Transition énergétique ou chinoise ?

19 avril 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : LIANYUNGANG, CHINA - APRIL 18, 2021 - Photo taken on April 18, 2021 shows units 1-6 of the Tianwan Nuclear Power Plant of China National Nuclear Corporation in Lianyungang City, East China's Jiangsu Province. The No. 6 unit of CNNC Tianwan Nuclear Power Plant has received the operation license issued by the National Nuclear Safety Administration, and the fuel for the first furnace of Unit 6 has started loading, which is the first nuclear power unit to be loaded in China during the 14th Five-Year Plan period. With the successful entry of the first fuel assembly into the reactor, it marked the entry of the reactor into the nuclear commissioning phase of the main system and a key step towards the complete completion of the third phase project of Tianwan Nuclear Power Plant. (Photo by Wang Chun / Costfoto/Sipa USA)/33015832//2104181047

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Transition énergétique ou chinoise ?

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A en croire la majorité des politiciens européens et des médias, nous serions en train de basculer du vieux monde de l’énergie vers celui de la transition énergétique. Penser qu’une politique aussi cruciale que la politique énergétique puisse se résumer au slogan simpliste « Sauver la planète » témoigne d’un manque de vision de la marche du monde. Espérer que l’urgence climatique pourra tout faire changer rapidement est naïf, car l’unité de temps du système énergétique est au mieux la décennie.

 

La transition énergétique politique appelée aussi décarbonation est un vœu pieux qui ne se réalisera pas pour une série de raisons que nous voulons résumer dans cette tribune. Cette affirmation semblera saugrenue tant elle va à contre sens de la pensée dominante. Une tribune ne peut démontrer, mais seulement alerter. Le lecteur pourra se référer s’il le souhaite aux démonstrations qui se trouvent dans une quinzaine de livres et nombreuses tribunes.

 

1.    La demande en énergie ne peut que croître

L’énergie c’est la vie. Tout — absolument tout — ce que nous faisons consomme de l’énergie. Même notre alimentation est une consommation d’énergie dont notre corps a besoin pour vivre. Nous avons appris au cours de physique que l’énergie est la même notion que le travail, c’est-à-dire ce qui permet de déplacer une force (un poids). Sauf à mourir de faim, il faut travailler et donc il faut de l’énergie. Dans le temps, l’énergie était fournie par la force des animaux ou de l’homme. Pour la cuisson on utilisait ce qu’on appelle aujourd’hui bioénergie, c’est-à-dire le bois. Grâce à la révolution énergétique, on a complètement changé le monde. Aujourd’hui certains qui n’ont jamais retourné à la bêche un lopin de terre prônent le retour à « l’énergie musculaire ». C’est leur choix. Il est respectable, tant qu’ils ne l’imposent pas.

On estime pour l’instant qu’il y a dans le monde 1,3 milliard d’humains qui n’ont pas accès à l’électricité dont 290 millions en Inde. Pour la cuisine, 40 % de la population mondiale dépend des énergies renouvelables : bois vert, charbon de bois, ou bouses séchées. Cela brûle en dégageant des fumées toxiques qui causent des pollutions atmosphériques et des décès prématurés. Il y a une urgence d’électrifier l’Afrique comme je l’ai écrit dans un livre en 2019.

Leur recherche de qualité de vie et leur démographie galopante induisent une augmentation de la consommation d’énergie. Les dirigeants de ces pays — Inde en tête — le savent et n’ont qu’un souci : croitre et donc consommer de l’énergie, celles peu chères que nous avons-nous-mêmes utilisées pour assurer notre développement : énergies fossiles et nucléaires.

 

2.    La question énergétique n’est pas née avec la décarbonation

La transition énergétique n’est pas une nouvelle quête. Ce qui est nouveau c’est de l’appeler décarbonation, c’est-à-dire abandonner complètement les énergies fossiles. Après la Seconde Guerre mondiale, la période de croissance économique et de développement sociétal a permis une évolution extraordinaire de la qualité de vie des Européens. Elle a été brusquement arrêtée par la première crise pétrolière de 1973 ; la seconde de 1979 a eu un impact bien plus fort. Pour répondre à une pénurie de pétrole de nature géopolitique, l’OCDE s’est organisé, notamment en créant l’Agence internationale de l’énergie et la constitution de stocks de pétrole et produits pétroliers équivalents à 90 jours de consommation. On lance à l’époque l’idée des économies d’énergie et des « énergies alternatives » comme on appelait alors les énergies renouvelables. Ca n’a pas bien fonctionné. Le vrai changement a été l’arrivée de l’énergie nucléaire.

 

3.    L’énergie nucléaire, seule vraie solution de la transition énergétique

Après avoir lancé la CECA, les Six ministres des Affaires étrangères des pays fondateurs se retrouvent à Messine le 1-2 juin 1955 pour décider de l’avenir de la Communauté. Ils décident de lancer la création du Marché commun et l’Euratom, c’est-à-dire la communautarisation de l’électricité nucléaire civile. Ils ont compris que l’avenir de cette nouvelle communauté nécessitera de l’« énergie abondante et bon marché ». Les Six lancent une transition énergétique qui n’a plus jamais été égalée. Des plans ambitieux sont mis en œuvre et lorsqu’éclatent les crises pétrolières les centrales arrivent à temps. Cela a permis à la France d’être le leader européen de l’énergie nucléaire. Je renvoie le lecteur au numéro de janvier/février de 2021 de La Revue de l’Énergie qui a publié mon article « L’enjeu géopolitique de l’énergie nucléaire et le gâchis européen » qui démontre que la géopolitique de l’énergie nucléaire civile ne s’embarrasse pas des états d’âme de certains européens : Russie, Chine et États-Unis (Jo Biden suivant Donald Trump) foncent vers l’électrification du futur proche. Mais la Chine ne mise pas uniquement sur l’électricité nucléaire.

 

4.    La Chine mise sur le pétrole

En 2020, la Covid a pratiquement arrêté l’économie mondiale. Pourtant, selon l’Agence internationale de l’énergie, la consommation de pétrole en passant de 100 millions de barils par jour (Mb/j) en 2019 à 91,0 Mb/j n’a baissé que de 10 %. Elle a déjà rebondi à 93,9 Mb/j au premier trimestre de 2021 et devrait atteindre 99,2 Mb/j au quatrième trimestre de 2021. Pourquoi ? Parce que le malaimé pétrole reste incontournable. Les énergies fossiles sont perçues en France et dans l’UE plus généralement comme étant le passé, que ce soit à cause des émissions de CO2 qu’elles génèrent, mais aussi pour l’indétrônable perception qu’« il n’y a plus de pétrole ».

Lors des crises pétrolières que l’on vient d’évoquer, les réserves de pétroles étaient de 90 milliards de tonnes (Gt) et auraient dû être épuisées en 2000 ; elles sont aujourd’hui de 244 Gt et devraient être épuisées dans 55 ans. Les mêmes raisons qui ont créé la croissance des réserves sont encore présentes aujourd’hui et plus affirmées encore : nouvelles technologies et nouveaux territoires. Je renvoie le lecteur à mes nombreux écrits en la matière.

D’ailleurs, la Chine qui ne s’embarrasse pas de la transition énergétique est très active pour s’approprier des réserves pétrolières là où elle le peut. China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) est le bras du parti communiste chinois chargé de coopérer avec de grandes compagnies internationales et d’acheter des concessions à l’étranger. Vu son importance stratégique, en décembre 2020 l’Administration Trump a ajouté CNOOC dans la liste noire « Communist Chinese Military Companies ». Selon Forbes, les sanctions qui frappent la Chine et l’Iran poussent ces deux pays à un accord de 400 milliards $. L’Iran a besoin de vendre d’urgence du pétrole pour ne pas suffoquer et la Chine a besoin de pétrole pour assurer sa croissance économique pour atteindre l’objectif du parti communiste : être la première puissance mondiale avant 2050.

A lire aussi : La Chine face au monde anglo-saxon

5.    La Chine mise sur le gaz naturel

Le pétrole est incontournable, mais la surprise de l’énergie est le gaz naturel. Cette énergie est très peu polluante, très abondante, disponible, bon marché et multi-usages. De nouveaux pays deviennent exportateurs de gaz naturel concurrençant ainsi les exportateurs historiques (Russie, Norvège, Algérie, Qatar, Indonésie, etc.). Les États-Unis peuvent exporter du gaz de roche mère (de schiste) à un prix concurrentiel au point qu’ils essayent d’interdire la construction du gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne. L’Australie devient un important pays exportateur pour le Sud-est asiatique tellement il dispose de réserves gazières. Le Mozambique, deuxième pays le plus pauvre au monde, se prépare également à exporter du gaz à partir de son gisement Rovuma, dans lequel l’entreprise publique chinoise CNPC a investi. Plus proche de nous, ce qui se passe en mer du Levant illustre bien la révolution en cours en matière de gaz naturel. Israël qui ne disposait pas d’énergie primaire est déjà un exportateur de gaz vers la Jordanie et se prépare à exporter bien plus encore. Ce n’est pas pour s’intéresser à la sardine que la Turquie de R. T. Erdoğan veut s’approprier une partie de cet espace maritime.

Le gaz naturel lorsqu’il est liquéfié (GNL) transporté par méthanier devient une énergie qui ressemble au pétrole. Libéré de la contrainte du tube qui lie un producteur à un consommateur et vice versa, le GNL permet la fluidité et le dynamisme dans un marché du gaz en pleine croissance.

La Chine l’a bien compris puisque chacune de ses provinces maritimes dispose d’au moins un terminal de regazéification. Ses 28 installations lui offrent une sécurité énergétique et concurrentielle puisque le pays peut s’alimenter auprès de nombreux pays. Cela ne fait pas l’affaire du Turkménistan (4e réserves mondiales) qui espérait vendre d’importantes quantités de gaz à son voisin. De plus, le GNL arrive dans l’Est industriel tandis que le turkmène arrive dans l’Ouest, là où il y a des difficultés avec les Ouïghours et où l’industrialisation est peu développée et le restera sans doute encore longtemps à cause des difficultés avec les populations locales.

Observons que la Russie a très bien compris ce changement de paradigme apporté par le GNL. Depuis 2017, le gaz de la péninsule de Yamal, dans le nord de la Sibérie, alimente les marchés asiatiques et notamment la Chine. Ce projet de 27 milliards $ a été réalisé par l’entreprise privée russe Novatek avec Total Énergie (qui ne peut même pas mener des projets d’exploration en France). Un projet similaire est en cours dans la même zone, cette fois avec en plus deux entreprises chinoises. Ces grandes manœuvres sur le front du gaz naturel indiquent que cette énergie va être utilisée au moins tout au long de ce siècle. L’essor est partout puisque dernièrement même la Birmanie, le Ghana et le Sénégal se sont dotés de terminaux GNL. L’année de la Covid — 2020 — a vu la consommation de GNL augmenter de 1 à 2 % tandis que le pétrole chutait de 9 % et le charbon de 4 %. La Chine a déjà placé ses pions gaziers.

 

6.    Le charbon chinois explose les émissions de CO2

Entre 2018 et 2019, la croissance des émissions chinoises de CO2 a représenté 73 % des émissions annuelles totales de la France. Le parti communiste a annoncé la création de 250 GW de nouvelles centrales au charbon (l’UE en possède au total 150 GW). Ils poursuivront leur croissance économique – et donc énergétique ―, car ils ne désirent pas finir comme l’URSS. C’est-à-dire qu’ils ne se préoccupent pas des émissions de CO2. Leur diplomatie populaire est là pour tromper les naïfs qui croient encore que l’on va réduire les émissions mondiales de CO₂.

Elles ont augmenté dans le monde de 58 % depuis l’adoption de la convention des Nations unies sur le climat en 1992. Pourquoi  ? Parce que l’énergie c’est la vie et les états qui privilégient le bien-être de leur population doivent avant tout offrir à leurs citoyens de l’énergie abondante et bon marché. C’est leur droit. Ces états ne changeront pas d’un iota leur stratégie énergétique basée sur les énergies fossiles et l’énergie nucléaire. Le temps manque de parler de l’Inde, mais il suffit de penser que la Chine et l’Inde consomment ensemble près des deux tiers du charbon mondial pour mesurer l’ampleur qu’il y a entre les politiques européennes et donc françaises et celles des pays qui font la course devant.

 

7.    La nouvelle sécurité d’approvisionnement énergétique

Le livre vert « Vers une stratégie européenne de sécurité d’approvisionnement énergétique » de la Commission européenne de 2000 relevait des préoccupations quant à la croissance de sa dépendance énergétique. 20 ans après, elle n’a pas empiré grâce à la diminution de la consommation à la suite de la restructuration des ex-pays socialistes, de l’externalisation de l’industrie manufacturière et de la grande industrie comme l’aluminium, de la diminution des importations de charbon, des économies d’énergie et du développement du bois énergie, principale énergie renouvelable (les énergies éolienne et solaire ne représentent que 2,5 % de l’énergie primaire). Et puis, surtout, les craintes que l’on avait évoquées il y a 20 ans sur le manque de réserves en pétrole et gaz ont été balayées par les faits, toutes ces réserves sont abondantes, variées et disponibles. Tout va donc bien ? Non, un nouveau danger est apparu : la montée en puissance de la Chine ou pour être plus précis du parti communiste chinois.

Ils sont partout, envahissant toutes les sphères de l’énergie dans le monde. Le Washington Time estime qu’à l’automne 2020 Pékin a réalisé près de 17 milliards $ de transactions d’investissement dans le secteur énergétique américain. La Chine qui est déjà actionnaire minoritaire de l’entreprise Énergie du Portugal (80 % de l’électricité du Portugal) voulait s’accaparer la totalité des actions ; Donald Trump s’est opposé. Les idiots utiles du lobby environnemental qui veulent développer les véhicules électriques et des éoliennes ne se rendent pas compte qu’ils vont dépendre du parti communiste chinois qui contrôle le marché des nombreux matériaux indispensables pour produire des batteries et les aimants des éoliennes, car le marché du cobalt est contrôlé par la Chine. La Commission européenne qui entend réaliser un « Airbus des batteries » devrait d’abord se poser la question de la disponibilité du lithium. Chacun sait aussi que les panneaux solaires proviennent de Chine. C’est moins connu, mais la Chine investit aussi dans des centrales au charbon dans les Balkans ; cette électricité « chinoise » pourrait arriver dans l’UE.

Il est urgent que l’UE se réveille de sa torpeur verte. Le reste du monde ne croit pas aux énergies renouvelables modernes, car elles sont chères, autrement qu’y aurait-il eu besoin d’avoir trois directives européennes — en 2001, 2009 et 2018 — pour obliger leur production ; d’ailleurs depuis l’obligation de 2009, le prix de l’électricité en France a augmenté de 54 %. De plus, elles ne génèrent qu’un cinquième du temps, et ne peuvent donc se développer que là où il y a déjà des centrales thermiques et nucléaires.

Si l’UE veut encore compter un peu dans la marche du monde, elle devrait abandonner sa politique de décarbonation et son utopie hydrogène et faire comme les autres pays : utiliser les énergies abondantes et bon marché et cesser d’être obnubilée par le CO2. L’UE pense naïvement que le parti communiste chinois va la suivre, alors qu’alimenté par des millions d’ingénieurs il prépare la domination du monde par l’énergie. Nous ne sommes plus en 1974 où le colonel Kadhafi tentait de mettre l’OCDE au pas par le contrôle du marché pétrolier. Le danger aujourd’hui est la géopolitique de l’énergie chinoise.

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Le dernier ouvrage de Samuele Furfari est « Énergie. Tout va changer demain ? Analyser le passé, comprendre l’avenir »

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À propos de l’auteur
Samuele Furfari

Samuele Furfari

Samuel Furfari est professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’école Supérieure de Commerce de Paris (campus de Londres), il a enseigné cette matière à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) durant 18 années. Ingénieur et docteur en Sciences appliquées (ULB), il a été haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne durant 36 années.

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