<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le terrorisme djihadiste, l’ennemi absolu ?

7 septembre 2020

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Le terrorisme djihadiste, l’ennemi absolu ?

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La France a connu plusieurs phases de terrorisme à l’époque contemporaine, ainsi la vague de terrorisme anarchiste qui toucha l’Europe et en particulier la France à la fin du xixe siècle : la réponse particulièrement brutale qui fut celle de la République à partir de 1893 déboucha dans un premier temps sur une radicalisation de la « propagande par le fait », mais amena aussi rapidement l’éradication du phénomène qui migra en mutant profondément vers l’action syndicale. En ira-t-il de même du terrorisme islamiste ?

 

Selon la formule de Gérard Chaliand, le terrorisme a comme caractéristique de provoquer un choc médiatique et psychologique beaucoup plus important que les conséquences purement militaires – ou criminelles si l’on préfère – qu’il entraîne.

Le géopoliticien appelle ainsi à ne pas exagérer ces effets pour sanglants et impressionnants qu’ils soient. Les accidents de la route, la tabagie ou l’alcoolisme font beaucoup plus de victimes. Il faut apprendre, nous dit-on, à « vivre avec le terrorisme », c’est-à-dire à refuser de se laisser impressionner par lui. Israël nous fournirait l’exemple à suivre.

Les Européens y sont-ils prêts ? Israël, dit-on, est une armée qui a trouvé un pays. Sa société fait preuve d’une cohésion remarquable, la militarisation de la nation se traduit entre autres par un service militaire de trois ans pour les hommes et de près de deux ans pour les femmes, et les attentats ne font que renforcer la volonté de résistance de l’immense majorité des habitants. « Vivre avec le terrorisme », cela signifie le combattre et réduire sa capacité de nuisance et non pas « s’accommoder du terrorisme ».

Faute de tels atouts, les effets psychologiques du terrorisme risquent de dominer, en particulier s’il s’agit de terroristes islamistes qui espèrent mobiliser derrière eux une partie de la communauté musulmane de nos pays. Leur stratégie consiste à dresser les Occidentaux contre l’islam, y compris en Europe et aux États-Unis, afin de provoquer une guerre civile, une perspective qui sidère et peut conduire à toutes les concessions, à tous les abandons.

Il faut donc comprendre la stratégie et les motivations des islamistes.

 

Que veulent les terroristes ?

 

« Expliquer c’est déjà excuser » aurait dit Manuel Valls après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. N’en déplaise à l’ancien Premier ministre, le travail d’explication est indispensable. Car les jeunes kamikazes de Paris ou de Bruxelles, enfants de nos sociétés qui se voulaient post-historiques, ne sont pas des fous.

La dimension spécifiquement eschatologique de leur combat est souvent niée, au nom des meilleures intentions : éviter l’amalgame avec l’ensemble des musulmans, lutter contre l’« islamophobie » en découplant leur action de sa dimension religieuse, mais la plupart du temps le résultat est inverse. Les chercheurs spécialistes du djihadisme, évoluant pour la plupart en dehors du champ universitaire (1), ont beau rappeler cette motivation, tout se passe comme si les sociétés occidentales ne pouvaient pas la penser en dehors du registre de la psychiatrie. Tout cela renvoie au propre vide sidéral des sociétés développées sur les questions existentielles. C’est d’un décrochage culturel qu’il s’agit : l’effet de masse et la ghettoïsation de fait des populations musulmanes amènent à la constitution d’une contre-société où les références d’origine prévalent et où le contrôle social a davantage d’occasions de se concrétiser (notamment à travers la « protection » du corps des femmes).

Derrière la violence, notre société ne veut voir que la marginalité. Le djihadisme serait ainsi un sous-produit de la délinquance, de la frustration, voire une forme de folie. Ce refus de prendre au mot les djihadistes nous empêche de voir que notre post-modernité, liquidatrice du sacré et du tragique, alimente en retour cette expansion. L’incapacité à penser la dimension religieuse du phénomène en l’évacuant ou en la minorant (on ne reviendra pas ici sur la thèse des tenants de l’islamisation de la radicalité (2)) a ceci de tragique qu’elle s’accompagne simultanément d’un discours normatif sur la religion musulmane, à l’aune de nos valeurs post-modernes et au nom de notre laïcité.

C’est ce danger mortel qui guette les sociétés post-modernes : la sidération face à une violence, une détermination que nous ne comprenons pas et qui psychologiquement mène aux mêmes processus, toutes choses égales d’ailleurs, qui virent les Allemands de l’Ouest défiler contre les Euromissiles en 1982 et reprendre le slogan « plutôt rouges que morts ».

Le terrorisme islamiste peut réussir, même s’il est éradiqué (provisoirement ?) dans ses foyers locaux. Les percées politiques et sociétales de l’islam, y compris en Europe, sont à prendre au sérieux. Les demandes récurrentes d’une plus grande visibilité de la religion musulmane dans la société, la demande d’un traitement particulier pour les musulmans sont autant de tendances de fond qui profitent plus ou moins directement de la menace terroriste. « Comme d’habitude les terroristes seront vaincus » affirmait Dominique Moïsi dans Les Échos. En tant qu’individus probablement ; en tant que groupe peut-être, mais déjà les accommodements raisonnables au Canada ou au Royaume-Uni font une place à la loi islamique, la charia, au risque que se réalise la prédiction de Michel Houellebecq dans Soumission. Le 4 août dernier un conseil local de Sidney, en Australie, a bloqué la construction d’une synagogue parce qu’elle risquait d’être une cible pour les terroristes !

 

A lire aussi : Terrorisme en France. Une simple affaire d’incompétence. Cinq questions à Xavier Raufer

L’ennemi va à l’essentiel 

 

Les attentats de Paris en 2015, de Bruxelles en 2016 ont ému les Européens : des capitales ont été frappées en leur cœur, qui plus est avec un modus operandi – l’attentat suicide – inédit sur le Vieux Continent. Ces actes sidérants auraient pu entraîner aussi une réflexion qui n’appartienne pas seulement au registre des larmes ou de la posture martiale dont se délectent les hommes politiques, en particulier en France. Comme le souligne Marcel Gauchet : « La petite guerre est le moyen pour nos responsables de renouer un instant avec la grande politique dont ils se tiennent assez éloignés habituellement. (3) » Car les islamistes ont provoqué une conséquence qu’ils ne soupçonnaient sans doute pas : nous obliger à nous poser la question de notre propre modèle et de nos propres valeurs.

Lorsqu’ils menacent de s’en prendre à la tour Eiffel, ce n’est pas parce que nous l’éteignons de façon compulsive à chaque attentat dans le monde « civilisé », mais parce qu’elle symbolise Paris et la France. A fortiori, lorsque le père Hamel est égorgé en pleine messe, lorsque l’église de Villejuif manque d’être frappée par un attentat, le terrorisme islamiste renvoie aux racines chrétiennes de la France, dans une vision eschatologique que la modernité a pourtant évacuée depuis longtemps. Il est vrai que l’attentat contre Charlie puis contre le Bataclan ne renvoie pas exactement à l’identité de nos sociétés, plutôt à nos modes de vie ainsi qu’à certaines de nos valeurs héritées des Lumières, à commencer par la liberté. Le terrorisme islamiste va à l’essentiel en s’en prenant à tout notre héritage culturel, de la chrétienté aux Lumières et à nos choix de société. En ce sens il est bien l’ennemi absolu.

Le terrorisme, voilà l’ennemi donc. Si le bilan des attentats reste dérisoire par rapport aux morts sur la route ou aux chiffres affolants des victimes de la guerre des cartels mexicains, l’essentiel n’est pas là. La peur, la sidération restent de mise dans nos sociétés. Pour l’instant, rien ne paraît significativement venir combler ce désavantage que nous avons sur l’ennemi.

 

 

  1. Notamment David Thomson, auteur d’une enquête passionnante Les Français djihadistes, Les Arènes, 2014.
  2. Thèse d’Olivier Roy en particulier : c’est la radicalité, la délinquance, la révolte contre la société qui prime, l’islam est second et se contente de lui donner un visage.
  3. Marcel Gauchet, Comprendre le Mal français, Stock, 2015, p. 158.
À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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