Terrorisme au Sahel : l’heure du bilan

21 août 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Barkhane est la plus importante opération extérieure actuellement menée par l’armée franaise. //ZEPPELINNETWORK_001/2201201050/Credit:ANTONIN BURAT / ZEPPELIN/SIPA/2201201054

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Terrorisme au Sahel : l’heure du bilan

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Après 9 ans de présence, l’armée française a quitté le Mali sans que les problèmes structurels du pays et les causes du terrorisme ne soient réglés. La France et les Occidentaux ont commis, dès le début de l’intervention, une série d’erreurs qui ont conduit à l’imbroglio actuel.

Analyse de Bernard Lugan parue sur son site L’Afrique réelle.

Au Sahel, la situation semble être désormais hors contrôle. Exigé par les actuels dirigeants maliens à la suite des multiples maladresses parisiennes[1], le retrait français a laissé le champ libre aux GAT (Groupes armés terroristes), leur offrant même une base d’action pour déstabiliser le Niger, le Burkina Faso et les pays voisins. Le bilan politique d’une décennie d’implication française est donc catastrophique.

Un désastre qui s’explique par une erreur originelle de diagnostic. La polarisation sur le jihadisme fut en effet l’alibi servant à masquer la méconnaissance des décideurs français, doublée de leur incompréhension de la situation, le jihadisme étant d’abord ici la surinfection de plaies ethniques séculaires et même parfois millénaires.

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Cesser de voir la question du Sahel à travers le prisme de nos idéologies européo-démocratico-centrées et de nos automatismes, est désormais une impérieuse nécessité. Replacer les évènements actuels dans leur contexte historique régional est donc la première urgence puisqu’ils sont liés à un passé toujours prégnant  conditionnant largement les choix et les engagements des-uns et des autre[2].

Je l’ai déjà maintes fois écrit, mais il importe de le redire, quatre principales erreurs expliquant l’actuelle dégradation de la situation sécuritaire régionale ont été commises par les décideurs politiques français :

Erreur n°1

Avoir « essentialisé » la question en qualifiant systématiquement de jihadiste tout bandit armé ou même tout porteur d’arme.

Erreur n°2

Avoir pris pour « argent comptant » la cuistrerie des « experts » qui leur ont fait croire que ceux qu’ils qualifiaient de jihadistes étaient mus par la volonté de combattre l’islam local « déviant ». Or, dans la plupart des cas, nous étions en présence de trafiquants se revendiquant du jihadisme afin de brouiller les pistes ; parce qu’il est plus valorisant de prétendre combattre pour la plus grande gloire du Prophète que pour des cartouches de cigarettes ou des cargaisons de cocaïne. D’où la jonction entre trafic et religion, le premier se faisant dans la bulle sécurisée par l’islamisme.

Erreur n°3

Avoir refusé de voir que nous étions face à l’engerbage de revendications ethniques, sociales, mafieuses et politiques, opportunément  habillées du voile religieux. Selon Rikke Haugegaard (2018) « La charia « business du désert ». Comprendre les liens entre les réseaux criminels et le djihadisme dans le nord du Mali. », En ligne, nous serions ainsi en présence de tout cela à la fois, avec des degrés différents d’importance de chaque point selon les moments :

«  Les actions des groupes jihadistes sont guidées par une combinaison de facteurs, allant des luttes de pouvoir au niveau local aux conflits claniques internes, en passant par la poursuite d’intérêts économiques associés au commerce de contrebande ».

Dans son rapport du 12 juin 2018, Crisis Group écrivait :

« (…) la frontière entre le combattant jihadiste, le bandit armé et celui qui prend les armes pour défendre sa communauté est floue. Faire l’économie de cette distinction revient à ranger dans la catégorie « jihadiste » un vivier d’hommes en armes qui gagnerait au contraire à être traité différemment »  Crisis Group., (2018) « Frontière Niger-Mali : mettre l’outil militaire au service d’une approche politique ». Rapport Afrique n°261,12 juin 2018.

Erreur n°4

Cette erreur qui explique les trois autres est l’ignorance des constantes ethno-historico-politiques régionales, ce qui a eu deux grandes conséquences négatives :

– Des explications simplistes ont été plaquées sur la complexe, mouvante et subtile alchimie humaine sahélienne.

– Alors qu’ici, le jihadisme est d’abord la surinfection de vieilles plaies ethno-historiques, proposer comme solution l’éternel processus électoral qui n’est rien d’autre qu’un sondage ethnique grandeur nature, la nécessité de combler le  « déficit de développement » ou la recherche de la « bonne gouvernance » relève du charlatanisme politique…

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Voilà pourquoi un conflit localisé à l’origine au seul nord-est du Mali, limité à une fraction touareg, et dont la solution passait par la satisfaction de revendications politiques légitimes de cette dernière, s’est transformé en un embrasement régional échappant désormais à tout contrôle.

Retour en arrière :

En 2013, alors qu’il eut fallu conditionner la progression de Serval et la reconquête des villes du nord du Mali à des concessions politiques du pouvoir de Bamako, les décideurs français ont tergiversé. Puis ils n’ont pas osé les imposer aux autorités sudistes maliennes, choisissant de s’arc-bouter sur l’illusion de la démocratie et sur le mirage du développement.

Or, comme les évènements le démontrent constamment, en Afrique, démocratie = ethno-mathématique, ce qui a pour résultat que les ethnies les plus nombreuses remportent automatiquement les élections. Voilà pourquoi, au lieu d’éteindre les foyers primaires des incendies, les scrutins les ravivent. Quant au développement, tout a déjà été tenté en la matière depuis les indépendances. En vain. D’ailleurs, comment  peut-on encore oser parler de développement quand il a été démontré que la suicidaire démographie africaine en interdit toute possibilité ?

Oublieux de l’histoire régionale, les décideurs français n’ont pas vu que les actuels conflits sont d’abord des résurgences de ceux d’hier, et, qu’étant inscrits dans une longue chaîne d’évènements, ils expliquent les antagonismes ou les solidarités d’aujourd’hui.

Ainsi, avant la colonisation, les sédentaires du fleuve et de ses régions exondées étaient pris dans la tenaille prédatrice des Touareg au nord et des Peul au sud. A la fin du XIX° siècle, avec la colonisation libératrice, l’armée française bloqua l’expansion de ces entités prédatrices nomades dont l’écroulement se fit dans l’allégresse des sédentaires qu’elles exploitaient, dont elles massacraient les hommes et vendaient les femmes et les enfants aux esclavagistes du monde arabo-musulman.

Mais, ce faisant, la colonisation renversa les rapports de force locaux en offrant une revanche aux victimes de la longue histoire africaine, tout en rassemblant razzieurs et razziés dans les limites administratives de l’AOF (Afrique occidentale française). Or, avec les indépendances, les délimitations administratives internes à ce vaste ensemble devinrent des frontières d’États à l’intérieur desquelles, comme ils étaient les plus nombreux, les sédentaires l’emportèrent politiquement sur les nomades, selon les lois immuables de l’ethno-mathématique électorale.

Comment les décideurs français purent-ils alors imaginer qu’avec des moyens dérisoires à l’échelle du théâtre d’opérations, et alors que les pays de la BSS sont indépendants, il allait être possible à Barkhane de refermer ces plaies ethno-raciales ouvertes depuis la nuit des temps et qui constituent le terreau des  groupes armées terroristes (GAT) ?

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En 2020, à cette ignorance du milieu et de son histoire s’est ajoutée  l’incompréhension d’une situation nouvelle, quand la lutte à mort opposant l’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara) à AQMI ( Al-Qaïda pour le Maghreb islamique), s’exacerba, offrant ainsi à la France une superbe opportunité d’action. Mais encore, eut-il fallu que les « petits marquis »  diplômés des Sciences-Po qui font la politique africaine de la France sussent que :

– L’EIGS rattaché à Daech a pour objectif la création dans toute la BSS (Bande sahélo-saharienne), d’un vaste califat trans-ethnique remplaçant et englobant les actuels Etats.

– Tandis qu’AQMI, est l’émanation locale de larges fractions des deux grands peuples  à l’origine du conflit, à savoir les Touareg et les Peul, dont les chefs locaux, le Touareg Iyad Ag Ghali et le Peul Ahmadou Koufa, ne prônent pas la destruction des actuels Etats sahéliens.

Or, comme ils sont ignares, les décideurs politiques parisiens n’ont pas su profiter de cette opportunité pour changer de politique ainsi que, connaissant quelque peu la région, je le suggérais dans mon communiqué du mois d’octobre 2020 intitulé « Mali : le changement de paradigme s’impose ».

D’autant plus que, et plus encore, le 3 juin 2020, la mort de l’Algérien Abdelmalek Droukdal, le chef d’Al-Qaïda pour toute l’Afrique du Nord et pour la bande sahélienne, abattu par l’armée française, avait donné leur autonomie au Touareg Iyad ag Ghali et au Peul Ahmadou Koufa, les libérant ainsi de toute sujétion extérieure. Les « émirs algériens » qui jusque-là avaient  dirigé Al-Qaïda dans la BSS ayant été liquidés par Barkhane, Al-Qaïda n’y était donc plus dirigé par des étrangers, par des « Arabes », mais par des « régionaux ».

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Paris ne comprit pas davantage que ces derniers avaient une approche politique régionale, que leurs revendications étaient d’abord des résurgences enracinées dans leurs peuples, et que le « traitement » des deux fractions jihadistes méritait donc des remèdes différents. Ne voyant pas qu’il y  avait une opportunité à la  fois politique et militaire à saisir, les décideurs parisiens refusèrent catégoriquement tout dialogue avec  Iyad ag Ghali. Bien au contraire, le président Macron déclara même qu’il avait donné comme objectif à Barkhane de le liquider. De fait, obéissant aux ordres, le 10 novembre 2020, les forces françaises tuèrent Bag Ag Moussa, le lieutenant d’Iyad ag Ghali, alors que, depuis plusieurs mois, les responsables militaires français sur le terrain, avaient, fort intelligemment, évité de s’en prendre directement à cette mouvance.

Contre ce que préconisaient les chefs militaires de Barkhane, Paris s’obstina donc dans une stratégie « à l’américaine », « tapant » indistinctement tous les GAT péremptoirement qualifiés de « jihadistes », refusant ainsi toute approche « fine »… « à la  Française »…

Voilà pourquoi, en définitive, additionnant les erreurs, enfermés dans leur bulle idéologique et négligeant de prendre en compte le poids de l’ethno-histoire, les dirigeants français ont défini une politique brumeuse confondant les effets et les causes. Une politique qui ne pouvait déboucher que sur le désastre actuel…


[1] Voir entre autres sur le blog de l’Afrique Réelle mes communiqués du mois d’août  2019 « Sans prise en compte de l’histoire, la guerre du Sahel ne pourra pas être gagnée » ; d’octobre 2020 « Mali : le changement de paradigme s’impose » ; de juin  2021 « Barkhane victime de quatre principales erreurs politiques commises par l’Elysée », et de février 2022 « Mali : les éthers idéologiques expliquent l’éviction de la France ».

[2] Voir à ce sujet mon livre : « Les guerres du Sahel des origines à nos jours ».

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À propos de l’auteur
Bernard Lugan

Bernard Lugan

Universitaire, professeur à l'École de Guerre et aux Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Expert auprès du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). Directeur de la revue par internet L'Afrique réelle.

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