégie du fou est celle qui consiste à faire croire à l’adversaire que l’attitude que l’on a n’est pas déterminée par des facteurs rationnels (équilibre des forces, rapport coût/ efficacité, pertes probables par rapport aux gains attendus…). Dès lors qu’intervient un facteur non évaluable et aux conséquences imprévisibles (l’émotion, une vision héroïque ou victimaire de l’histoire, une volonté de vaincre à tout prix…), l’adversaire est déstabilisé et enclin à la prudence. Obama avait dit lors de sa dernière interview à la revue The Atlantic en avril 2016 que la Russie, compte tenu de ses intérêts « centraux » en Ukraine, resterait maîtresse de l’escalade par rapport aux États-Unis pour qui l’Ukraine n’était pas vitale. Il cite, pour la critiquer, la stratégie de « Crazy Nixon » au Viet Nam, laissant croire qu’il irait jusqu’au bout, pour amener les Vietnamiens à la table des négociations. Poutine joue-t-il ce jeu en évoquant indirectement la menace nucléaire ? Il est difficile de le dire, mais il est certain que pour les Russes la question ukrainienne est chargée d’une forte charge émotionnelle.
Pensez-vous que la guerre en Ukraine puisse voir émerger un renouveau dans les relations franco-russes ?
Nous sommes actuellement dans une phase du conflit russo-ukrainien où après de nombreux échecs, l’armée russe essaie non sans quelques succès de s’assurer le contrôle du Donbass et de la zone côtière de la mer Noire jusqu’à Odessa. Si c’est pour préparer une occupation durable, nous entrons dans une longue période de guerre froide plutôt chaude avec un rideau de fer brûlant, au milieu de l’Europe. On voit mal alors le rôle que la France pourrait jouer en dehors d’une solidarité irréprochable avec l’Ukraine et avec ses alliés de l’OTAN. Il n’y aura alors aucun renouveau dans les relations franco-russes. Si la Russie cherche surtout à prendre des gages pour négocier ensuite avec l’Ukraine, la France, et peut-être l’Allemagne, joueront un rôle parce qu’elles ont su conserver un canal de discussion avec Poutine. Mais seul le peuple ukrainien, après ses lourds sacrifices, pourra décider d’un éventuel accord et des compromis qu’il impliquerait, comme l’a dit Zelensky. Il y a aussi le jeu des Américains qui devront choisir de s’accommoder ou non d’un affaiblissement encore très partiel de la Russie. Même en cas d’accord les sanctions ne pourront pas être levées avant longtemps et la France qui a sacrifié beaucoup de ses atouts sur le marché russe (Renault, Rosbank, Schneider…) ne retrouvera pas du jour au lendemain sa place dans l’économie russe. Il reste que Paris a gardé le contact et s’est fait depuis longtemps l’avocat d’une nouvelle « architecture de paix et de confiance « en Europe, incluant la Russie, et sera donc un interlocuteur pour Moscou. Les deux pays pourront alors poser les bases de nouvelles relations. Mais cela prendra du temps.
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Derrière ce conflit se joue le destin d’une grande puissance, la Russie, en même temps que l’équilibre géopolitique mondial. Vers quel nouvel échiquier se dirige-t-on ?
La Russie était sur la voie d’un retour au statut de super puissance avec une croissance économique satisfaisante, de grands équilibres budgétaires et financiers enviables, une dépendance aux hydrocarbures en baisse (30% des ressources budgétaires en 2020), de bons résultats en politique étrangère (Syrie et Moyen-Orient, Afrique, Asie centrale après le retrait américain d’Afghanistan, BRICS…). L’incroyable et sanglante bévue de l’invasion de l’Ukraine a remis en cause ces bons résultats. La Russie risque de se condamner à rester longtemps une « puissance pauvre » comme le disait le regretté Georges Sokolov. En se tournant vers l’Asie et le Sud, la Russie limitera les dégâts. Mais cela prendra du temps et en se coupant de ses bases économiques, intellectuelles et morales européennes, la Russie se privera d’une source de progrès et de développement. Dans le nouveau monde qui se prépare avec la multiplication des pôles de puissances (Turquie, Inde, Brésil, Indonésie…), un bloc occidental autour des États-Unis, et la Chine de plus en plus ambitieuse, la Russie aura du mal à trouver sa place. On ne sait pas si le nouvel échiquier sera un échiquier de dames, d’échecs ou du jeu de Go….
Quel rôle la France devrait et pourrait-elle jouer dans cette guerre qui semble ne plus finir ?
La France a soutenu sans faille l’Ukraine agressée, mais elle a maintenu un canal de négociation avec la Russie partant de l’idée que la guerre concernait avant tout l’Europe et qu’il ne fallait pas laisser aux États-Unis le monopole de la discussion avec Moscou, quand Washington déciderait de reprendre le dialogue. Elle a aussi tenu un langage de vérité sur l’adhésion de Kiev à l’Union européenne et elle a reposé la question de la nécessaire « architecture de sécurité » de l’Europe bien évidemment sortie de l’ordre du jour après l’invasion de l’Ukraine. Nous sommes encore en période de guerre et la parole est aux militaires ukrainiens et russes. Quand les uns et les autres auront décidé de négocier, la France pourra apporter sa contribution à la paix, au sein de l’Union européenne, avec l’Allemagne et dans la reprise du dialogue bilatéral avec la Russie. Malgré les critiques actuelles de ceux qui s’en remettent aux Américains pour la guerre et pour la paix, nous n’avons pas insulté l’avenir et nous saurons, le moment venu, jouer notre rôle.
Sommes-nous encore en mesure d’être un acteur crédible sur la scène internationale et, aujourd’hui, à l’égard de Moscou ?
La politique étrangère française est dans une sorte d’entre-deux. Elle a choisi de passer en priorité par l’Union européenne dont la politique étrangère est dans les limbes, elle a privilégié la concertation avec Berlin dont la politique est plus hésitante depuis le départ de Merkel, elle n’a pas renoncé à jouer son rôle propre, mais elle n’en a pas pris tous les moyens. La question est de savoir quelle est la marge que nous pouvons nous permettre par rapport à l’Union européenne sans en casser la nécessaire solidarité. C’est une situation ambigüe et difficile. L’Union européenne serre les rangs autour du protecteur américain et de l’OTAN ; elle ne comprend pas les préoccupations françaises « d’autonomie stratégique » pour l’Europe ou de maintien d’une marge de négociations spécifique avec la Russie ; l’Allemagne dépend d’une coalition hétérogène dont au moins pour certaines composantes, la coopération avec Paris n’est pas en ce moment la préoccupation majeure. En fait, nous sommes assez isolés même si la réélection du président français lui donne une autorité que n’ont pas ses collègues européens. Quant aux Russes, ils ont été déçus par l’incapacité de la France et de l’Allemagne à obtenir l’application des accords de Minsk 2 dont elles étaient en quelque sorte, avec Kiev et Moscou, les co-parrains. Ces accords signés en février 2015 par les Ukrainiens, à l’époque en situation de faiblesse militaire, étaient favorables aux Russes : ils passaient sous silence la Crimée, ils demandaient à Kiev de voter un statut spécial accordant une large autonomie aux Ukrainiens pro-russes de Donetsk et Lougansk tout en leur donnant la capacité d’influer sur la définition de la politique ukrainienne. Ils ont été dès le début rejetés par les Ukrainiens qui ont demandé l’application des clauses militaires (retrait des forces armées étrangères et retour des forces ukrainiennes) avant les clauses politiques (statut spécial et élections). Les tentatives franco-allemandes d’obtenir l’application de l’accord de Minsk ont échoué et notamment le sommet de Paris en décembre 2019. Force est d’ailleurs de constater que les Russes ont fait peu d’effort de conciliation. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent que les démarches du président Macron étaient vouées à l’échec et que Poutine avait décidé à l’avance d’envahir l’Ukraine : les derniers entretiens de Macron et de Scholtz avec Poutine peu de temps avant l’invasion, n’étaient pas purement et simplement un rideau de fumée. Il est probable que Poutine, qui ne pouvait pas maintenir longtemps deux cent mille hommes sur le pied de guerre, a trop exigé en échange d’un renoncement à l’action militaire. Nous retrouverons certes un rôle, mais en attendant les États-Unis sont l’interlocuteur privilégié désiré par Moscou.
En tant qu’ancien Ambassadeur, pensez-vous que le temps de la diplomatie soit révolu ?
Il n’est jamais révolu sauf pour ceux qui renoncent définitivement à défendre leurs intérêts nationaux ou qui pensent que les solutions de force sont les seules efficaces.
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