<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Union européenne n’a pas d’ennemis

2 août 2020

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L’Union européenne n’a pas d’ennemis

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C’est au nom de la paix que l’idée d’Union européenne a prospéré. Il fallait tourner la page de l’ancien monde : celui des guerres mondiales et des États-nations. Mais peut-on construire un ensemble géopolitique sans avoir d’adversaire ni même de rival ?

 

Le 27 août 1928, Aristide Briand, l’un des précurseurs de l’Europe fédérale, signe à Paris un pacte avec son homologue, le secrétaire d’État américain Franck Kellog. Le texte a pour ambition de mettre tout bonnement la guerre « hors la loi ». « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ! »

Prisonnier de ses généreux principes, Briand reçoit le prix Nobel de la Paix mais doit concéder l’évacuation anticipée de la Rhénanie à l’occasion de la conférence de La Haye de 1929. Les germes de la débâcle de 1940 sont là. Vouloir réduire l’ennemi à un concept dépassé vous ramène à de tristes réalités.

En 1949, l’URSS prend définitivement la place de l’Allemagne comme ennemi principal. Les troupes américaines victorieuses s’installent dans la durée sur le continent. Les grandes nations européennes s’appuient sur l’alliance atlantique tout en maintenant un effort de défense conséquent. Les leçons de l’entre-deux-guerres semblent avoir été tirées. La France développe sa propre force de dissuasion nucléaire. Les Soviétiques n’oseront jamais attaquer de front l’Europe occidentale.

Quand l’URSS s’effondre en 1991, l’Union européenne s’élargit à l’Europe de l’Est, dans le sillage de l’OTAN. La paix mondiale est célébrée. Pour autant, la crise dans les Balkans et la guerre du Golfe inaugurent une période d’instabilité et d’interventions occidentales tous azimuts.

 

Vénus fait la vaisselle

 

Malgré l’échec yougoslave, les nations européennes s’empressent d’« engranger les dividendes de la paix ». Formule prononcée par Laurent Fabius dès le 10 juin 1990 et symptomatique d’une vision du monde économique plutôt que stratégique. La plupart des armées européennes se contentent des missions dites de Petersberg, du nom de la déclaration de l’UEO, faite à l’hôtel éponyme sur les hauteurs de Bonn en 1992. Missions « civilo-militaires » de formation, de coopération ou d’interposition dont les contours politiques s’avèrent assez flous. Il faut « gagner la paix » et non plus « faire la guerre ». S’opère une « division du travail entre les États-Unis, qui “faisaient le dîner”, et les Européens, qui “faisaient la vaisselle” » ironise Robert Kagan dans un article de Policy Review publié en 2002 et destiné à préparer l’opinion à la guerre en Irak. Article qui sera à l’origine de son ouvrage majeur, La Puissance et la Faiblesse. Pour Kagan, l’Europe s’apparente à Vénus, déesse de l’amour, tandis que Mars, dieu de la guerre, inspire l’Amérique. Autrement dit, l’armée américaine détruit l’ennemi et les Européens réparent les dégâts.

En termes d’exercice de la puissance, l’Union européenne se contente depuis lors de sanctions économiques à double tranchant. Pour beaucoup de dirigeants et de conseillers européens, les États-nations sont dépassés. « Le nationalisme c’est la guerre! » s’exclame François Mitterrand à Strasbourg en 1995. Les rivalités modernes se réduiraient à une simple compétition au sein d’un multilatéralisme feutré quoique désordonné. Entreprises, associations, États, organisations internationales, Églises et lobbies seraient autant d’acteurs égaux bien qu’hétérogènes jouant dans la même cour. Participer à l’agenda setting se révélerait plus important (et moins cher) que de bâtir un porte-avions. L’Europe veut être « une puissance douce ».

 

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L’Europe de la Défense portée disparue

 

Seuls la France et le Royaume-Uni tentent de conserver une capacité de projection et d’intervention « en premier » sur un théâtre d’opération. Ce sont les deux « nations-cadres » qui peuvent encore agir en autonomie ou diriger une coalition. Mais pour combien de temps encore ? L’une d’elles est fermement opposée à toute idée de défense européenne et, en principe, quittera l’Union d’ici 2019. L’autre rogne sur ses crédits d’équipement chaque année. Pour le reste, c’est le désarmement général : les crédits de défense dépassent péniblement 1 % du PIB. Le nombre de soldats et de régiments est divisé par deux ou trois en 30 ans. De son côté, Jean-Claude Juncker, dans son discours sur « l’état de l’Union » du 14 septembre 2016, a dévoilé son projet d’un « corps européen de solidarité » dont les jeunes pourront servir les autorités nationales et locales mais aussi les ONG et les entreprises.

Les administrations américaines successives appellent l’OTAN à se réformer et les armées européennes à stopper l’hémorragie budgétaire. 70 % de la défense européenne sont assurés par les États-Unis et les états-majors de l’OTAN sont pléthoriques. On comprend que Donald Trump ait menacé de se retirer pour obtenir une meilleure répartition financière. « Est-ce que l’Occident a la volonté de survivre ? » a lancé Donald Trump dans son discours à Varsovie le 6 juillet dernier. Le président des États-Unis pense que l’OTAN ne sert pas assez ses intérêts. La Maison-Blanche, ou du moins le Pentagone, incite l’alliance atlantique à repousser la Russie aux confins de l’Eurasie et à l’empêcher d’exercer son influence en Europe et dans le monde. L’Amérique a par ailleurs étouffé l’émergence d’un pilier européen de l’OTAN qui serait distinct et donc rival du pilier américain. Les pays européens doivent fournir plus, à condition de rester divisés. À ce titre, la PESD (Politique européenne de Sécurité et de Défense) n’a jamais pu se substituer à l’armée américaine en Europe.

 

A very soft power

 

La seule arme de l’Europe est donc économique et normative. Forte d’un marché unique de plus 500 millions de consommateurs et de la deuxième monnaie au monde, Bruxelles et Francfort pourraient mener une politique commerciale et industrielle moins naïve si elle ne se bornait pas seulement au respect de la libre concurrence. Adversaires du protectionnisme, les dirigeants de la Commission européenne sont les bons élèves de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ils négocient tous azimuts des accords de libre-échange avec des partenaires autrement plus compétitifs en termes de coût du travail et de fiscalité que la majorité des pays européens (Canada, Japon, Chine…). En réalité, l’Europe a adopté la vision allemande des relations internationales : pacifisme humanitaire, tutelle américaine et primauté du développement économique sur la puissance stratégique. L’Europe représente à elle seule 56 % des aides mondiales au développement humanitaire mais seulement 12 % des dépenses militaires (Royaume-Uni inclus).

Le seul ennemi que l’Europe veut bien se désigner est surtout intérieur. La Commission de Bruxelles et la Cour européenne des droits de l’Homme rédigent de nombreux rapports qui pointent les dérives « illibérales » des membres de l’UE. Tandis que le régime turc poursuit son processus d’adhésion, malgré des réticences de plus en plus fortes il est vrai, l’Union a ratifié le 11 juillet 2017 un accord d’association avec la république oligarchique d’Ukraine. Plus au sud, on veut lutter contre le terrorisme sans jamais préciser d’où vient sa matrice idéologique et sans contrôler les frontières.

Le fond du problème, c’est que les pays européens sont malades de mauvaise conscience et de peur. Il est dangereux de désigner l’ennemi : faire des États-Unis ou de la Chine un ennemi économique expose à des représailles, faire de la Russie un ennemi militaire met en place un engrenage qui peut conduire à la guerre totale, faire de l’islamisme un ennemi idéologique peut conduire à une guerre civile. Il est plus prudent d’allumer de petites bougies et de proclamer « Vous n’aurez pas notre haine », ce qui signifie en réalité : « Vous ne serez pas nos ennemis ». Quant à la mauvaise conscience elle se nourrit du sentiment que l’Europe a utilisé autrefois sa puissance au détriment du reste de l’univers. Le continent renonce à la puissance comme on renonce à la violence et au conflit, donc à l’ennemi. Il est devenu profondément pacifiste.

La limite de cette posture est celle de tout pacifisme : si nous rechignons à désigner l’ennemi, l’ennemi ne se refuse pas à nous désigner. Plutôt que d’implorer Vénus, la belle Europe aurait tout intérêt à invoquer les mânes d’Athéna si elle ne veut pas être enlevée brutalement par le Taureau de l’Histoire.

À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.

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