Venant du banditisme pour aller vers le terrorisme, les islamistes sont d’un genre nouveau. Ce sont des hybrides de la violence, qui obligent à repenser la lutte contre la criminalité.
Entre 2015 et 2018, la majorité des auteurs d’attentats commis en France et en Europe occidentale (Belgique, Grande-Bretagne, Allemagne, etc.) au nom de l’État islamique présentent une particularité sociologique inédite dans l’histoire du terrorisme : ces « terroristes » sont issus de la délinquance de droit commun. Cette singularité en germe dans les deux décennies précédentes – Khaled Kelkal, gang de Roubaix, Mohamed Merah, etc. – est alors devenue un quasi-invariant aussi aveuglant que nouveau. Les éloquentes biographies de ces « terroristes » révèlent en effet un ancrage ancien dans des carrières de délinquance ou de banditisme, dans des routines de marginalité et d’anomie. Évidemment, la réalité djihadiste violente ne peut se réduire à ce seul facteur délinquant ou à un déterminisme mécanique (délinquance/terrorisme). Toutefois, cette sociologie « racaille » (Marx et Engels, La social-démocratie allemande, 1871) ou « islamo-racaille » (le chanteur Médine, 2015) démontre que la nature profonde de ces « terroristes » est prédatrice, non politique. Nous sommes en présence de gangsters ayant franchi le Rubicon de la politique, non de purs acteurs politiques usant de moyens illégaux pour défendre une cause [simple_tooltip content=’Contrairement à une idée reçue, il existe bien un profil type (et non unique) du terroriste islamiste en France : délinquant de droit commun, de sexe masculin, jeune, maghrébin, salafiste, musulman de naissance, psychologiquement perturbé.’](1)[/simple_tooltip]. La surreprésentation des délinquants de droit commun se retrouve aussi dans deux autres catégories proches : les « radicalisés » et les « djihadistes combattants étrangers », mais dans une proportion moindre.
Une islamisation de la délinquance
Finalement, l’originalité de ces individus conduit à les qualifier de manière nouvelle et spécifique. Les mots révélant les choses, les mots faisant émerger le réel, il convient en effet de les désigner par un concept juste, en rapport avec ce qu’ils sont réellement. Tous ces acteurs, en raison de leur profil mi-droit commun mi-politique, méritent le qualificatif d’hybrides de la violence, au sens où il n’est pas possible, en raison même de leur trajectoire personnelle, et de l’ambiguïté ou de la complexité irréductible de ce qu’ils sont, de continuer à les caractériser de manière simpliste en les rangeant dans une catégorie classique.
Ce diagnostic différent nous éloigne à l’évidence d’un confort intellectuel qui, de manière mécanique, conduit à des explications orientées uniquement vers l’idéologie (islamisation de la radicalité versus radicalisation de l’islam) ou le milieu social (pauvreté, exclusion). D’une certaine manière, cette singularité sociologique questionne sur le sens profond de ces crimes en série : ne devrions-nous pas réviser notre diagnostic, faire un pas de côté, afin d’interpréter ces attentats autant par l’histoire des banlieues françaises anomiques depuis les années 1970, des violences urbaines et du développement de la délinquance de rue que par la géopolitique syro-irakienne apparue en 2012 ? C’est en réalité l’histoire de la « camorrisation » de nos banlieues que nous devrions interroger.
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En effet, l’idéologie politico-religieuse n’explique que de manière imparfaite l’engagement djihadiste et terroriste. Pour une grande partie des terroristes et des djihadistes se revendiquant de l’État islamique, l’idéologie salafiste constitue en effet moins un but qu’un moyen : instrumentale, elle est un masque camouflant des motivations prédatrices (violence, argent, pouvoir) et des désordres psychiques. Nous assistons ainsi à une islamisation-salafisation de la criminalité de droit commun. Le fait que l’on trouve une majorité de gangsters ne signifie pas que l’on soit en présence d’une « islamisation de la radicalité » (en l’occurrence criminelle), mais plutôt d’islamistes passant aisément à l’acte criminel en raison même de leur habitus de déviance et de violence [simple_tooltip content=’Cet habitus de violence et de déviance est un élément prédictif d’un passage à l’acte terroriste.’](2)[/simple_tooltip]. L’idéologie leur procure une justification et une motivation supplémentaires pour des passages à l’acte délinquant et criminel dont ils sont des habitués. L’idéologie fonctionne moins comme un facteur déclencheur que comme un élément narratif habillant, plus ou moins consciemment, une décision née de mœurs de violence et de déviance. L’origine du terrorisme et du djihadisme violent est moins à rechercher dans une idéologie que dans un parcours criminel antérieur. L’idéologie n’est donc pas un marchepied vers la violence, mais plutôt un passage et une transition entre deux types de violences, d’abord prédatrice puis politico-religieuse.
Le nouveau contexte stratégique
Cet épisode d’hybridité peut sembler singulier. Il est en réalité symptomatique d’un contexte stratégique nouveau qui le rend intelligible et qui illustre des bouleversements géopolitiques majeurs. En effet, l’irrégularité et la violence prennent toujours les formes de leur époque. Elles reflètent un contexte stratégique dont elles sont l’expression et la traduction. Que ce contexte stratégique change, voire mute comme c’est le cas depuis la fin du xxe siècle, et cet « irrégulier », gangster ou terroriste, change à son tour. Nous conservons de l’irrégulier une représentation datée de la guerre froide : celle du partisan (la théorie du partisan de Carl Schmitt). Or l’irrégulier qui lui succède à la fin de la guerre froide demeure incompris : c’est un hybride, c’est-à-dire un mélange de bandit et de partisan.
En effet, outre le mur de Berlin (1989), le bloc de l’Est a pulvérisé en s’écroulant d’autres obstacles jadis infranchissables. Physiques, intellectuels, psychologiques, ces « murs » ont cédé, révélant de nouveaux acteurs, pour part politiques, pour part criminels. Jusqu’alors distincts et séparés, des corps hétérogènes et inconciliables forment désormais une symbiose, voire fusionnent. Les acteurs « politiques » (terrorisme, guérillas, milices, mouvements de libération) et « droit commun » (bandes, gangs, cartels, mafias) qui hier vivaient séparés dans les espaces et logiques de la guerre froide, sont soudain précipités, au sens chimique, sur la même scène violente et prédatrice. Nous assistons depuis à un double mouvement de criminalisation des acteurs politiques violents et de politisation des acteurs criminels/prédateurs. Autrement dit, pour utiliser une figure mythologique, la violence est devenue un Janus bifrons.
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Ainsi, l’impensable est devenu possible. Provoqué par ce brutal changement d’écosystème, un phénomène de mutation a rapproché – et parfois même, uni – deux espèces hier étrangères l’une à l’autre, le brigand et le militant. Un phénomène de mélange et de croisement s’est opéré entre le bandit et le politique (armé). Cette mutation génétique a provoqué le rapprochement et parfois la fusion de ces deux espèces hier ignorantes l’une de l’autre. L’hybridation révèle des porosités de méthodes et d’objectifs entre les entités « criminelles » et « politiques ».
Le monde chaotique voit ainsi s’estomper toutes les lignes de démarcation claires du passé telles que nous les connaissions. De manière fondamentale, il n’y a plus de consensus sur la caractérisation de ce que sont la paix et la guerre, ou sur la définition de l’ennemi. Les distinctions hier évidentes sont devenues floues : entre la paix et la guerre, entre le public et le privé, entre la police et l’armée, entre le terrorisme et le gangstérisme, entre le légal et l’illégal, entre le légitime et l’illégitime, etc. Le brouillard domine, avec le sentiment que les frontières s’estompent et se mélangent. Bref qu’elles s’hybrident.
Au monde stable de la guerre froide a succédé celui du chaos. Dans la sphère de la violence, le chaos ne tient pas à un bouleversement quantitatif des désordres mondiaux. Il ne semble pas que le monde subisse plus de guerres et de violences politiques et sociales ou qu’il compte plus de terroristes et de brigands que par le passé. Peut-être même moins en apparence. Il n’y a pas d’âge d’or. Le monde est chaotique en raison de changements non pas quantitatifs, toujours difficiles à démontrer, mais qualitatifs.