<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Trieste : la petite Vienne sur la mer

23 septembre 2020

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Photo : Château de Trieste (c) Revue Conflits

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Trieste : la petite Vienne sur la mer

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Ses premiers habitants l’appelaient Tergeste. Ce nom, d’origine pré-indoeuropéenne, signifierait « marché ». Un carrefour, telle était et est encore aujourd’hui Trieste : ville portuaire située aux pieds des Alpes dinariques sur la mer Adriatique, entre la péninsule italienne et l’Istrie, à quelques kilomètres de la Slovénie.

 

« De cette montée, je découvre chaque église, chaque rue, / qu’elle mène à la plage encombrée, / ou vers la colline. Là, sur la cime / rocheuse, une maison, la dernière s’agrippe. / Autour de chaque chose circule / un air étrange, un air tourmenté, / l’air natal. »

Par ces vers, le poète Umberto Saba peignait sa ville natale en 1989. Située aux pieds d’un escarpement – qui descend soudainement vers la mer –, Trieste est principalement composée de pentes vallonnées, qui gagnent en altitude jusqu’à devenir terrain montagneux, même à proximité des zones habitées. Son terrain – aride, calcaire et de couleur rouge – est typique du Carso, ce haut-plateau rocheux partagé entre Italie, Slovénie et Croatie. Son sol particulièrement sensible aux agents atmosphériques est baigné par la mer à l’ombre des Alpes. C’est dans les hauteurs qu’on trouve les premières traces de civilisation humaine à Trieste. Ses origines remontent au deuxième millénaire av. J.-C., mais c’est pendant la première moitié du ier siècle que la ville, colonisée par les Romains, s’agrandit. Elle devient un avant-poste, son port joue alors un rôle militaire et commercial de premier ordre. Un forum romain et un théâtre sont bâtis. Des murs sont construits pour entourer et protéger la ville. Mais la fortune de Trieste, à l’époque moderne, doit beaucoup à la maison d’Autriche.

 

Trieste : capital du littoral autrichien

Aujourd’hui chef-lieu de la région autonome de Frioul-Vénétie Julienne, Trieste était jusqu’en 1918 le port de l’Empire autrichien. Durant l’époque habsbourgeoise, la ville s’agrandit et de petit village de pêcheurs, elle devient, selon les mots du journaliste Guido Piovene, « par volonté impériale, l’unique port d’un empire vaste, mais pauvre de côtes ». En 1719, l’empereur Charles VI décrète la liberté de navigation. Peu de temps après, Trieste est reconnue port franc. Dès lors, elle est un lieu de transit stratégique pour le commerce. C’est un tournant pour la ville qui s’enrichit : plusieurs compagnies d’assurances y naissent, comme la Generali en 1831, aujourd’hui troisième des classements mondiaux, ou la Lloyd Adriatico, maintenant intégrée au groupe Allianz. De nouveaux palais sont érigés : leur architecture éclectique raconte, comme la ville, l’histoire d’un lieu de frontière, partagé entre plusieurs influences, ethnies et courants artistiques.

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Un exemple frappant en est la mairie de Trieste. Ce bâtiment se dresse sur une des places les plus grandes de la péninsule italienne, probablement la plus vaste en Europe surplombant la mer. En forme de rectangle, dont un des côtés est longé par la mer du golfe de Trieste, cette place – la place Saint-Pierre avant 1918 – aujourd’hui place de l’Unité d’Italie, est connue chez les Triestins comme le « salon de Trieste ». L’actuelle mairie y fut bâtie en 1875 par l’architecte Giuseppe Bruni. Le style choisi : un mélange de genres. On peut remarquer le caractère imposant et majestueux, typique du style austro-hongrois, mais aussi noter une influence parisienne, des échos de Venise et de la Lombardie renaissantes, quelques emprunts maniéristes enfin. Initialement, le résultat ne fut pas apprécié par la population, qui appela ce bâtiment la cheba, mot qui en dialecte local signifie « cage ». Sa forme élaborée, rythmée par de nombreuses fenêtres longues et étroites, des embrasures plus nombreuses encore et par une série de voûtes, semblait évoquer à la population une grande cage à oiseaux. Au fil du temps, les goûts ont changé et la mairie de Trieste est aujourd’hui une des fiertés de la ville.

 

L’essor du XIXe siècle

Entre 1837 et 1857, une ligne de chemin de fer entre Vienne et Trieste est aussi réalisée. Elle contribua aux échanges entre la capitale de l’empire et son port, qui devient un des lieux de villégiature privilégiés des riches familles du continent. De cette époque, les héritages sont encore multiples, tels l’amour pour le théâtre et la passion pour le café. Trieste se remplit de théâtres et de salles de concert. Ibsen, Strindberg et Wagner y sont admirés comme à Vienne. Deux œuvres de Giuseppe Verdi sont présentées en avant-première au théâtre lyrique, le premier dédié au compositeur. Le café, dès la proclamation de Trieste comme port franc, y prend une place majeure. À la fin du xixe siècle cohabitent à Trieste environ 60 entreprises consacrées à son importation et autant de boutiques de café dans la ville. En 1904 naît la Bourse du café. À cette époque, transitent dans son port plus d’un million de sacs par an. Aujourd’hui Trieste reste l’un des principaux ports du café dans la Méditerranée. Elle est considérée, avec Naples, comme une des capitales du café italien. Parmi d’autres, Illy est un des principaux et plus célèbres producteurs de la ville.

À la Belle Époque, ses cafés, renommés pour la qualité de leur torréfaction, devinrent aussi des salons littéraires très prisés. Ainsi le célèbre Caffé degli specchi, donnant sur la place de l’Unité, en surplomb de la mer Adriatique. Dans son ambiance liberty, on discutait des nouvelles découvertes de la psychanalyse, tôt en vogue chez une partie de l’élite lettrée de la ville. Ou encore le Caffé Stella polare, où James Joyce aimait se régaler de presnitzs, gâteaux typiques de Trieste aux noisettes et raisins secs. Il y a enfin le Caffé Tommaseo, premier café à servir des glaces à Trieste. Aujourd’hui, on peut toujours en déguster sur la terrasse extérieure, caressé par la brise marine. Sauf quand la bora arrive pour tout emporter. Ce vent puissant qui dépasse les 180 km/h « naît du point de rencontre entre deux climats, celui du nord et celui de la Méditerranée. Pour cela, il est la synthèse parfaite de la ville » (Mauro Covacich).

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Le Caffé Tommaseo fut aussi le lieu de rencontre des irrédentistes. Trieste, avec Trente, fut un des centres principaux du risorgimento italien, période à laquelle les mouvements indépendantistes naissent et se développent. Ces mouvements, l’Empire autrichien chercha à les éradiquer de toutes ses forces, notamment à la suite de la troisième guerre d’indépendance italienne (1866), qui vit la Vénétie incorporée au jeune Royaume d’Italie. L’annexion de ce territoire, frontalier avec le littoral autrichien, mit en alerte l’administration viennoise, qui s’engagea, tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, à multiplier les ingérences dans l’administration régionale. Notamment afin de diminuer l’influence des italophones. L’empereur François-Joseph Ier dessina alors un projet voué à la germanisation et à la slavisation de la zone. « Sa majesté a exprimé l’ordre précis d’agir contre l’influence des éléments italiens encore aujourd’hui présents dans certaines régions de la Couronne. Pour cela, il faudra agir – selon les circonstances et durement – au Sud-Tyrol, en Dalmatie et sur le littoral en occupant opportunément les postes des fonctionnaires, magistrats, enseignants, et de la presse. » (François-Joseph Ier, conseil de la Couronne du 12 novembre 1866)

 

Un centre cosmopolite

À cette époque, Trieste est une ville très cosmopolite : plurilingue et pluri religieuse.  Selon un recensement autrichien de 1910, presque 52 % de la population était italophone, 25 % de langue slovène, et seulement 2 % principalement germanophone. La langue allemande en tant que langue officielle de l’Empire était, évidemment, répandue bien au-delà du 2 % de la population. Pour cela, Trieste, bien qu’elle ait perdu en grande partie l’usage de l’allemand à la suite de son unification au Royaume d’Italie, et aux politiques d’italianisation de la zone, est encore connue aujourd’hui pour son caractère mitteleuropéen. D’autres communautés mineures étaient aussi présentes depuis longtemps dans la région pour le commerce : les Serbes, Croates, juifs, Grecs, Hongrois et Suisses.

Trieste (c) Revue Conflits

Leurs traces sont encore présentes aujourd’hui, notamment à travers les lieux de culte de la ville. À Trieste, si la confession religieuse prédominante est le christianisme catholique – comme dans quasiment tout le reste de la péninsule –, une importante communauté orthodoxe est implantée. Celle-ci était originairement regroupée dans une unique église ; deux groupes ethniques se sont peu à peu distingués : l’un serbe et l’autre grec. L’église grecque orthodoxe, dédiée à saint Nicolas, fut seulement construite en 1787. Placée en front de mer, elle veut ainsi rappeler le lien à la mère patrie, et la source de la fortune de sa communauté : le commerce maritime. Les célébrations marquantes pendant l’année y sont la Noël, où le lancement d’un crucifix dans la mer symbolise le baptême du Christ ; et Pâques. James Joyce, passionné de musique sacrée, aimait en suivre la célébration chez les Grecs orthodoxes. La façade, au dessin néoclassique, est plutôt simple, d’un style sans écho particulier à l’art oriental, à la différence du temple serbe-orthodoxe de Saint-Spyridon. L’édifice en croix grecque est surplombé par un grand dôme, entouré de quatre autres petits dômes en style byzantin. À Trieste, on trouve aussi une synagogue, signe d’une présence juive dans la ville qui remonte au Moyen Âge.

 

« Un carrefour de civilité » dès son origine 

Ainsi l’écrivain Giorgio Voghera décrivait Trieste. Elle fut une porte d’entrée, notamment à travers son port, par laquelle de nombreux courants de pensée atteignirent l’Italie. Mais pas seulement. Les échanges ne s’y réduisirent pas aux questions commerciales, linguistiques ou religieuses. Trieste devint bientôt une ville de référence aussi dans le milieu scientifique. Un rôle progressivement accru sous l’unification italienne, mais qui trouve ses racines dans la période habsbourgeoise. Une des toutes premières institutions de recherche scientifique, l’observatoire astronomique de Trieste (OATs), trouve ses origines dans l’École navale fondée par l’impératrice Marie-Thérèse. Le « système Trieste », voilà le nom donné au microcosme tout particulier qu’est le monde de la recherche scientifique dans la ville portuaire.

En 2005, sur son sol, on a pu compter plus de 37 chercheurs pour 1 000 habitants, soit la plus haute concentration de chercheurs au monde. Trieste a aussi l’une des plus grandes concentrations d’institutions scientifiques en Italie. Ce système est composé, notamment, du Centre international de physique théorique (ICTP) et l’École internationale supérieure d’études avancées (SISSA). Depuis 1993, elle accueille aussi le synchrotron ELETTRA dans son centre de recherche international, situé à Basovizza, dans la périphérie de la ville. Il s’agit d’un instrument électromagnétique destiné à l’accélération à haute énergie de particules élémentaires, dont le plus connu est, sans doute, celui construit à Genève par l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN).

Et pourtant, de tout cela, rien ne serait compréhensible à propos de Trieste, sans prendre en considération quelque chose de l’esprit propre à la ville. Sérieux et ludique en même temps. La psychanalyse, ainsi, semble y être arrivée presque comme un jeu de société. Dans cette ville très polyvalente. D’esprit fièrement laïque. Gourmande de culture, mais avec des tendances au cynisme. Pour Guido Piovene cet intérêt montrerait « la confiance et le besoin de bonheur, comme cela peut être envisagé par une population de commerçants, déterminés à ne pas être dupés, à éviter des douleurs aussi de la part de l’inconscient ». Les Triestins sont d’humeur lunatique comme leur mer. Comme la bora. À côté de la Trieste somptueuse et habsbourgeoise, a toujours existé une autre Trieste, qui continue aujourd’hui encore à vivre. Selon les mots de Mauro Covacich, écrivain originaire de cette ville, il s’agit d’une autre ville « douce, décontractée, picaresque, avec des connotations presque cariocas. Il y a le bord de mer de Barcola, par exemple, où les gens prennent le soleil six mois à l’année et se baignent aussi en octobre. Il y a un hédonisme ancien, morale des Triestins. Et aussi un vitalisme moderne, un peu easy-going, à la californienne ».

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À propos de l’auteur
Chiara De Martino

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