Que le pays soit laïc ou islamique, le renseignement turc œuvre à la même mission : défense de l’État, sauvegarde de l’unité nationale. Plus qu’un simple service secret, il est l’armature occulte de la République.
Banlieue d’Ankara, 6 janvier 2020. Là où jadis ne poussaient qu’herbes jaunies et champs de cailloux, un convoi de quatre-quatre officiel file à toute allure. Au bout d’une allée asphaltée surgit un monumental portail de pierres flanquées de deux tours néoseldjoukides. Recep Tayyip Erdoğan est venu inaugurer la Kale (forteresse), le nouveau siège de l’Organisation national du renseignement (Millî İstihbarat Teşkilatı – MIT). Dans la gigantesque salle d’apparat, décorée de marbre blanc, le directeur du Diyanet (ministère des Affaires religieuses), les bras écartés, prononce quelques mots de bienvenue : « Seigneur aide ceux qui reçoivent et dissèquent les informations pour qu’ils les analysent de la meilleure façon. Aide-les à déjouer toutes intrigues orchestrées par les traîtres extérieurs et intérieurs, tous les ennemis de notre nation et en particulier les organisations terroristes [simple_tooltip content=’This is the content for the tooltip bubble‘](1)[/simple_tooltip]. »
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Les profondeurs de l’État
Depuis sa fondation (1923), la République turque a toujours vécu dans la hantise d’un effondrement brutal. La perte successive de la Turquie d’Afrique, d’Europe et le plan de partage de l’Anatolie prévu lors du traité de Sèvres (1920) ont ancré au sein des élites turques la conviction que la République n’était pas un fait acquis. Ainsi, les services de renseignements turcs constituent l’ossature occulte de la République. Ils sont le fil caché qui, de Kemal à Erdoğan, dessine avec l’armée, l’empreinte d’un véritable État profond (Derin devlet). Leur mission est simple : assurer par tous les moyens légaux ou non la continuité de l’État et donc du fait national [simple_tooltip content=’Eray Göç, Türk İstihbaratının Tarihsel Gelişimi, (Développement historique de l’intelligence turque), Çankırı Karatekin Üniversitesi İktisadi ve İdari Bilimler Fakültesi Dergisi Y.2013, Cilt 3, Sayı 2, ss. 85-111.’](2)[/simple_tooltip].
Cette généalogie secrète plonge ses racines au début du xxe siècle chez les jeunes Turcs qui contestent l’autocratie du sultan Abdülhamid II (1876-1909). Au comité Union et Progrès qui s’empare du pouvoir (1908) se juxtapose un double caché, l’Organisation spéciale [simple_tooltip content=’Kaya Karan, Turk Istihbarat Tarihi: Yildiz Istihbarat Teskilati ve Teskilat-i Mahsusa’dan MIT’e, (Histoire du renseignement turc, de l’organisation de Yildiz et de l’organisation spéciale au MIT), Truva Yayınları, 2008, p. 39-71.’](3)[/simple_tooltip]. Véritable pépinière d’activistes, ses membres, souvent originaires de la partie européenne de l’Empire ottoman, sont imprégnés de la mentalité du Comitadji macédonien. Ce conspirateur barbu vêtu de son kalpak (bonnet de laine), ceinturé d’une cartouchière, amateur de moyens expéditifs, joue aussi bien du révolver que du poignard.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, c’est dans ce vivier rompu à l’action clandestine que Mustapha Kemal trouve ses premiers partisans. Bientôt, les cadres de l’ancienne Organisation spéciale irriguent l’appareil du nouvel État turc. Fondé en 1926, le MAH (Millî Amale Hizmeti – Service nationale de sécurité), calqué sur le modèle allemand, est la matrice directe de l’actuel MIT renommé en 1965. À sa tête, Şükrü Âli Ögel, (1886-1973). Né en Bosnie, il est l’archétype du Turc blanc (beyaz Türk) aux commandes de l’establishment militaro-laïc. Éric Ambler (1909-1998), dans son roman, Le Masque de Dimitrios, brosse sous les traits du colonel Hakki un portrait saisissant du premier patron du MAH : « C’était un homme grand, aux joues maigres et musculeuses, dont le hâle contrastait élégamment avec les cheveux gris taillés à la prussienne. Le front étroit, le long nez crochu, les lèvres minces lui donnaient un air d’oiseau de proie [simple_tooltip content=’Éric Ambler, Le Masque de Dimitrios, Seuil, 1984, p. 17-18.’](4)[/simple_tooltip]. »
Durant un peu plus d’un demi-siècle, replié sur le bastion anatolien, le SR turc se focalise sur une triade d’adversaires bien déterminée : le séparatisme ethnique, le gauchisme, la réaction religieuse. Le début de la guerre froide positionne Ankara du côté occidental. Au niveau mondial, le renseignement turc collabore étroitement avec la CIA qui forme une nouvelle génération de dirigeants. Néanmoins, les moyens restent limités, l’armée demeure l’institution étatique par excellence. Véritable belvédère ouvert sur le Caucase, les Balkans et le Moyen-Orient, les services turcs enchaînent infiltrations et sabotages au-delà du rideau de fer en Bulgarie et en Roumanie. Les Turcs se concentrent particulièrement sur l’agenda nucléaire soviétique et l’ordre de bataille de leurs fusées à courte et moyennes portées [simple_tooltip content=’Egemen Bezci, Turkish Intelligence and the Cold War. The Turkish Secret Service, the US and the UK, I.B. Tauris 2020, p. 137-174.’](5)[/simple_tooltip].
Au niveau régional, la Grèce, bien que membre de l’Alliance atlantique, fait figure d’adversaire. À plusieurs reprises, le MAH organise des attaques sous faux drapeaux afin de stimuler l’opinion publique sur la question chypriote. Enfin, au sein des frontières nationales, les services turcs mènent une lutte impitoyable contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les années 1980-1990 poussent le conflit à son paroxysme. Un jeu triangulaire se dessine. La droite radicale fournit les hommes de main, la pègre l’argent et les informateurs. Les Kurdistes comme les islamistes font les frais de la répression.
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Hakan Fidan : le maître-espion d’Erdoğan
L’arrivée des islamo-conservateurs au pouvoir (2002) marque une rupture. Placé à la tête du MIT, Hakan Fidan (1968-) tranche sur ses prédécesseurs. Proche de la mouvance islamiste, originaire de Van d’une famille aux ascendances kurdes, il jouit de la plus totale confiance d’Erdoğan qui le surnomme sa « tombe ». Dans un premier temps, sa nomination sanctionne la victoire de la mouvance islamiste sur l’establishment militaro-kémaliste. Toutefois, très vite le camp conservateur vole en éclats.
À l’origine, Erdoğan et la confrérie de l’imam Fethullah Gülen avait conclu un pacte [simple_tooltip content=’Ahmet Şık, Paralel yürüdük biz bu yollarda, AKP-Cemaat İttifakı Nasıl Dağıldı ? (Nous marchions en parallèle dans ce chemin : Comment l’alliance AKP-Cemaat a-t-elle explosé ?), Postacı Yayınevi, Istanbul, 2014.’](6)[/simple_tooltip]. Le Parti de la justice et du développement (AKP – Adalet ve Kalkınma Partisi) apporte son inépuisable réservoir de voix et la Cemaat (confrérie), la matière grise indispensable à la bonne marche des institutions. Or, une fois les kémalistes éliminés, les gülenistes qui ont déjà mis sous leur coupe des pans entiers de l’appareil d’État (police, armée, justice, éducation) exigent un large accès au MIT. Sinon, que la police qu’ils contrôlent déjà en grande partie soit dotée d’un service de renseignement digne de ce nom.
Erdoğan conscient du danger d’une mainmise de la Cemaat sur l’État refuse. Aussitôt, une lutte fratricide éclate. Ne pouvant lutter sur deux fronts, les islamo-conservateurs signent un armistice avec la vieille garde kémaliste. D’autant que les purges à répétition font sentir un cruel besoin de personnels expérimentés. À peine sortie de prison, les débris des réseaux Ergenekon [simple_tooltip content=’Les réseaux Ergenekon désignent une nébuleuse composée de militants nationalistes et kémalistes, d’officiers de l’armée et de la gendarmerie, de membres de la pègre, de magistrats, d’universitaires et de journalistes. Démantelés et jugés dans les années 2000, ils étaient accusés de conspirer contre le gouvernement islamo-conservateur.’](7)[/simple_tooltip] entendent le discours suivant :
« Quelque opinion que l’on pût avoir, il faut bien admettre que la Turquie kémaliste a fait son temps. Par ailleurs, du fait de la guerre en Syrie, de l’insurrection kurde ou des manigances des Occidentaux, le pays est en danger. Or, un effondrement ne profiterait pas plus à nous qu’à vous. Ce sont les gülenistes qui vous ont purgés. Vous connaissez leurs accointances avec les Américains. Vos ennemis sont désormais les nôtres. Tous les Turcs doivent remiser leurs différends et se rallier à Erdoğan qui, en dépit de tous ses défauts, n’en est pas moins le seul dépositaire de la continuité historique de notre nation. »
Si autour de l’islamo-kémalisme, l’ancienne et la nouvelle Turquie se réconcilient, une césure idéologique demeure. Jusqu’alors dépositaire de l’héritage d’Atatürk et de sa rigide religion civique laïque, le MIT s’est mué en gardien d’une majorité islamo-conservatrice qui a reçu l’onction des urnes.
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Un service global
Le putsch avorté du 15 juillet 2016 a renforcé la place centrale du MIT. Avec 8 000 fonctionnaires et un budget exponentiel, le renseignement turc fait figure de pilier de la Nouvelle Turquie (Yeni Türkiye). Alors que jusqu’aux années 1990, le MIT faisait figure d’excroissance de l’état-major et donc des cercles militaro-kémalistes, il jouit dorénavant d’une existence propre.
Hakan Fidan veut rompre avec l’autisme stratégique de l’ère kémaliste. « L’intelligence turque doit être capable d’étendre ses doigts sur toutes les parties du globe » martèle-t-il. Des conceptions qu’il a déjà développées dans sa thèse intitulée : Renseignement et politique étrangère : une comparaison entre les systèmes d’intelligence britanniques, américain et turc. Le maître-espion déroule une idée simple. La Turquie n’a pas de véritable service de renseignement. Aveuglés par des menaces domestiques immédiates (PKK, islamistes, gauche radicale), les services turcs n’ont jamais eu de véritable culture du renseignement. En substance, les mentalités doivent changer.
Le MIT doit muer d’un service de contre-espionnage cramponné sur la défense du pré carré anatolien, à celui d’une agence de renseignements global.
Le recrutement constitue la clef de cette chrysalide. Finis les militaires ou les policiers capables d’enfiler des tunnels de rapports aussi précis que vides de sens. Le futur espion turc, outre sa capacité à se projeter hors des frontières nationales, doit être un analyste. La TIKA (Agence turque de coopération et de développement – Türk İşbirliği ve Kalkınma Ajansı), le cadre diplomatique, le Diyanet, mais aussi l’agence de presse anatolienne, renouvellent à partir des années 2010 les cohortes des espions. Afin d’accroître la synergie, une coordination du renseignement voit le jour [simple_tooltip content=’La coordination du renseignement turc regroupe outre le MIT, les agences militaires (gendarmerie, mer, air, mer, bureau de l’état-major général), les agences civiles (service financier, service des télécomunications, le service de renseignement de la police, le département de protection et d’intelligence du ministère des Affaires étrangères). ‘](8)[/simple_tooltip].
À cela s’ajoute un corpus géopolitique nouveau. Ancien élève d’Ahmet Davutoglu (1959-), théoricien du néo-ottomanisme, Fidan estime, comme son maître, que le temps de l’Occident s’achève. Puissance émergente, la Turquie peut, au travers de ses services, participer à la propédeutique d’un monde postoccidental.
À Astana, capitale du Kazakhstan, Fidan négocie avec les Russes l’arrêt de l’insurrection syrienne que la Turquie avait pourtant porté à bout de bras. En retour, les Turcs escomptent toucher de sérieuses contreparties en Libye et plus largement dans toute la Méditerranée orientale.
Continuation de la politique par d’autres moyens, le renseignement a ses propres règles. Hakan Fidan a parfaitement saisi l’enjeu. Face aux États qui savent parler le langage de la puissance, une dure loi d’airain veut que ceux qui ne le pratiquent pas soient toujours faibles.