Dans les Balkans, quasiment tous les pays sont membres de l’OTAN et membres de l’Union européenne ou candidats à son adhésion. Depuis les guerres des années 1990 la zone est donc presque sous contrôle des atlantistes, mais les jours meilleurs promis par Washington et Bruxelles ne sont aujourd’hui toujours pas au rendez-vous. L’Union européenne est certes le plus gros acteur économique de la région, mais ses résultats sont décevants et son rôle politique s’est affaibli. Dans cette situation de flottement, la Russie, la Chine et la Turquie en profitent pour accroître leur influence et leur présence dans une zone stratégique que Bruxelles se révèle incapable de comprendre et de gérer.
La Turquie connaît bien la région qu’elle domina entre le XIVe et le début du XXe siècle et où elle cultive l’idéal de sa « grandeur passée ». Il n’y a qu’à consulter le site internet du ministère des Affaires étrangères turc pour s’en convaincre : « Les Balkans sont une priorité pour la Turquie non seulement d’un point de vue politique, économique et géographique, mais également pour ses liens historiques, culturels et humains avec la région. »
La Turquie, 19e puissance économique mondiale, a un intérêt stratégique dans la région où elle convoite avec beaucoup d’attention le corridor de transport paneuropéen n° 10 qui relie les pays balkaniques entre eux avec l’Autriche et la Grèce et qui est un accélérateur réel de commerce entre la Turquie, les Balkans et l’ensemble de l’Europe. C’est aussi à travers les Balkans que le projet russo-turc « Turkish Stream » acheminera du gaz russe à l’Europe centrale et aux Balkans. Les investissements directs à l‘étranger turcs dans les Balkans sont en croissance, notamment dans l’État autoproclamé du Kosovo, mais ne représentent que 3% du total IDE turc en 2015. Le commerce extérieur entre la Turquie et les Balkans a été quasiment multiplié par dix passant de 2,2 milliards d’euros en 2000 à quelque 20 milliards de dollars en 2019. Ankara est devenue un des principaux partenaires de la région non membre de l’UE. Les entreprises turques y sont particulièrement présentes dans les secteurs stratégiques des infrastructures, de l’énergie, de la téléphonie et de la banque.
Tout en reconstruisant une « diplomatie des mosquées », Ankara cherche à tisser des liens forts avec les autres peuples balkaniques
Ankara multiplie les investissements
La Turquie, membre de l’OTAN, est présente dans l’Eulex au Kosovo et participe régulièrement à des réunions régionales organisées par l’Union européenne. Pour autant elle développe en parallèle sa propre stratégie politique et fait de moins en moins confiance à Bruxelles pour récupérer sa part du gâteau balkanique. La politique de développement actuelle de la Turquie dans les Balkans s’inscrit dans la lignée « néo-ottomane » développée par Ahmet Davutoğlu, professeur, politologue et ancien ministre des Affaires étrangères turc, qui parle des siècles ottomans des Balkans de « siècles de succès ». Ankara a développé en effet une politique de conquête importante dans les Balkans où elle dispose de réels réseaux, malgré plusieurs siècles d’occupation, grâce aux fortes communautés musulmanes de Bosnie-Herzégovine, d’Albanie, de Macédoine du Nord ou du sud de la Serbie. Tout en reconstruisant une « diplomatie des mosquées », Ankara cherche à tisser des liens forts avec les autres peuples balkaniques afin de s’imposer comme un acteur de premier plan dans cette zone pivot.
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Depuis le début de l’année, la Turquie a même signé un accord avec le Monténégro pour la représenter diplomatiquement dans plus d’une vingtaine de pays. Ankara a déjà organisé de nombreuses réunions avec les ministres de la région afin d’améliorer le dialogue régional, accroître la stabilité et attirer des investissements étrangers. En 2010, derrière l’impulsion du président turc Abdullah Gül, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine ont même signé la Déclaration d’Istanbul dont le but est d’assurer la paix régionale. Cela n’empêchera pas le futur président, Recep Tayyip Erdogan, de commettre une véritable boulette quasiment impardonnable pour les Serbes en déclarant que « la Turquie, c’est le Kosovo et le Kosovo c’est la Turquie. » Il dira même : « le Kosovo est mon deuxième pays » et le président serbe Nikolic rétorquera qu’il s’agissait là d’une « attaque sans armes ».
Gloires passées, rêves d’avenir
La politique « néo-ottomane » ne consiste pas qu’à cultiver la gloire passée ou jouer un rôle d’arbitre dans les différends régionaux. Ankara déploie dans les Balkans un véritable arsenal de soft-power qui prouve qu’elle ne compte pas y faire de la figuration. Les Turcs ont ainsi littéralement envahi les petits écrans de quasiment tous les pays des Balkans avec des séries télévisées abordables qui s’apparentent aux tele novelas d’Amérique latine. Plusieurs universités turques ou en collaboration avec des Turcs ont été érigées comme l’International Burch University à Sarajevo, l’Université Internationale de Sarajevo ou l’Epoka Université de Tirana et l’International Balkan University à Skopje. Par l’intermédiaire de TIKA, l’Agence de Coopération et de Coordination Turque, la Turquie rénove des dizaines de mosquées et de monuments religieux au Kosovo et en Métochie, en Macédoine, en Albanie et en Bosnie-Herzégovine.
La Turquie dispose également de quatorze centres culturels de la fondation Yunus Emre (créée par le président Erdogan en 2007) dans les Balkans pour diffuser la culture turque et dont le but est de « de faire évoluer l’amitié de la Turquie avec les autres pays en augmentant les échanges culturels. » La télévision d’État turque TRT diffuse dans les langues locales des Balkans et l’agence de presse Anadolu y dispose de sept centres et rédige des communiqués qui sont régulièrement repris par les médias locaux. Avec un tel déploiement, la Turquie a clairement quadrillé la région.
La Turquie a une carte à jouer dans les Balkans où les plaques tectoniques géopolitiques sont en train de bouger. La Chine et la Russie sont en train d’en profiter et développent de surcroît leur cote de sympathie auprès des populations locales comme on l’a vu encore récemment avec l’aide apportée pendant la crise du Corona Virus. La Turquie souhaite en profiter aussi, car elle dispose de solides relais locaux et d’atouts économiques indéniables. Sa stratégie de muscler son discours sur l’islam et sur l’Empire ottoman est un couteau à double tranchant. D’un côté, cela lui permet de marquer des points auprès d’une partie de la population musulmane, mais de l’autre cela ternit son image auprès des populations chrétiennes, majoritaires dans la région, pour qui l’Empire ottoman demeure un souvenir terrible.
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Ankara devra être bien plus mesurée dans son approche s’il veut conquérir des nouveaux parts de marchés balkaniques et ne pas être perçu comme un fauteur de trouble ou agent du choc des civilisations tel qu’imaginé par Huntington. L’autre véritable question consiste à savoir si l’économie turque, très en difficulté en ce moment, saura profiter de la faiblesse affichée de l’UE qui a baissé la garde dans la région. Ankara doit en plus faire face à deux crises dans lesquelles elle est impliquée en Syrie et en Libye sans parler de l’épidémie du Corona virus qui a fait beaucoup de mal, entre autres, à son industrie touristique. La question n’est donc peut-être pas de savoir comment Ankara profitera de la situation actuelle, mais si elle le pourra.