Au Sahel, la Mauritanie est le seul pays à ne pas avoir connu d’attaques djihadistes depuis 2011, alors même que la région connaît une forte dégradation sécuritaire et que son voisin malien subit des attaques répétées. Cette « exception mauritanienne » s’explique par une stratégie à la fois multidimensionnelle et spécifiquement sahélienne, pragmatique et adaptée à la guerre dans le désert.
La Mauritanie, un territoire épargné par les attaques
Au Sahel, la montée en puissance des groupes armés terroristes (GAT) représente un défi majeur à la paix et à la sécurité dans la région. La contagion de la menace semble inexorable, malgré la présence des troupes françaises depuis 2013 et une coopération régionale sécuritaire importante. Si les attaques se concentrent dans le centre du Mali, le nord-est du Burkina Faso et l’ouest du Niger, la menace se propage désormais dans les pays du golfe de Guinée : la Côte d’Ivoire, le Togo ou encore le Bénin font régulièrement état d’incursions djihadistes sur leur territoire. Le retrait partiel des quelque 5 100 soldats français de l’opération antiterroriste Barkhane[1] assombrit un peu plus les perspectives sécuritaires de la région.
Dans ce tableau, la Mauritanie, vaste territoire désertique d’environ 4,6 millions d’habitants, fait figure d’exception. Aucune attaque terroriste n’a été recensée sur son sol depuis le 20 décembre 2011, alors même que le pays partage une frontière de 2 200 km avec le Mali, épicentre de la crise au Sahel avec le Burkina Faso. La Mauritanie semble être le premier exemple d’une victoire contre les GAT dans la région, et un exemple édifiant de passage d’une situation de menace terroriste à une phase de stabilisation et d’amélioration de la situation sécuritaire[2]. Cette immunité suscite une interrogation : comment le pays a-t-il pu contenir la menace terroriste et la maintenir éloignée depuis plus d’une décennie ?
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Le pays était pourtant le candidat initial et bien involontaire à une déstabilisation durable par les groupes armés sahéliens. La République islamique de Mauritanie fut en effet le premier pays de la sous-région à être frappé par des attaques terroristes en 2005, visée par Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) depuis son voisin du nord, l’Algérie.
Dans la ligne de mire des GAT
Entre 2005 et 2007, l’expansion de groupes islamistes en Algérie touche alors de plein fouet la Mauritanie. Cherchant à échapper à la pression toujours croissante de l’appareil sécuritaire algérien, les insurgés ont trouvé refuge dans les régions inhabitées du Sahel situées au sud de l’Algérie, y compris les dunes de l’immense désert mauritanien[3]. Le GSPC a cherché à y établir sa présence au moyen d’une attaque, le 4 juin 2005, contre une caserne de l’armée mauritanienne à Lemgheity, dans le nord-est du pays, faisant 15 morts parmi les soldats[4]. Dès lors, et jusqu’en 2011, le pays enregistre une multiplication d’attentats, notamment l’assassinat de quatre touristes français près d’Aleg, à 250 km à l’est de Nouakchott, et la mort de quatre soldats lors d’une attaque à El Ghallawiya en décembre 2007[5]. Le pays, devenu par ailleurs le théâtre de plusieurs enlèvements d’Occidentaux, semble alors constituer une cible facile pour la branche saharienne du GSPC – rebaptisée Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 – qui parvient à se déplacer aisément sur ses vastes étendues de territoires ingouvernés, ainsi qu’à y recruter et y fomenter ses opérations. Le pays passe sous les feux des médias et l’inquiétude grandissante suscitée par l’insécurité conduit les organisateurs du « Paris-Dakar » à annuler la course en janvier 2008 pour la première fois de son histoire[6].
En particulier, un attentat mené en septembre 2008 à Tourine, dans le nord du désert mauritanien, où 12 soldats sont enlevés puis décapités, frappe les esprits et tire la sonnette d’alarme jusque dans les plus hautes sphères de l’armée. L’attaque révèle une armée sous-payée, sous-équipée et démoralisée, ne parvenant pas à faire face à cet ennemi invisible. Quels moyens mettre en œuvre pour lutter contre un mode d’action[7] – le terrorisme – dont les manifestations sont aussi soudaines que diffuses ? Il devenait clair qu’une refonte du dispositif militaire doublée d’une stratégie multidimensionnelle – religieuse, culturelle, politique, juridique et sécuritaire – devait être mise en place pour parvenir à inverser l’avancée des insurgés et de leur stratégie d’endoctrinement.
Une refonte de l’armée
Des investissements substantiels pour moderniser l’armée étaient devenus nécessaires pour contrer la menace. La Mauritanie ne pouvait alors prétendre vouloir égaler en taille ou en capacité l’arsenal militaire de son puissant voisin, l’Algérie, et ne tâcha d’ailleurs pas d’y parvenir. De fait, la guerre asymétrique qui se déroulait dans le désert ne nécessitait pas d’acquérir du matériel lourd dit « de haute intensité » ou des équipements très sophistiqués au coût rédhibitoire. Ce dont l’armée mauritanienne avait besoin de prime abord était d’une réforme et d’une modernisation structurelles pour la rendre adaptée aux réalités d’un conflit non conventionnel dans le désert ou sur ses côtes.
Cette restructuration de l’armée est amorcée par le général Mohamed Ould Abdel Aziz. Cet ancien chef de la sécurité présidentielle, profitant du contexte troublé, s’empare du pouvoir en 2008 à la faveur d’un coup d’État militaire, avant d’être élu président un an plus tard, puis réélu en 2014. Il développe une stratégie globale pour endiguer la menace et, grâce à une embellie du contexte économique marqué par une augmentation de l’exploitation des ressources minières (or, cuivre et fer notamment), lance les plus importantes réformes de l’histoire mauritanienne à ce jour.
Le processus de modernisation militaire démarre avec une augmentation substantielle du budget militaire, qui passe d’une enveloppe de 123 millions de dollars USD en 2008 à plus de 200 millions en 2020, soit une augmentation de presque 63% en douze ans[8]. Cela représente un effort conséquent pour un pays aussi pauvre (environ 2,5% de son PIB sont ainsi consacrés à la défense), mais les dépenses vont se porter sur des choix stratégiques qui se révéleront particulièrement pertinents, privilégiant les réformes structurelles et l’acquisition de matériel adapté à ses besoins[9], mais aussi l’amélioration des infrastructures de combat et de la qualité de vie des soldats.
En premier lieu, cette augmentation du budget de la défense permet d’accélérer la formation militaire, l’acquisition de nouveaux armements et matériels, ainsi que la création de forces spéciales. D’autres interventions, plus symboliques, portent sur la qualité de vie des soldats. La rénovation de casernes vétustes, la fourniture de nouveaux uniformes et des revalorisations des salaires et des soldes pour tous les personnels militaires[10] permettent d’améliorer le moral des troupes, de dynamiser le recrutement et de fidéliser les militaires compétents, tout en favorisant la lutte contre la corruption et en rendant l’armée plus attractive que les groupes djihadistes.
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En outre, réaliste et pragmatique, loin d’engouffrer ses ressources dans des équipements onéreux, la Mauritanie préfère acquérir du matériel militaire adapté au contexte local et au coût d’exploitation soutenable. C’est ainsi qu’en matière de capacités aériennes, les autorités misent sur l’Embraer EMB 314 Super Tucano brésilien, un aéronef léger à hélice conçu pour voler à des températures élevées et dont la capacité d’emport d’armement le rend idéal pour contrer les pick-up de djihadistes dans le désert[11]. En parallèle, afin de lutter contre le trafic de drogue et de cigarettes et de contrôler les routes migratoires, la marine nationale mauritanienne acquiert des navires modernes auprès de constructeurs chinois pour protéger ses 754 kilomètres de côtes[12]. Enfin, tout en conservant son unique bataillon de vieux chars T‑55, les autorités équipent leurs forces terrestres de pick-up modernes, rustiques et rapides, surclassant ceux des djihadistes, ainsi que de véhicules tactiques légers de type ALTV (ACMAT light tactical vehicle)[13].
Une stratégie de guérilla, adaptée au champ de bataille
Malgré l’ampleur des dépenses, l’armée mauritanienne n’a que peu augmenté ses effectifs, composés d’environ 20 000 hommes. Cela représente déjà un taux d’enrôlement significatif au regard de la population du pays (4,65 millions d’habitants en 2020). À titre de comparaison, le Niger et le Mali affichent des effectifs analogues pour des populations quatre à cinq fois plus nombreuses. En revanche, la Mauritanie a entièrement transformé ses doctrines et ses opérations. Pour être efficace, il lui a fallu moderniser son armée trop lente, ses structures trop lourdes et ses méthodes dépassées face à des groupes armés plus agiles et mobiles, parfaitement adaptés à l’environnement désertique où ils évoluent.
Calquant son modèle opératoire sur celui des GAT qu’elle combat, la Mauritanie se lance dans la création de huit Groupes Spéciaux d’Intervention (GSI), des unités d’élite, légères et mobiles, conçues pour être polyvalentes. Pour favoriser leur cohésion, chaque unité de GSI se limite à environ 200 hommes, bien entraînés et ayant servi ensemble pendant plusieurs années[14]. Solidement équipées en matériels logistiques et en munitions (eau, vivres, véhicules 4 × 4 armés de mitrailleuses lourdes et adaptées à la guerre du désert), ces unités « nomades » peuvent mener des opérations antiterroristes de façon autonome. À l’instar de l’ennemi qu’ils traquent, elles sont ainsi capables de circuler durant plusieurs jours dans le désert sans ravitaillement.
Les GSI sont chargés de sécuriser le désert mauritanien et en particulier les abords des frontières, qui font l’objet d’une grande attention. Afin d’interdire l’accès sur son sol des groupes djihadistes qui s’épanouissent au Mali, la Mauritanie a conçu une stratégie locale, adaptée au contexte sahélien. Les frontières, tracées « au cordeau » au moment de l’indépendance, traversent des zones extrêmement arides, mais sont néanmoins zébrées de routes de transhumance séculaires, lieux de passage traditionnel de populations et de marchandises, pour le commerce licite comme pour divers trafics. L’armée mauritanienne a donc pris le parti de placer des postes de contrôle fixes sur ces routes transfrontalières, lesquelles rejoignent en général les points d’eau. Le reste de cette vaste région désertique et inhospitalière de 850 kilomètres sur 250, où nul individu « honnête » n’est supposé circuler est déclarée « zone militaire » en 2008[15]. Dans cette zone, délimitée par Cheggat au nord-est, Ain Bentili au nord-ouest, Dhar Tichitt au sud-ouest et Lemreyye au sud-est, toute personne qui se déplace est systématiquement appréhendée par les GSI, guidée au sol par l’armée de l’air mauritanienne qui dispose désormais d’une capacité suffisante pour lancer des opérations de surveillance et de reconnaissance et détecter les véhicules suspects[16].
En parallèle, l’accent a été mis sur les services de renseignement, maillon crucial dans les opérations antiterroristes. Jusqu’alors insuffisamment formé et mal équipé, essentiellement centré sur l’écoute d’opposants politiques, ce service s’est vu doté de moyens supplémentaires sous l’administration de Mohamed Ould Abdel Aziz. En développant à la fois leurs capacités techniques, avec l’acquisition de radars de surveillance, et les réseaux de renseignement humain sur le terrain, au moyen du Groupe Nomade (GN) de l’armée mauritanienne – des escadrons montés sur dromadaires –, les services de renseignement mauritaniens ont, là aussi, développé une stratégie spécifiquement sahélienne tout en décuplant leurs performances.
Le Groupement Nomade (GN), aussi appelé les Méharis, constitue un dispositif sécuritaire original et unique en son genre. Ces unités sillonnent le désert à dos de dromadaire et prolongent la présence de l’État dans les zones enclavées et les régions désertiques, difficiles d’accès et qu’aucun véhicule motorisé ne peut atteindre. « Notre Sahara n’est pas désert et chaque dune a un nom », rappelle l’écrivain mauritanien Mbarek Ould Beyrouk qui semble se référer à ces escadrons méharistes. Discrets et adaptés aux longues expéditions en milieu aride, ces derniers surveillent et renseignent les populations, leur portent assistance, assurent les soins médicaux, le curage des puits et exercent certaines fonctions de police de proximité[17]. Cette amélioration des conditions de vie des populations et la loyauté qu’elle génère envers le gouvernement se révèlent payantes puisqu’elle se traduit par une meilleure collecte de renseignement humain concernant les mouvements et trafics liés aux groupes armés.
Gagner les cœurs : le travail de déradicalisation des djihadistes
Au même moment, Nouakchott engage la bataille des esprits. Confronté à la radicalisation terroriste sur son territoire et la présence de cellules djihadistes[18], le pays riposte aussi sur le terrain des perceptions et de l’idéologie.
En Mauritanie, l’islam est un ressort capital de la stratégie de lutte contre le terrorisme et un fondement essentiel de l’État, qui se reflète d’ailleurs dans le choix de son nom officiel. République islamique depuis son indépendance en 1960, le pays revendique un islam à la fois rigoureux et tolérant. Face au discours de propagande djihadiste, le gouvernement a mis en place une stratégie qui s’appuie, entre autres, sur la mobilisation d’imams officiels pour contrecarrer les discours extrémistes et promouvoir une pratique modérée de l’islam. La formation de ces dignitaires religieux est uniformisée, de façon à offrir un discours au contenu théologique plus abouti et pacifique. Ces imams ont ensuite accompli un travail de déradicalisation par le biais d’un dialogue dans les mosquées, les écoles et les prisons. En 2010, un dialogue entre les principaux oulémas et environ 70 djihadistes emprisonnés aurait abouti au repentir d’une cinquantaine d’entre eux, qui ont pu bénéficier d’un programme de réinsertion à leur sortie de prison.
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Ce programme de déradicalisation, au demeurant modeste, a néanmoins créé un choc sur la scène du radicalisme islamique, tout comme la création en 2007 d’un parti d’obédience islamiste, Tawassoul, qui deviendra la première force d’opposition du pays et offrira un débouché politique aux revendications des franges les plus conservatrices de la population. Cette politique d’ouverture aux oppositions et de promotion de l’islam « du milieu » est également soutenue par le président Mohammed Ould Ghazouani, au pouvoir depuis août 2019. En janvier 2020, une conférence rassemblait ainsi quelque 500 oulémas, imams, prédicateurs islamiques et hommes politiques africains à Nouakchott pour « la propagation des nobles valeurs de l’Islam, dont essentiellement l’acceptation de l’autre et le rejet de l’extrémisme », déclarait le président Ghazouani en préambule[19]. Une seconde édition s’est également tenue dans la capitale en février 2022.
À ce travail idéologique et religieux s’est greffée la volonté du gouvernement d’établir un lien avec les populations des régions rurales les plus reculées, considérées comme particulièrement vulnérables à l’infiltration d’éléments djihadistes qui prospèrent dans d’autres pays sur l’absence de l’État. Afin de prévenir ce risque, les autorités ont entrepris la création ex nihilo de petites villes dans le désert, afin de rassembler ces communautés clairsemées et enclavées dans des agglomérations plus importantes, synonymes d’activité économique et de services de proximité. Cette approche vise à améliorer les conditions de vie et les prestations de services publics fournies à ces populations, comme l’électricité, l’éducation, la santé, les routes et la connexion au réseau de téléphonie mobile. Des villes comme Nbekeit Laouach, aux confins désertiques de la Mauritanie, ont permis de regrouper des familles éparses et de leur fournir des commodités de base, tout en constituant des positions pouvant être défendues militairement à proximité de la frontière. « L’idée fondamentale est d’améliorer la sécurité et les conditions de vie de la population pour la maintenir sur place qu’elle soit fidèle à l’État et l’informe de tout passage suspect », explique François-Xavier Pons[20]. Ainsi sont nées les villes de Termessa, Bouratt et Chami, dans des zones isolées ayant le potentiel de servir de refuges aux GAT[21]. Avec l’expansion du réseau routier, la création de villes nouvelles favorise le rétablissement de l’autorité de l’État dans des zones reculées.
Un dialogue entre le gouvernement mauritanien et les groupes armés ?
En parallèle du renforcement de son dispositif de défense et de ses capacités de dissuasion pour protéger le territoire des incursions djihadistes, le régime mauritanien prône également une politique d’ouverture envers les GAT. Cette position, couplée à l’immunité mauritanienne aux attaques depuis 2011, a alimenté bien des spéculations sur l’existence d’un pacte de non-agression mutuelle tacite entre Nouakchott et les djihadistes, qui reposerait notamment sur un accord financier entre les deux parties.
Les défenseurs de cette thèse invoquent notamment des documents que les États-Unis affirment avoir trouvés en 2011 dans la cache pakistanaise où a été tué l’ancien leader d’Al-Qaïda, Oussama ben Laden. Ces documents déclassifiés font état d’une tentative de rapprochement entre le groupe et Nouakchott en 2010, révélant que la Mauritanie aurait possiblement versé de 10 à 20 millions d’euros par an pour éviter les enlèvements de touristes[22]. En outre, la libération répétée de membres de groupes armés, comme celle de Sanda Ould Bouamama en 2015, ancien porte-parole d’Ansar Dine, lié à Al-Qaïda, pourtant détenu dans le cadre d’un mandat d’arrêt international, ou encore le refus, durant l’opération Serval menée en 2013 par la France au Nord-Mali, d’apporter une aide militaire au sol à son allié français, ont contribué à nourrir les suspicions.
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Rien n’a jamais permis de corroborer ces rumeurs et les autorités mauritaniennes ont toujours démenti l’existence d’un tel accord[23]. Néanmoins, un pacte semblable existait avec l’ancien régime du Burkina Faso, pacte qui aurait été rompu avec la chute de l’ancien président Blaise Compaoré[24]. La même accusation avait été portée contre l’ancien président malien Amadou Toumani Touré, évincé du pouvoir après d’un coup d’État militaire en mars 2012, tandis que l’Algérie adopte une stratégie pragmatique comparable en s’abstenant d’attaquer militairement les GAT en dehors de son territoire. Au Mali et au Burkina Faso, de nombreuses voix s’élèvent pour demander un rétablissement du dialogue rompu avec les groupes armés. Dans un contexte où l’influence de la France, fermement opposée à cette éventualité, connaît un net recul, cette option apparaît de moins en moins taboue. Au Niger d’ailleurs, cette démarche est déjà actée puisque, le 25 février dernier, le président nigérien Mohamed Bazoum annonçait avoir libéré neuf « terroristes » en vue d’ouvrir le dialogue avec leurs groupes[25].
Quels enseignements de la stratégie mauritanienne pour le Sahel ?
Au Sahel, dix années d’interventionnisme militaire n’ont pas permis de résoudre une crise sécuritaire qui ne cesse de s’enliser et de « métastaser » dans des territoires autrefois préservés. Pourtant, le revirement de la situation sécuritaire en Mauritanie montre qu’une victoire contre les GAT est possible, même pour des États fragiles, disposant de ressources limitées et confrontés à la menace terroriste sur un territoire immense.
Les raisons de ce succès sont multiples. Au-delà des investissements consentis dans l’équipement, la formation des soldats et la modernisation structurelle de son armée, c’est surtout une stratégie typiquement sahélienne, pensée et conduite localement, tirant profit des particularités nationales, qui a permis à la Mauritanie de reprendre le contrôle de son espace, au point que ce pays fait aujourd’hui figure d’exemple dans la lutte contre les mouvements djihadistes. Devant ce constat, la question se pose de savoir si la stratégie mauritanienne est « exportable » dans d’autres pays sahéliens, en proie aux mêmes défis.
Si certains aspects semblent transposables, d’autres le sont moins. Les tactiques de « l’armée des sables » sont adaptées aux conditions exclusivement désertiques de son territoire, tandis que le Sahel affiche une variété d’écosystèmes. En outre, les éléments terroristes qui frappaient la Mauritanie dans les années 2000 diffèrent des groupes armés sahéliens qui opèrent aujourd’hui dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Ces derniers pratiquent une forme de terrorisme djihadiste mâtiné de grand banditisme et de narcotrafic, dont les revendications idéologiques sont généralement supplantées par des impératifs de rentabilité[26] et leur capacité à tirer le meilleur parti du sentiment de rupture de certaines communautés, comme les Peuls. Enfin, la Mauritanie présente la particularité d’être une république islamique et le seul parmi les pays du Sahel à n’avoir pas de constitution laïque. Cela constitue un ciment unitaire très fort pour sa population à 100% musulmane, à la différence de ses voisins qui présentent des minorités chrétiennes et animistes, parfois importantes comme au Burkina Faso.
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Néanmoins, ce qui devrait servir de modèle régional est surtout la forte volonté de l’État mauritanien de rehausser son armée et de rétablir le contrôle de l’État sur l’ensemble de son territoire. Son approche à la fois politique, institutionnelle et militaire, spécifiquement adaptée aux singularités géographiques, mais aussi culturelles de la région, a apporté des résultats tangibles. Devant la menace croissante et diversifiée des groupes islamistes militants, le modèle mauritanien offre des enseignements pertinents pour les autres gouvernements du Sahel, confrontés aux mêmes écueils, afin d’œuvrer ensemble à la construction d’une sécurité collective dans la sous-région.
Notes
[1] Cette réduction de la voilure a été annoncée par le président français Emmanuel Macron le 10 juin 2021. Ce processus devrait aboutir à une réduction et à une transformation profonde du dispositif militaire actuel avec, à terme, entre 2 500 et 3 000 soldats français déployés au Sahel.
[2] Mokhtar Ould Boye et Charles Michel, Victoire dans les dunes. L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 8.
[3] Anouar Boukhars, « Contrer le terrorisme en Mauritanie », Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 25 juin 2020.
[4] Hassane Koné, « Comment la Mauritanie échappe-t-elle aux attentats terroristes ? », Institut d’Études de Sécurité, 6 décembre 2019.
[5] Le Figaro, « Mauritanie : quatre soldats tués », 28 décembre 2007.
[6] Armelle Choplin, « La Mauritanie à l’épreuve de l’islamisme et des menaces terroristes », EchoGéo, Sur le Vif, 29 avril 2008.
[7] La France, dans son Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, définit le terrorisme comme « un mode d’action auquel ont recours des adversaires qui s’affranchissent des règles de guerre conventionnelle pour compenser l’insuffisance de leurs moyens et atteindre leurs objectifs politiques ». Voir aussi Daniel Dory, « Terrorisme : retour aux fondamentaux », Conflits, 8 mai 2021.
[8] Banque mondiale, « Military expenditure (current USD) – Mauritania », 2020.
[9] Serge Caplain, « La renaissance de l’’armée des sables’: Succès et défis des forces armées mauritaniennes », Défense et Sécurité Internationale, no. 144, 2019, pp. 30–37.
[10] Anouar Boukhars, « Contrer le terrorisme en Mauritanie », Centre d’études stratégiques de l’Afrique, op. cit.
[11] L’EMB 314 Super Tucano est équipé de quatre paniers de roquettes de 70 mm, de deux mitrailleuses de calibre 12,7 mm et d’un canon de 20 mm. Économie Matin, « Embraer livre à la Mauritanie son premier Super Tucano EMB », 25 octobre 2012.
[12] Agence mauritanienne d’Information, « Le Président de la République lance la mise en service de deux patrouilleurs de la marine nationale », 25 mai 2016.
[13] Pour son équipement, l’armée mauritanienne bénéficie de l’aide de partenaires occidentaux, comme la France qui a fourni 19 véhicules tactiques ALTV à ce jour. Alakhbar, « Mauritanie : l’Armée reçoit un don de 9 véhicules militaires de la France », 29 janvier 2019.
[14] Anouar Boukhars, « Contrer le terrorisme en Mauritanie », Centre d’études stratégiques de l’Afrique, op. cit.
[15] Laurent Touchard, « Des murs et des hommes : sécuriser les frontières africaines au XXIe siècle », Focus Stratégique, no. 85, IFRI, novembre 2018, p. 34-35.
[16] Outre les Super Tucanos brésiliens, elle dispose pour cela d’appareils de surveillance Cessna donnés par les États-Unis, et enfin de quelques hélicoptères d’assaut chinois et italo-américains.
[17] Le Monde, « Au Sahel, l’exception mauritanienne face au djihadisme », 24 février 2020.
[18] Les Mauritaniens sont alors surreprésentés dans la branche saharienne du GSPC, rebaptisée AQMI en 2007, dont ils constituent la deuxième source de combattants juste derrière les Algériens.
[19] Le Point, « Mauritanie, soldat modèle du G5 Sahel ? », 28 février 2020. Une seconde édition de cette conférence s’est également tenue à Nouakchott en février 2022.
[20] Chef de mission au Projet d’appui à la sécurité et au développement en Mauritanie mené par l’Union européenne, cité dans Le Monde, « À Ouâd Initi, le pouvoir mauritanien mise sur la population pour protéger ses frontières », 8 décembre 2018.
[21] Le Monde, « Au Sahel, l’exception mauritanienne face au djihadisme », op. cit.
[22] Reuters, « Al Qaeda leaders made plans for peace deal with Mauritania: documents », 1er mars 2016. Voir aussi Tigrane Yégavian, « La Mauritanie à la croisée des chemins », Conflits, 15 janvier 2021.
[23] L’Opinion, « Mohamed Ould Abdel Aziz : ‘Si la Syrie n’avait pas été déstabilisée, il n’y aurait certainement pas eu d’attentats en France’ », 29 mai 2016.
et La Croix, « La Mauritanie est le seul pays du Sahel à avoir su chasser les terroristes », 17 décembre 2021.
[24] L’ex-président Blaise Compaoré assurait une médiation avec certains combattants djihadistes et agissait comme intermédiaire pour le paiement des rançons de libérations d’otages aux groupes terroristes afin qu’ils épargnent le pays, via son conseiller spécial Mustapha Chaffi.
[25] Jeune Afrique, « Niger : Mohamed Bazoum libère des « terroristes » en vue d’ouvrir le dialogue », 27 février 2022.
[26] Catherine Van Offelen, « Le vrai visage du terrorisme sahélien : le grand banditisme et la criminalité ordinaire », Conflits, 28 juillet 2020.