North Stream 2 : l’Europe dépendante du gaz russe. Entretien avec Céline Bayou

30 juin 2021

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Le chantier de construction d'une section du gazoduc Nord Stream 2, en juin 2019, près de Saint-Pétersboug, Auteurs : Alexander Demianchuk/TASS/Sipa U/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30171023_000016.

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North Stream 2 : l’Europe dépendante du gaz russe. Entretien avec Céline Bayou

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Les infrastructures sont prêtes, Allemagne et Russie se sont mis d’accord sur le transit du gaz, rien ne semble donc empêcher North Stream 2. Pourtant, ce projet gazier n’est pas sans susciter de vives controverses en Europe car il touche le point sensible de la dépendance énergétique et de la puissance. Entretien avec Céline Bayou sur l’état de ce réseau.

Rédactrice en chef de la revue Regard sur l’Est, chargée de cours à l’INALCO. Co-auteur de l’ouvrage Les Lettons (Ateliers Henry Dougier, 2017). Chercheur associé au CREE. Propos recueillis par Rémi de Francqueville.


Qu’est-ce que le projet de gazoduc Nord Stream 2, projet soutenu par l’Allemagne de la chancelière Angela Merkel, condamné par Paris, révèle des relations ambivalentes entre l’Union européenne et la Russie ?

Je ne suis pas tout à fait convaincue que le projet soit complètement condamné par Paris. La posture de la France sur ce projet de gazoduc est un peu confuse. Parfois il est condamné, parfois il y a un silence qui passe pour un acquiescement et parfois on le soutient puisqu’une entreprise française, et pas des moindres, y est impliquée. Tout dépend donc de l’interlocuteur et du moment.

Concernant les relations ambivalentes, c’est une question intéressante qui nous renvoie à Nord Stream 1 et au discours de certains consistant à dire que ce gazoduc, pas forcément nécessaire pour la Russie ni pour l’Europe, aurait avant tout pour objectif de diviser l’Europe. Si on le prend sous cet angle, qui est une hypothèse que je ne reprends pas forcément à mon compte, cela révèle en effet l’ambivalence des relations entre l’UE et la Russie. Cela dit aussi beaucoup des divisions au sein de l’Union, puisqu’on a une Allemagne qui soutient le projet et d’autres États qui le dénoncent. Même si, en Allemagne même, certains ne soutiennent pas le projet, le gouvernement actuel et les grosses entreprises allemandes lui sont favorables. Mais cette posture pourrait évoluer à l’issue des prochaines élections, en septembre. Mais oui, ça dit beaucoup de choses sur cette ambivalence et sur cette hésitation qu’on a vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis du gaz russe. Cette ambivalence me semble incarnée notamment lors du sommet russo-européen d’octobre 2000, qui s’inscrivait dans la continuité des sommets semestriels qui étaient alors organisés entre Russie et UE ; celui-ci fut extrêmement important parce qu’on y a lancé le partenariat énergétique entre la Russie et l’Union. Ce partenariat a été présenté comme le grand projet et la preuve qu’on avait des choses à se dire, alors que durant des années, on peinait à faire vivre le partenariat russo-européen, faute de projet phare. Ce qui est un petit peu décevant, parce que réduire nos rapports à des histoires de gaz, sans envisager d’autre projet qui soit plus porteur, est un peu limité. Il n’en demeure pas moins qu’on a senti alors un enthousiasme certain. Celui-ci a été durement touché quelques années après, lors des crises du gaz entre la Russie et l’Ukraine (2006 et 2009). Les pays d’Europe ont alors brutalement pris conscience du risque d’une situation de dépendance vis-à-vis du gaz russe. On constate donc une évolution historique intéressante, l’UE ayant changé de perception, et dans le même temps le fait qu’au sein de l’UE, certains États membres ont, eux, fait preuve de constance, en s’opposant aux projets Nord Stream 1 et 2.

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Pourquoi l’UE adopte-t-elle une réglementation pour ne pas la respecter ? Le fait que ce soit l’Allemagne qui ait poussé à cette transgression n’est pas anodin.

Pour finir sur cette question, il y a au sein de l’Union une législation spécifique en matière énergétique, touchant notamment le transport et la distribution du gaz et de l’électricité. Elle est incarnée en particulier par le troisième paquet énergétique. Or Nord Stream 1 a été exempté durant quelques années des règles de ce Paquet. Là aussi, c’est une très grande ambivalence : pourquoi l’UE adopte-t-elle une réglementation pour ne pas la respecter ? Le fait que ce soit l’Allemagne qui ait poussé à cette transgression n’est pas anodin. Je pense à un autre gazoduc, South Stream, qui aurait dû traverser la mer Noire, reliant la Russie à la Bulgarie puis aux Balkans et à l’Europe centrale. La Bulgarie n’ayant pas le même poids en Europe que l’Allemagne, il était hors de question qu’elle bénéficie elle aussi d’exemptions pour un gazoduc qui était pourtant comparable à Nord Stream au niveau de son montage. Cela dit beaucoup de choses sur l’ambivalence de l’UE.

Pour préciser un point, c’est bien des Verts qu’il s’agit lorsqu’on parle d’opposition au gazoduc en Allemagne ?  

Oui tout à fait. Ils se sont prononcés contre ce gazoduc. S’ils arrivent au pouvoir, la question sera de savoir s’ils maintiendront cette opposition. S’ils la maintiennent, quelle sera alors la marge de manœuvre pour tenter de faire fonctionner le gazoduc ? Le 1erjuin, les Russes ont annoncé que le premier des deux tubes de Nord Stream 2 était terminé. Cela ne signifie pas qu’il sera mis en fonction demain, il reste tout le raccordement, les certifications, etc. Mais plus la pose du tube est avancée, plus cela risque d’être compliqué, même pour les Verts, de faire en sorte qu’il ne soit pas mis en service. S’ils arrivent au pouvoir et sont cohérents, ils feront tout pour que le gazoduc ne soit pas rempli, du moins pas rempli de gaz naturel tel qu’on l’imagine. Après, on peut faire preuve d’imagination pour trouver un autre usage au gazoduc …

En ce qui concerne la France, sa position n’illustre-t-elle pas aussi sa difficulté à se positionner vis-à-vis de la Russie ?

Oui, il y a une ambiguïté française. Ce projet et ses atermoiements n’entrent pas dans le cadre du projet de relance de dialogue bilatéral initié par le Président Macron en 2019, mais il s’ancre dans un temps plus long. Le Président français a voulu initier une reprise de dialogues sur une multitude de sujets, mais ce sont pour la plupart des sujets de sécurité au sens de hard security. On traite les grandes questions internationales, on essaie de parler des traités de désarmement et à leur maintien ou à leur renouvellement, on tente d’initier une relation russo-européenne plus apaisée globalement. Dans cette démarche globale, le gazoduc apparaît comme un sujet minuscule, parmi bien d’autres et sur lequel les autorités françaises ne souhaitent pas forcément intervenir. La posture de la France vis-à-vis de la Russie découle d’une histoire longue de relations qui ont toujours été intenses ; je me mets là dans une perspective un peu séculière, mais, si je me concentre sur Nord Stream, je crois qu’il faut le regarder dans sa globalité, c’est-à-dire Nord Stream 1 et 2. Il y avait déjà une ambiguïté française concernant le premier projet : GDF n’est entrée que très tardivement dans le capital du projet.

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Pendant que s’exprimaient les oppositions en particulier de la Pologne et des États baltes, la France est restée très en retrait. Cela reflète la posture du pays également concernant Nord Stream 2 : si le gaz arrive, on prend ; sinon, on s’en fera une raison et on trouvera ailleurs. La France est d’autant plus à l’aise sur cette question, qu’elle bénéficie d’un mix énergétique très diversifié, qui ne la place pas en position de dépendance vis-à-vis de tel ou tel fournisseur d’énergie. Même si certains estiment que les autorités françaises auraient pu être un peu plus engagées, en soutien à l’Ukraine. Il en ressort quelque chose qui paraît un peu flou au niveau de la position française. En réalité ce n’est pas un sujet si sensible pour la France, on laisse les Allemands en première ligne.

Dans ce contexte, que restera-t-il du rôle en matière gazière de l’Ukraine après 2024, date d’expiration du contrat actuel entre Moscou et Kiev ?

C’est très important, c’est l’un des prétextes principaux de l’opposition des États-Unis. C’est un prétexte volontaire, on imagine bien que l’opposition de Washington n’est pas motivée uniquement par la défense de Kiev, néanmoins c’est extrêmement important. Ça remet à la une la question du soutien de l’Europe à l’Ukraine et à sa souveraineté. On peut penser que, si l’Europe est cohérente, il faudrait abandonner le gazoduc parce qu’il va affaiblir l’Ukraine qui touche des dividendes sur le transit du gaz russe. C’est là où il faut être attentif, non pas que je sois dans le secret des dieux, à ce qui se passe entre les États-Unis et l’Allemagne durant les négociations autour de Nord Stream 2. Les États-Unis viennent de faire marche arrière sur les sanctions relatives à Nord Stream 2, mais exigeraient que l’Allemagne soutienne l’Ukraine dans son rôle gazier.

On imagine bien que l’opposition de Washington n’est pas motivée uniquement par la défense de Kiev, néanmoins c’est extrêmement important. Ça remet à la une la question du soutien de l’Europe à l’Ukraine et à sa souveraineté.

Le post-2024 est donc compliqué à prévoir : on ne sait pas si le gazoduc sera en service, quelle sera la marge de manœuvre de part et d’autre. Une révolution dans le secteur énergétique est à l’œuvre en Ukraine. Un des points de négociations entre Washington et Berlin pourrait être une demande américaine de soutien actif de l’Allemagne à la transition énergétique de l’Ukraine. Le dernier contrat de transit de gaz russe via l’Ukraine a été négocié le 31 décembre 2019 ; l’échéance du 31 décembre 2024, date d’expiration de l’accord, sera essentielle.

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Je crois qu’il faut aussi faire attention au Bélarus, une partie du gaz russe transitant vers l’Europe passant par ce pays et par la Pologne. Depuis l’été 2020 et la mascarade électorale organisée par Minsk, les relations entre le Bélarus et l’UE se sont fortement détériorées. On sait que les toutes dernières sanctions adoptées par l’Union comportent un volet énergétique. Pour le moment, il ne s’agit pas de toucher le transit de gaz, dont l’UE a trop besoin. On sait néanmoins que ce serait un vecteur important de pression sur Minsk. La discussion en ce moment laisse émerger des débats plus intenses quant à l’efficacité des sanctions, qu’il s’agisse de celles adoptées à l’encontre du Bélarus ou de la Russie. J’en veux pour preuve l’intervention du Président français sur ce thème il y a quelques semaines. C’est un sujet délicat parce que s’interroger sur les sanctions implique d’être soupçonné de vouloir les lever puisqu’elles entravent aussi des entreprises situées en Europe de l’Ouest. Certainement, les exportations de gaz sont le levier le plus intéressant, mais très ennuyeux pour nous puisqu’on veut ce gaz. Je laisse de côté le débat sur l’aspect très politique du sujet avec l’impact sur les populations civiles. Ce serait un choix radical, qui aurait des conséquences à l’Ouest comme à l’Est. Mais, à terme, est-ce qu’on n’est pas aussi, avec Nord Stream 1 et 2, en train d’évincer le Bélarus de ce grand jeu comme pays de transit ? Jusqu’alors, on n’avait pas forcément étudié la question du transit de gaz russe sous cet angle, parce que le transit via le Bélarus ne posait pas de problème, en partie grâce au positionnement plus ou moins équilibré de Minsk entre Est et Ouest. La dérive bélarusse nous invite forcément à réfléchir désormais à cette question.

Sans s’attarder trop longtemps sur le sujet, peut-on dire comme on a pu le lire ces dernières années, bien que ce soit une notion particulièrement relative, que la question gazière soit un intérêt vital de l’Ukraine ?

C’est toujours très délicat comme question, rien n’est vraiment vital, on peut toujours trouver autre chose. Ce transit reste jusqu’à aujourd’hui extrêmement important pour le budget ukrainien, mais on peut envisager que l’Ukraine fonctionne différemment, invente un nouveau modèle et que ces rentrées d’argent soient compensées par autre chose demain. Il y a aussi une refonte du système énergétique ukrainien, Kiev affirmant désormais que l’Ukraine n’a plus besoin du gaz russe pour sa consommation intérieure. Il n’en reste pas moins que la molécule de gaz consommée en Ukraine est bien russe jusqu’à aujourd’hui, même si elle ne vient plus directement de Russie, mais passe par la Pologne ou la Slovaquie qui la revendent à l’Ukraine. Jusque récemment, Moscou imposait une clause dans ses contrats de vente interdisant la revente du gaz à d’autres clients. Depuis, ces contrats de long terme ont été assouplis et on parle désormais de flux inversés pour désigner ce gaz qui repart, par exemple depuis la Pologne, vers l’Est pour alimenter l’Ukraine. Concernant le gaz qui transite par l’Ukraine à destination de l’Europe de l’Ouest, le contrat signé fin 2019 prévoit une baisse des volumes transitant, ce qui acte bien le fait que l’Ukraine doit envisager de faire sans ou avec peu. Le budget ukrainien va s’en ressentir, mais, si on s’intéresse à ce qui est vital pour ce budget, on peut parler d’une multitude de choses, apports ou dépenses ; or on sait que l’économie ukrainienne a un énorme besoin d’être réformée pour être plus efficace et, notamment, moins corrompue.

La peur française que l’Allemagne devienne un hub gazier tout puissant en Europe est-elle fondée ? Le droit européen n’empêche-t-il pas, ou ne peut-il pas empêcher, qu’une telle situation s’installe ?

Je ne sais pas s’il y a une vraie « peur » française. La France est très pragmatique : si le gaz arrive en Allemagne, profitons-en ; s’il n’arrive pas, on trouvera ailleurs. Sous l’angle géopolitique, même si je ne suis pas certaine que la France soit focalisée sur cette question, on a longtemps pensé que Nord Stream 1 comme 2 renforçaient la dépendance de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie et, par extension, de toute l’Europe vis-à-vis du hub qu’est en train de devenir l’Allemagne. Cela semble peu inquiétant aux Européens d’être dépendants de l’Allemagne qui est un pays stable. En revanche, à l’échelle communautaire, il paraît intéressant de soulever la question du poids de l’Allemagne si les deux gazoducs fonctionnent à plein. C’est-à-dire si l’Allemagne a une capacité de 110 milliards de m3de gaz par an, qui seront en partie consommés par le pays qui en a besoin dans le cadre de sa transition énergétique radicale, mais qui seront aussi pour les restes redistribués en Europe. Est-ce qu’il vaut mieux un hub ou plusieurs points d’arrivée ?

La France est très pragmatique : si le gaz arrive en Allemagne, profitons-en ; s’il n’arrive pas, on trouvera ailleurs.

La France est un pays qui importe des énergies diverses de sources diverses. Elle n’a pas à craindre pour elle-même, rien ne l’empêche cependant de critiquer le fait que l’Allemagne s’arroge un rôle très conséquent au sein de l’Europe. Il me semble à tout le moins que peut s’exprimer une méfiance, voire une défiance, vis-à-vis d’une Allemagne qui dit quelque chose et fait autre chose. On l’a vu avec la position d’A. Merkel qui, pendant des années, a affirmé ne pas s’occuper de Nord Stream 2 qu’elle qualifiait de projet exclusivement économique. Tout le monde savait que cette posture n’était pas tenable, que ce projet était bien évidemment beaucoup plus que simplement économique. Alors, quand elle a changé de discours après une rencontre avec V. Zelensky pour admettre qu’il y avait également une dimension géopolitique à ce projet, personne n’a été surpris… On savait qu’elle le savait, c’était la moindre des choses de le reconnaître. Cela dit beaucoup, évidemment, de la relation germano-russe, une relation qui est particulière, qui n’est pas à l’image de la relation de la Russie – UE ou pas comparable non plus à celle qu’il y aurait entre la France et la Russie ; elle est tout à fait autre. Je souligne en outre que la défiance vient aussi du traitement qui a été réservé à Nord Stream 1 : l’exemption dont a pu bénéficier le gazoduc Opal ; qui prolonge par voie terrestre le Nord Stream 1 depuis le nord de l’Allemagne jusqu’à la frontière tchèque peut être vue comme une aberration communautaire.

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L’UE adopte un Paquet énergétique, fixe des règles pour l’ensemble de l’Union et, au prétexte que l’Allemagne le demande, viole ses propres lois. Quand ensuite on a annoncé qu’il y avait un projet Nord Stream 2, décision à nouveau russo-allemande, le commissaire européen à l’énergie Maroš Šefčoviča affirmé que l’Europe veillerait à ce que le troisième paquet soit respecté. Ce sera une question importante après les élections allemandes, si le projet doit aboutir. On sait déjà que, le 24 juin, l’opérateur Nord Stream a demandé à être certifié en tant qu’opérateur indépendant de transport en Allemagne, ce qui pourrait être une première étape en vue d’obtenir une exemption du 3epaquet énergétique qui prévoit que tout tube, terrestre ou sous-marin, pénétrant dans l’UE doit réserver un accès aux tiers.

Plus largement ne pensez-vous pas que la Russie, à l’image de cette question du gazoduc russo-allemand, adosse trop fortement sa posture sur la scène internationale via une action géopolitique de l’énergie ?

C’est un choix par défaut. On parle souvent de l’usage de l’énergie comme une arme géopolitique et géoéconmique par Moscou. Mais la Russie assure que c’est surtout elle qui est en position de fragilité du fait de sa trop forte dépendance vis-à-vis des exportations d’hydrocarbures. Elle en est tout à fait consciente, même si elle a fait usage de cette énergie comme une arme à plusieurs reprises. Si l’on regarde un peu l’histoire, ce n’est pas quelque chose de nouveau dans sa démarche que de priver un pays qui a une attitude qui ne lui convient pas de livraisons de gaz ou de pétrole. Pour prendre un exemple à la fin de l’URSS (la Russie n’étant certes pas l’URSS, mais affirmant s’inscrire dans son héritage), en 1990 quand la Lituanie a voulu proclamer son indépendance, la réaction immédiate de Moscou a été un embargo énergétique. La Lituanie était alors totalement dépendante du gaz et du pétrole russe. Vous étranglez un pays très rapidement et à moindre coût comme cela.

L’Ukraine n’est pas le premier exemple. Dans ce cas précis, si on reprend l’historique des crises de 2006 à 2009, le discours russe reste audible puisqu’il consiste à dire que la Russie est un fournisseur fiable qui honore ses engagements, qui n’a pas joué de quelconque carte énergétique et que, s’il y a eu litige sur le gaz avec l’Ukraine, celui-ci a porté sur la partie destinée à la consommation intérieure ukrainienne et non pas sur le transit ; Moscou rappelle que sa posture était légitimée par le défaut de paiement ukrainien. Il y avait en effet des arriérés de paiement monstrueux de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie pour sa propre consommation de gaz. En l’occurrence, on peut donc entendre l’argument de la Russie consistant à dire que la relation d’amitié avec l’Ukraine n’existe plus à partir de la révolution orange et qu’il n’y a alors plus de raison de lui accorder des prix réduits sur le gaz ou encore de lui autoriser des arriérés de paiement. Ensuite, quant à savoir si la Russie s’adosse trop fortement sur une utilisation géopolitique de l’énergie, je pense qu’elle le fait un peu par défaut. Elle dispose de cet outil et elle l’utilise parfois. Si on revient au Nord Stream, le discours russe est très clair et consiste à dire que le pays fournit du gaz à l’Europe qui est un client important, mais de moins en moins fiable du fait de sa volatilité, alors qu’elle-même, la Russie, est un fournisseur constant. Le discours de V. Poutine consiste à dire que le fournisseur est plus dépendant du client que le client du fournisseur. Ce sont en effet à peu près 65 % des exportations de gaz russe qui vont vers l’Europe ; à l’inverse, c’est seulement un tiers (pour certaines estimations, un maximum de 40 %) du gaz importé par l’UE qui provient de Russie. On constate là le rapport de dépendance.

Quant à Nord Stream 1 et 2, Moscou assume clairement qu’il est question de contourner les pays de transit qui lui posent des problèmes. Elle maintient le fait qu’elle n’a en aucun cas défailli sur ses livraisons à l’Ouest et que si manque il y a eu en janvier 2006 et en janvier 2009, c’est parce que l’Ukraine a « siphonné » une part du gaz qui transitait pas était destiné à l’Ouest. Le discours russe sur ce point est très construit et cohérent, il n’y a aucun complexe de ce côté à vouloir contourner des pays jugés inamicaux et problématiques. Lors de la construction de Nord Stream 1, la Pologne s’était plainte de n’avoir pas été considérée pour la pose d’un gazoduc terrestre qui serait passé sur son territoire. On peut comprendre que la Russie n’ait aucune envie de passer via les États baltes et la Pologne. Je ne défends pas la Russie, il y a de bonnes raisons pour lesquelles les relations avec ces États sont mauvaises et, s’il y avait débat, je dirais qu’elles sont à mettre du côté de Moscou. Mais le pragmatisme explique un certain nombre de choix de la Russie.

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Est-il possible que le projet de gazoduc Nord Stream 2 n’aboutisse pas alors que l’infrastructure en elle-même est quasiment intégralement construite ?

En effet c’est quasiment terminé, techniquement tout est prêt. Il reste quelques kilomètres de tubes à poser. Financièrement l’investissement est fait, ce serait économiquement incohérent d’y renoncer. Mais on peut envisager que le politique prenne le pas sur l’économique. Je ne tiens pas à faire de la prospective sur ce point, tout est à envisager. L’infrastructure sera bientôt prête, ce serait une décision très lourde que de renoncer à utiliser ce gazoduc.

Oui, la carte jouée par Moscou dans ce contexte est celle du fait accompli, la Russie sait très bien qu’économiquement ce n’est pas viable d’abandonner un tel projet.

On a vu depuis une vingtaine d’années que, en matière énergétique, la rationalité économique n’avait pas toujours primé. C’est pour cela qu’on dispose désormais entre les pays de l’UE et la Russie d’un réseau dense d’installations gazières qui dépassent désormais quasiment les besoins en volumes de gaz. Les investissements financiers sont considérables, mais ils sont justifiés par des considérations en réalité géopolitiques.

Il s’agit aujourd’hui d’une course contre la montre : plus le gazoduc sera avancé, voire s’il est achevé, en septembre (c’est-à-dire lors des élections en Allemagne) et plus il semblera difficile de renoncer à le mettre en service, même si les Verts remportent le scrutin. Ce renoncement apparaîtrait comme un énorme gâchis économique. Il n’est pour autant pas à exclure totalement.

Il me paraît intéressant, pour les semaines à venir, de suivre attentivement les négociations en cours entre Washington et Berlin pour comprendre ce qui se joue exactement (outre l’intérêt américain bien compris à vendre son GNL à l’Europe, tout en maintenant des relations satisfaisantes avec l’Allemagne). La « pilule » de Nord Stream 2 pourrait être avalée par les Américains, les Européens opposés au projet et les Ukrainiens si l’Allemagne s’engageait dans un soutien actif vis-à-vis de l’Ukraine, et notamment, de sa transition énergétique. L’idée serait que la suppression de son rôle de pays de transit soit compensée par ailleurs. Un autre point d’intérêt me semble-t-il porte sur le remplissage de Nord Stream 2 : pour le rendre plus vertueux, notamment aux yeux des Verts, il pourrait être utilisé pour accroître l’usage de l’hydrogène en Allemagne. Il y a fort à parier alors que beaucoup en Allemagne et dans le reste de l’Europe fermeraient les yeux sur les présupposés géopolitiques de ce tube.

Dans tous les cas, la Russie et les autres tenants de Nord Stream 2 ont tout intérêt à achever la pose du tube au plus vite.

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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