Les complots remontent au moins à l’Antiquité et nous serions en peine de dire qui a dénoncé le premier, qu’il ait été attribué aux riches, à une secte, à une faction, à des agents étrangers…
Pour qu’il y ait explication systémique d’événements majeurs par l’action occulte d’hommes puissants, organisés, influents – et pour que pareille thèse soit popularisée, notamment par le livre – nous avons un premier candidat sérieux : l’abbé Barruel (jésuite mort en 1820 qui expliquait la Révolution française par l’action délibérée des illuminés de Bavière et des Francs-maçons). L’inévitable Protocole des sages de Sion, rédigé en 1901 par un agent de l’Okhrana (1) (plus tard rallié à Lénine), Matveï Golovinski, remporte cependant la palme du complot le plus célèbre et le plus résistant à toute réfutation : sous le masque tant du capital que de la révolution, les dirigeants juifs sont responsables de tout et manipulent tout le monde.
Penser à rebours du récit majoritaire
Le complotisme a été analysé assez tôt par des philosophes comme Karl Popper. Il en décortique la double nature, surtout dans des sociétés dominées par les mass médias. Il faut d’une part que les tenants de la théorie refusent une « thèse officielle » : ils dépensent une énergie mentale folle à trouver des coïncidences troublantes, des preuves douteuses, des contradictions louches ; ils pensent à rebours du récit majoritaire des faits (guerres, élections, crises) et contredisent l’avis de ceux qui prétendent savoir et informer. Par ailleurs, les complotistes adhèrent à une explication alternative, la volonté d’une minorité, cette fois sans souci de démonstration sérieuse : ce sont les tout-puissants qui ont manipulé tout le monde (dont les médias et les experts). Partant d’un souci plutôt louable (tout vérifier), le complotiste prend ensuite pour argent comptant l’ensemble des faits qui accréditent l’intervention d’hommes résolus (que personne n’a démasqués sauf lui). Plus de contradictions ni de corrélations divergentes : un coupable. Tout s’explique par la seule volonté d’une minorité (l’erreur de raisonnement étant ici « tout » et « seule »).
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Plus un événement est traumatisant, plus il suscite des explications de ce type. En ce domaine, le 11 septembre 2001 – bien plus que l’assassinat du président Kennedy (qui après tout laisse soupçonner un vrai complot ?) – est insurpassable. Le refus d’accepter que la plus grande puissance de la planète ait été humiliée par une poignée d’hommes prêts à mourir a suscité la tentation de penser que tout cela est truqué. Le tout est démultiplié par la force d’Internet. Résultat : des millions de gens doutent des événements filmés auxquels ils furent des millions à assister à distance ; ils détectent du trucage, des impossibilités, une manipulation, une mise en scène.
Depuis, l’épidémie complotiste bien repérée a été mesurée par des sondages, dénoncée par des sites, des ONG, des livres. Elle est fréquemment invoquée dans les débats (en accuser son contradicteur sur un plateau de télévision est la meilleure façon de ne pas avoir à discuter ses arguments). Et pourtant elle s’étend.
Il y a, en effet, ceux pour qui nous sommes dirigés en sous-main par des reptiliens, des extraterrestres, des maîtres cachés du monde, des services secrets, des sociétés ésotériques ou une coalition de super-riches, etc. D’autres se choisissent un terrain plus restreint – les vaccins, les produits cancérigènes et autres dangers pour la santé, tel ou tel attentat truqué, la rotondité de la terre, le fait que l’homme ait débarqué sur la Lune, etc., tout serait faux. À tout cela, ils opposent une contre-explication ridiculisant science, histoire et médias… Les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent et l’arrière-monde est dominé par une volonté minoritaire. Une tendance banale de l’esprit humain – attribuer ce qui le chagrine à une force mauvaise, unique et orientée – favorise la prédisposition à privilégier les plans diaboliques. Donc pas le hasard, l’interférence des acteurs et la multi-causalité. Le tout s’épanouit dans les groupes en ligne : des milliers d’inconnus qui vous ressemblent à travers le monde cherchent dans la même direction que vous et vous confirment que vous avez bien raison de croire ce que vous croyez.
Ne pas jeter le doute avec l’eau du complotisme
Il faut, certes, déplorer ce phénomène (2). On doit le faire au nom de la science qui ne parvient plus à imposer ses critères de vérification ou au nom de la démocratie perturbée par des rumeurs et par la désignation de boucs émissaires. Mais une fois que nous nous serons bien moqués des jobards en ligne, que faire ? Nous devrions nous inquiéter d’autres dimensions.
La première est qu’il doit bien y avoir de temps en temps de « vrais » complots, même s’il n’est pas prouvé qu’ils réussissent à tout coup ni qu’ils soient si impénétrables. Les services secrets servent à quelque chose, les grands financiers et les gouvernants doivent avoir quelques projets concertés et, de temps en temps, le public tombe sur des preuves de manipulations passées de l’opinion par des professionnels de la communication. Ce peut être dans des circonstances historiques dramatiques (Timisoara, les couveuses de Koweit City, le « génocide » du Kosovo, les armes de destruction massive de Saddam Hussein…) mais aussi à l’occasion de trucages plus bénins comme dans l’affaire Benalla. Des gens comme George Soros se vantent de vouloir déstabiliser des gouvernements avec leur argent et des relais d’influence : du coup, le voilà accusé de complot. Est-ce si surprenant ?
Il faut donc tracer une ligne ferme entre :
– l’intention concertée de manipuler l’opinion, la Bourse, les institutions…, en fonction de ses croyances et de ses intérêts, intention qui existe peut-être ;
– l’efficacité des manœuvres de réseautage, d’influence, de désinformation… qui s’ensuivent : elles se heurtent à des concurrences, à des résistances, au hasard et à la friction, comme disait Carl von Clausewitz. Nous ne doutons pas des projets d’idéologues ou de dirigeants, nous doutons de leur taux de réussite ;
– l’interprétation des phénomènes géopolitiques, médiatiques, financiers, etc., que l’on peut faire en termes d’intérêt des puissants ou d’alliance objective : cela reste affaire d’opinion ;
– le délire qui consiste à penser qu’on nous cache tout et qu’il y a des forces invisibles (voire une seule) derrière toutes les apparences : on est alors confronté à un phénomène sectaire.
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Le complotisme des anticomplotistes
S’ajoute la dimension quasi complotiste d’un nouvel anticomplotisme libéral. Parallèlement à la pratique qui consiste à accuser son adversaire de fake news, à invoquer l’ère de la post-vérité, à dénoncer ses « discours de haine », stigmatisation et amalgame, il est facile de disqualifier l’opposant comme « complotiste » : si vous pensez que le gouvernement fait une opération de communication, que les classes supérieures partagent des intérêts, ou que les médias obéissent un peu à leurs propriétaires, si vous dénoncez le politiquement correct, vous êtes accusé de complotisme ! Anticapitalisme ou anti-impérialisme, contestation des médias ou de l’idéologie dominante, sont psychiatrisés comme obsession. Ou manipulation russe. D’où ce paradoxe : un progressiste comme Emmanuel Macron (3) affirme que son élection a été mise en danger par des trolls du Kremlin ou que le mouvement des gilets jaunes est manipulé par Moscou, plus la fachosphère et la gauchosphère. S’il n’y avait pas de telles officines et si les grands du Net censuraient mieux désinformateurs et conspirationnistes, personne ne serait gilet jaune ni n’adhérerait aux idées populistes. D’où un effet miroir qui s’énonce ainsi : les obsédés de la manipulation nous manipulent et tout le mal vient de là… Sinon tout le monde voterait pour moi.
- Police politique du tsar.
- Nous en avons nous-même fait la critique dans Désinformation. Les armes du faux (A. Colin, 2016) et Fake News. La manipulation en 2019 (VA Press 2019).
- Voir son interview dans Le Point du 2 février 2019 par E. Beretta.