Promenade en vicomté de Turenne

24 mai 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Vue de la cité médiévale de Turenne © Wikipedia. Auteur : Franzwa

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Promenade en vicomté de Turenne

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À mi-chemin des sites du Périgord et des Monts du Cantal, l’ancienne vicomté de Turenne est souvent la grande oubliée des destinations touristiques. Peu connue, elle fut pourtant le modèle d’une principauté quasiment indépendante pendant huit siècles, dont l’histoire seigneuriale est intimement mêlée aux papes d’Avignon.

Un État souverain au cœur de la France : une fiction géopolitique par les temps qui courent ! Un scénario qui nous paraîtrait aujourd’hui invraisemblable tant il remettrait en cause le dogme de l’unité nationale. Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi dans l’ancienne France. En ce temps-là, indépendance, liberté et privilèges ne rimaient pas encore avec séparatisme, auto-détermination et lutte des classes.

Au cœur de ce qui fut le royaume de France, un vaste domaine a joui de cette liberté sans être démembré pendant plus de huit siècles : la Vicomté de Turenne.

Henri de la Tour d’Auvergne, Vicomte de Turenne © Wikipedia. Auteur : Circle of Philippe de Champaigne

Turenne ! Il y a peu, quand on prenait soin d’enseigner l’Histoire de France aux écoliers, on apprenait l’épopée du grand maréchal, un de nos plus grands stratèges militaires, héros du passage du Rhin et des guerres de Louis XIV, emporté par un boulet de canon sur un champ de bataille. Aujourd’hui, l’épopée d’Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, n’est plus guère chantée dans les établissements scolaires ; même le fameux boulet a – récemment – été retiré des vitrines du Musée de l’Armée. Mais derrière ce nom glorieux, il y a l’histoire d’un territoire, un pays comme on dit là-bas. Car Turenne c’est d’abord une terre, la terre charnelle à laquelle le visiteur amoureux d’Histoire et de belles pierres s’attachera sans condition.

La vicomté de Turenne

Aux confins des trois anciennes provinces du Quercy, du Limousin et du Périgord, l’ancienne vicomté de Turenne se situe aujourd’hui à cheval sur les deux départements du Lot et de la Corrèze et, dans une moindre mesure, celui de la Dordogne. Comptant plus de mille hameaux, plus d’une centaine de paroisses et sept villes fortifiées, la vicomté de Turenne était riche, prospère et peuplée, et les sujets du vicomte jouissaient d’une situation enviable.

Argentat depuis le Roc Castel © Wikipedia. Auteur : Glaurent

Il faut dépasser la vicomté de Limoges, traverser le Limousin, laisser derrière soi Brive-la-Gaillarde, « la porte du sud », pour enfin pénétrer en vicomté de Turenne. À mi-chemin entre Bordeaux et Clermont-Ferrand, le domaine est un point de passage obligé si l’on veut rallier l’Aquitaine à l’Auvergne, ou bien traverser la France du nord au sud en empruntant son axe central. Plus localement, les terres de la vicomté sont quasiment incontournables sur le chemin du pèlerinage de Rocamadour ou du gouffre de Padirac. Facile d’accès, elle n’est qu’à quelques lieues des grands sites touristiques périgourdins du Sarladais. Combien de vacanciers ont traversé son territoire sans le savoir, plus impatients de se répandre sur les plages de la Méditerranée que de s’approprier le cœur des anciennes provinces ?

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La vicomté est traversée par la vallée de la Dordogne, un des plus longs cours d’eau de France. Synthèse des torrents de la Dore et de la Dogne, surgie des Monts du Cantal, la rivière, qui vient de se frayer un passage dans les gorges, est encore tumultueuse lorsqu’elle se présente en vicomté. Argentat, premier port de commerce en amont, conserve dans l’architecture de ses maisons portuaires la trace d’une certaine opulence. De ses quais puis de ceux de Beaulieu, les barges, que l’on nomme ici les gabarres, commençaient leur longue et parfois périlleuse descente jusqu’à Bordeaux, chargées de marchandises limousines et auvergnates. À partir d’ici, le fleuve est large et dompté, et transporte les bateliers à travers la vicomté, le Périgord puis le Bordelais, qu’ils coupent dans toute leur largeur. Les trains de bois flottés suivaient le même chemin liquide, faisant vivre dans leur sillage une multitude de foyers que le romancier du pays, Christian Signol, fait brillamment revivre dans La Rivière Espérance.

La capitale historique de la vicomté est la petite ville qui lui a donné son nom : Turenne. Agréable cité médiévale d’un millier d’habitants seulement, le bourg est accroché à sa colline que l’antique forteresse des premiers seigneurs du lieu surplombe. Le visiteur déambule volontiers dans les rues étroites et escarpées, jadis peuplées d’une multitude d’échoppes, et parvient tout naturellement à l’église Saint Pantaléon – un saint dont la titulature est fréquente dans cette région – bel ensemble XVIIe. De là, quelques pas seulement mènent à l’enceinte castrale.

Vue de Martel, dans le Lot © Wikipedia. Auteur : Pierre-Yves Redon

Ce parcours, plus proche de la promenade que de l’excursion, est un cours de stratégie à bon compte. Le panorama justifie l’emplacement de la forteresse puisqu’ici, d’un simple regard circulaire, la vue s’étend sur une immense partie de la vicomté, au-delà même de la vallée de la Dordogne. Et inversement, si le visiteur parcourt les innombrables routes vicinales qui sillonnent la vicomté, il est toujours un moment, en ce pays vallonné, où le regard porte loin. Et dans le paysage sans cesse renouvelé, surgit encore et toujours la motte de Turenne. Visible de très loin, épine rocheuse au milieu du paysage, elle surplombe comme une vigie son gigantesque domaine.

Il n’y a pas de grande ville en vicomté, mais de modestes cités médiévales et de nombreux villages et hameaux au caractère réellement préservé. Outre Turenne, les petites villes, toutes fortifiées, témoignent encore de la prospérité de la province : Argentat, Beaulieu, nous l’avons dit, mais aussi Martel, Saint-Céré, Collonges, Meyssac, etc. Chaque lieu vaut peut-être à lui seul un séjour, ou au moins un déplacement. La richesse de Martel, la ville aux sept tours, se lit dans ses maisons fortes, ses halles, ses couvents et ses églises. Saint-Céré, ville natale de Pierre Poujade, garde la vicomté dans sa partie méridionale. Collonges, qu’on appelle « la Rouge » parce qu’elle est entièrement bâtie avec le grès extrait à proximité, étonne par sa profusion d’hôtels nobles. On n’y compte plus les échauguettes, les tourelles et les blasons sculptés qui décorent les maisons des officiers du vicomte.

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En dehors de ces quelques places fortes, le visiteur constatera à quel point la féodalité est profondément inscrite dans le paysage. En vicomté, pas de vaste domaine seigneurial, pas de grands châteaux aux larges baies, ni faste ni richesse étalée dans des hôtels particuliers. Le visiteur découvrira une multitude de repaires, de maisons fortes, de manoirs, certains discrets, beaucoup très modestes. Arpenter ces lieux renvoie souvent plusieurs siècles en arrière. Il n’est pas rare de découvrir un pan de grange percé d’une meurtrière, ou de s’étonner de la profondeur inattendue d’un mur. Ici vivait une famille chevaleresque, dont souvent la filiation se suit facilement jusqu’au siècle de Philippe le Bel. Ailleurs, une ouverture ogivale rappelle la présence d’une très ancienne chapelle.

Historiquement, la vicomté puise d’abord ses racines en Bas-Limousin, dont elle se partageait le territoire avec les puissantes lignées des Comborn et des Ventadour, avant de s’étendre sur le Haut Quercy. Cinq familles se succèdent à la tête de la vicomté : les Turenne, les Comborn, les Comminges, les Roger de Beaufort, et les La Tour d’Auvergne. Une habile stratégie matrimoniale et des héritages plus ou moins complexes rendent possible la transmission de la vicomté d’une lignée à l’autre. En 1349, le limousin Guillaume Roger de Beaufort épouse Aliénor de Comminges. La sœur ainée d’Aliénor, Cécile de Comminges, avait hérité de la vicomté et aurait pu la donner en dot à son mari, Jacques d’Aragon. Le fief allait-il être transporté dans la famille des rois d’Aragon et devenir une terre hispanique au cœur du royaume de France ?

Collonges-la-Rouge © Wikipedia. Auteur : Alertomalibu

La vicomté en Avignon

C‘est ici qu’intervient un puissant personnage, Pierre Roger de Beaufort, oncle de Guillaume, fin géo politologue et… quatrième pape d’Avignon sous le nom de Clément VI. Pour éviter d’installer un seigneur ibérique au cœur du Quercy et du Limousin, le souverain pontife rachète la vicomté à Cécile de Comminges. Rachat qui lui permet de la rétrocéder à son neveu Guillaume Roger de Beaufort. Guillaume, dont le propre, Pierre, n’est autre que le septième et dernier pape d’Avignon sous le nom de Grégoire XI ! Puissante famille limousine des Roger de Beaufort qui ont donné deux papes, quatre cardinaux, deux évêques et, en ce qui nous concerne, six vicomtes de Turenne.

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Cent ans plus tard, l’héritière des Roger de Beaufort, Anne, épouse Annet de La Tour, seigneur auvergnat, à qui elle transmet le domaine féodal. Le nouveau vicomte, Annet, entraîne à sa suite un certain nombre de seigneurs auvergnats, qu’il encourage avec des exemptions fiscales et qui viendront repeupler efficacement les campagnes quercinoises, désertées après la guerre de Cent Ans. Il inaugure en quelque sorte les déplacements de population. Les La Tour d’Auvergne, dont est issu le grand Turenne, maréchal des camps et armées du Roi (1611 – 1675), conservent la vicomté pendant trois cents ans.

La Bave et le quai des Récollets, à Saint-Céré © Wikipedia. Auteur : MOSSOT

Mais pourquoi évoquer un État souverain, ou, à tout le moins, un domaine indépendant ?

De tout temps, le vicomte de Turenne bénéficie de privilèges considérables. Il ne rend hommage qu’au Roi de France, ce qui est un cas exceptionnel dans le royaume, en tout cas sur une telle longévité. Le vicomte lève ses propres troupes et bat sa propre monnaie ; il a également le privilège d’anoblir ses sujets, droit qui lui était régulièrement contesté par le Parlement de Paris. Par ricochet, les habitants de la Vicomté jouissaient eux aussi de privilèges enviés par leurs voisins. Ne disait-on pas « heureux comme un viscomtin » ? Les résidents ne payent l’impôt qu’au vicomte : les collecteurs du Roi ne sont pas les bienvenus en vicomté ! Exempts d’un certain nombre de taxes, de nombreuses personnes venaient s’installer dans ce qui ressemblait à un paradis fiscal. En notre époque d’asphyxie, quelle communauté humaine ne rêverait-elle pas d’un tel bol d’air ?

Le 8 mai 1738, Charles-Godefroy de La Tour d’Auvergne, dernier vicomte de Turenne, vend la vicomté au roi Louis XV. C’est la fin de l’indépendance du dernier grand fief français, immédiatement incorporé au domaine royal. Cinq semaines plus tard, le 17 juin 1738, un arrêt du conseil d’État autorise l’Intendant du Limousin à imposer les paroisses limousines de la vicomté. Le seul privilège que les habitants de l’ancienne vicomté conservèrent fut celui de bénéficier d’un taux d’imposition moins élevé par rapport à leurs nouveaux compatriotes. Mais ce dernier privilège fut englouti dans la nuit du 4 août, puisqu’il était devenu sacrilège aux yeux de la Révolution.

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Stéphane de Lestrade

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