Ukraine : la guerre de l’incompréhension totale

13 septembre 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Crédits: Mourad Allili/SIPA

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Ukraine : la guerre de l’incompréhension totale

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La guerre en Ukraine provoque plusieurs ruptures, notamment stratégiques et économiques. En déstabilisant l’Europe, elle modifie l’ordre international et les rapports des nations entre elles. 

Professeur Skander Ounaies,
Université de Carthage (Tunisie)
Ancien Conseiller Economique au Fonds Souverain du Koweït (KIA).

L’invasion de l’Ukraine par la Russie doit être perçue comme une rupture à tous les niveaux. Il s’agit d’un acte grave qui « casse » tous les codes de conduite de la communauté internationale, même si ces codes ne sont pas parfaits : ils ont le mérite d’exister et de contribuer à limiter, autant que possible, les écarts des uns et des autres. Toutefois, cette invasion, qui a surpris tout le monde, n’a certainement pas été décidée, suite à la non- réponse des Etats-Unis d’ Amérique aux questions de sécurité, posées directement par la Russie, et qui n’ont pas reçu, semble-t-il, les explications  claires et directes attendues. En effet, à notre sens, la guerre surprise contre l’Ukraine résulte d’un processus long, jalonné d’incompréhensions mutuelles, entre les Etats Unis d’Amérique, et  l’UE, d’une part, et la Russie d’autre part. Ainsi, un certain nombre de signaux extrêmement négatifs de la part de la Russie, n’auraient pas été appréciés à leur juste valeur. A ce sujet, on peut citer, la seconde  guerre en Tchétchénie menée par Vladimir  Poutine, (1999-2009), ainsi que son discours prémonitoire  lors de la Conférence sur la sécurité à Munich le 10 Février 2007, l’annexion de la Crimée en Mars 2014, la guerre en Syrie (intervention russe qui a débuté en Septembre 2015), et enfin, la situation actuelle au Soudan, et surtout au Mali, avec l’envoi quasi certain du groupe de mercenaires Wagner. Toutefois, ces faits  ne représenteraient que la partie visible de la crise qui affectera de manière durable,  les relations entre la Russie d’une part, et  l’UE et les Etats-Unis d’autre part. On s’intéressera ici principalement, à la relation entre les deux premiers, puisque la guerre se situe en Europe.

En effet à notre sens, il existe, pour chaque acteur, un ensemble de contraintes internes et externes, qui ont abouti à l’incompréhension réciproque entre eux, sachant que ces mêmes contraintes résultent d’un processus dynamique tant historique, que sociétal ou économique, dont l’aboutissement ultime, a été l’invasion de l’Ukraine.

L’UE : une crise existentielle majeure

Au niveau interne, l’UE traverse une crise « existentielle multipolaire »,  qui affecte le bloc  européen, dans sa globalité. Celui-ci  subit de la part des pays qui le composent, des chocs de différentes natures, entre autres, démographique (des pays vieillissants), social (appauvrissement des classes moyennes), sécuritaire (menaces terroristes). Ces mêmes pays ont été confrontés, en outre, à des remises en question sociétales profondes, comme le Brexit, ou actuellement, la montée des nationalismes dangereux, à l’instar de la Hongrie ou de la Pologne. La guerre actuelle, sur le sol européen, venant démontrer de la manière la plus frappante, encore  une fois, l’inexistence de l’Europe de la Défense. Ainsi, le projet européen, lancé par les pères fondateurs de l’Union, se trouve actuellement,  réellement menacé.

Au niveau externe, la relation ambivalente de l’UE avec les Etats-Unis, constitue un premier axe de contrainte. Ainsi, à titre d’exemple, l’affaire des sous marins vendus à l’Australie, marché qui a été siphonné par les Etats-Unis  à la France, pour cause de technologie non adaptée (16 Septembre 2021),alors qu’au Sommet UE/Etats-Unis du15 Juin 2021,avait été lancé un « Conseil de la Commerce et de la Technologie » (Trade and Technology Council, TTC),ayant pour fondement, le partage des  mêmes valeurs, la  promotion de la démocratie et… l’égalité des conditions de concurrence. Malgré la querelle diplomatique entre la France et les Etats-Unis, le TTC se réunira, quand même, pour  la première fois à Pittsburgh, le 29 Septembre 2021, et sa déclaration finale commune pointera, entre autres, l’atténuation des problèmes liés au  commerce mondial, le filtrage des investissements directs (IDE), et le contrôle des exportations de technologie sensible, sans mentionner le pays visé, c’est-à-dire la Chine. Ce pays constituera le second axe de contrainte pour  l’UE, méfiante désormais vis-à-vis de l’agressivité économique de la Chine, puisque les eurodéputés, avaient voté le 14 Février 2019, pour l’application d’un mécanisme de filtrage des  IDE chinois, protégeant ainsi, de fait des secteurs jugés stratégiques, comme l’eau, les transports ou les semi- conducteurs. Ainsi, les Etats-Unis, pays allié et partenaire, et la Chine, puissance mondiale concurrente, constituent, finalement, des axes de « résistance » pour l’UE,  même si le degré de cette «  résistance » est différent selon le pays.

Le dernier axe de contrainte, concerne, à notre sens, la base sud de l’UE, qui pose d’une part, des problèmes relatifs au renouvellement des accords de libre échange, que ce soit pour le Maroc, la Tunisie, ou récemment l’Algérie, devenu fournisseur stratégique de gaz pour la France et surtout pour l’Italie, et constitue d’autre part, un point de fixation avec  la situation politique instable qui perdure en Libye, avec ses effets sur les flux migratoires.

La Russie : une succession   de chocs négatifs et destructeurs

Acteur premier du conflit actuel, la Russie subit également des contraintes internes et externes, qui, semble-t-il  n’ont pas été jugées, à leur réel niveau d’impact par l’UE.

Au niveau interne, deux éléments majeurs vont avoir un effet considérable sur l’évolution de la Russie tant au niveau sociétal, qu’économique. En effet, au niveau sociétal, un courant idéologique nationaliste, issu des années post révolution bolchévique, fondé sur le rejet de l’Europe, avec une double rupture par rapport au monarchisme (russe) et au constitutionnalisme  (occidental), théorisé en 2012 par le philosophe Alexander Douguine, sous l’appellation d’ « eurasisme », servira de fondement à la vision de Vladimir Poutine des relations Russie /Europe. Il s’agissait donc, pour lui, de préserver, par tous les moyens, y compris la guerre, la singularité de la Russie, face à l’hégémonie de l’Europe, et donc de l’Occident, ce qui a été une constante forte observée durant toutes ses années de pouvoir jusqu’à aujourd’hui.

Au niveau économique, l’échec de la politique de réformes engagée par Gorbatchev au milieu des années 1980, ainsi que la chute du mur de Berlin (Novembre 1989), impliquent   l’éclatement de l’ex URSS (Décembre 1991), et par suite, l’application d’une politique de libéralisation de l’économie, dans un contexte d’effondrement total de l’économie soviétique, avec prés de 72 milliards de dollars de dettes totales (publique et externe), menée par Egor Gaidar, et poursuivie ensuite par Anatoly Tchoubais, jusqu’au début de l’année 1996.   Ainsi, et pour reprendre les propos de  l’économiste Robert Boyer «  les tenants de cette thérapie de choc ont semblé ignorer que les institutions du capitalisme se sont forgées dans le temps long, et non pas en réponse aux exigences du court terme » (Economie politique des capitalismes 2015).Il en  résultera deux éléments déterminants pour la Russie naissante, à savoir l’apparition d’une classe d’oligarques qui profitera de la privatisation d’entreprises publiques bradées, ainsi que la baisse du niveau de vie de la majorité de la population, face à l’effondrement des services publics, comme la santé. Ces deux marqueurs ne seront jamais oubliés par Poutine, qui tient l’Occident responsable de la dislocation de l’ex URSS, et en particulier les Etats Unis, avec le programme de « guerre des étoiles » (Initiative de Défense Stratégique) lancé par le président Reagan en 1983, et qui a pratiquement contribué à ruiner l’Etat soviétique, obligé de suivre la course à la technologie.

Au niveau externe, la chute du mur de Berlin, et l’éclatement de l’ex URSS, auront  deux effets majeurs sur la future Russie, à savoir  d’une part, la constitution d’un groupe de pays importants de l’ex Pacte de Varsovie, appelé « groupe de Visegrad » (1991) (Pologne, Hongrie, et ex Tchécoslovaquie),dont la finalité était de préparer leur adhésion à l’UE, ainsi qu’à l’OTAN. Ces deux objectifs seront atteints respectivement en 1999, et en 2004, montrant ainsi le caractère artificiel du COMECON, ex marché commun du bloc de l’Est, et la pérennité dynamique de l’organisation militaire transatlantique. D’autre part, ce dernier point  sera un élément clivant dans les relations entre la Russie et l’OTAN (et l’UE), puisque malgré la promesse faite à Gorbatchev en 1991, l’OTAN aura trois élargissements  majeurs à savoir 1999,2004, et enfin 2020, aboutissant finalement, à trente  pays membres. Ainsi, en l’espace de vingt ans, quatorze  pays, dont une majorité issus   d’Europe Centrale et Orientale (PECO), et situés auparavant sous l’influence russe, auront intégré l’Alliance Atlantique, créant de ce  fait une situation d’opposition permanente entre la Russie, l’OTAN (et l’UE).

Deux visions du monde antagoniques  

Ces différentes contraintes pour les deux acteurs en question, non saisis de manière réciproque à leur juste mesure,  vont générer des situations d’incompréhension mutuelle, et aboutir à un enchainement fatal. En effet, face à la chute du Mur de Berlin, ainsi que la réunification allemande, rupture qui aurait dû  être appréhendée  des deux cotés, comme une praxis, et  qui n’a pas été saisie à sa juste portée, l’erreur de l’UE a été de croire que ses vecteurs de croissance, le marché, la démocratie  et la technologie, seraient dominants  face à l’émergence de nouvelles valeurs en Russie, telles que, la divergence manifeste de culture sociétale,  et surtout le sentiment de survie existentiel, né après la chute de l’ex URSS, et qui se trouvera exacerbé par les différents élargissements de l’OTAN. Ces incompréhensions mutuelles vont, en outre, s’inscrire à l’intérieur d’une dynamique de fin de cycle, fondée essentiellement sur  la fin de la suprématie de l’Occident et surtout des Etats Unis, dans la conduite des  affaires du monde, avec la montée en puissance de la Chine, et son influence grandissante dans la zone indo-pacifique, les différents  krachs  du capitalisme, les crises migratoires, les chocs populistes, la révolution digitale, et enfin la crise sanitaire mondiale.  Cette période de transition instable, à tous points de vue, ne peut être que  source de tensions et de violence, poussant les uns à renforcer leur emprise continentale, comme le couple UE /OTAN, et les autres, les Russes, à remettre en question, et donc refuser,  cette dynamique,  pour exiger un nouveau Yalta, par tous les moyens, y compris la guerre.

L’Europe n’a pas su saisir son avenir à pleines mains lors de la rupture de 1989, elle a voulu renforcer ses acquis de manière statique, sans vision, confortant ainsi l’analyse combien juste de Raymond Aron, qui soutenait que  « la civilisation de jouissance se condamne elle-même à la mort, lorsqu’elle se désintéresse de l’avenir ».

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Skander Ounaies

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Université de Carthage (Tunisie) Ancien Conseiller Economique au Fonds Souverain du Koweït (KIA).
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