Après des décennies sans rivaux sur mers, les marines occidentales sont désormais confrontées à deux phénomènes d’ampleur : la contestation du droit et des espaces maritimes partout dans le monde, et le développement rapide de nouvelles puissances navales, aptes de nouveau à les défier sur le papier. Ce retour des conflictualités en mer impose de reconsidérer les nouvelles perspectives stratégiques et technologiques qui s’offrent à ceux, toujours plus nombreux, qui veulent leur part de l’océan mondial.
Diplômé de Sciences Po Paris et de l’université Panthéon-Assas, Arnaud Valli a été consultant dans l’industrie de défense européenne. Officier de réserve de la Marine nationale depuis 2014, il est conseiller politique au sein du commandement maritime (MARCOM) de l’OTAN.
30 septembre 2018, au large des récifs de Gaven, en mer de Chine du Sud. Le destroyer américain Decatur, exerçant son droit de passage inoffensif[1] dans un espace contesté par plusieurs pays riverains, est intercepté par un destroyer chinois, le Lanzhou. La manœuvre de ce dernier est si rapprochée qu’elle coupe la trajectoire de son homologue américain de seulement 40 mètres, une marge infime pour ces navires de plusieurs milliers de tonnes et armés jusqu’aux dents, suscitant immédiatement des protestations entre les deux capitales. Depuis cet incident, la flotte chinoise est devenue la plus grande marine du monde en termes de navires déployés[2]. Cette production navale est sans précédent depuis les déjà spectaculaires programmes d’armement des chantiers navals américains de la Seconde Guerre mondiale, dans un pays qui, lui, venait de rentrer en guerre.
Aucun spectateur n’aura manqué de remarquer les tensions qui accompagnent ce développement naval et la rivalité grandissante, politique comme militaire, qui s’accroit de jour en jour entre les deux plus grandes puissances économiques mondiales. Cette rivalité, éminemment liée aux mers et à leur contrôle, est loin d’être unique. Ailleurs dans le monde,
l’appétit en ressources et en puissance des sociétés humaines remettent nos océans au centre des préoccupations géopolitiques. De surcroît, l’éventualité d’un conflit en mer donne lieu à de nouvelles interrogations. Un tel évènement est devenu si rare depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que bon nombre d’états-majors et de décideurs semblaient avoir oublié que la guerre pouvait non seulement commencer sur les océans, mais également s’y déplacer et, potentiellement, s’y décider. Mais que signifie le potentiel retour de cette conflictualité en mer, sous quelle forme, et surtout comment imaginer, pour mieux les éviter, les guerres navales de demain ?
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Il n’est jamais inutile de le rappeler : notre « terre » n’est en réalité qu’un ensemble d’océans interconnectés. L’histoire de l’Occident se confond depuis la Renaissance avec la maitrise de ces derniers, véritables autoroutes de la découverte, du commerce et de l’exploitation. Des siècles de lutte et d’innovations ont permis à ces nations de relier le monde en un ensemble uni, encore aujourd’hui cimenté dans un modèle économique reposant sur la libre circulation des navires et de leurs biens. Mais, à l’exception de la guerre des Malouines, il est difficile de trouver dans l’histoire de ces quarante dernières années d’exemple de bataille navale de haute intensité. Non pas que les forces navales n’aient pas eu à conduire des actions fermes et du haut du spectre, mais l’essentiel de ces actions ont été tournés vers la terre, souvent en support de forces terrestres. Ce fut le cas pendant les guerres du Golfe, d’Afghanistan ou lors des interventions en Libye ou en Syrie[3]. Ces 30 dernières années, la peur d’embarcations suicides terroristes[4] ou d’accidents fut la principale menace sur nos coques, la piraterie ou le crime organisé ne pouvant véritablement prétendre menacer l’intégrité d’un navire militaire. Dans ces mêmes régions où la piraterie fut combattue durant des décennies, certains groupes armés possèdent désormais une puissance de feu à même de mettre en danger des marines modernes[5].
A l’heure où de nombreux stratégistes n’hésitent pas à parler d’un possible retour des conflits de haute intensité, rappelons que ce terme ne signifie pas un retour à une guerre totale entre grandes puissances. Aucune guerre directe n’a jamais eu lieu entre ces dernières depuis l’ère atomique, et il est peu probable qu’une nation en quête de puissance ne songe même à risquer une guerre nucléaire, fût-elle limitée. Mais, alors que de plus en plus d’Etats disposent d’armes conventionnelles toujours plus puissantes, dans un équilibre mondial chancelant, on ne peut plus exclure que les flottes occidentales aient un jour à vivre un affrontement de haute intensité avec un adversaire à leur mesure, même lors d’un incident local et non désiré, voire dans le scénario d’une escalade localisée. Les océans offrent une aire de confrontation potentielle éloignée des centres densément peuplés et peuvent devenir une aire de démonstration matérielle ou politique[6]. La contestation de plus en plus fréquente des espaces maritimes, par le truchement du droit ou l’interposition lors de manœuvres navales agressives et irritantes[7], est une nouvelle réalité qui s’impose pour les marines militaires d’aujourd’hui.
Au-delà d’une économie mondiale encore largement dépendante des mers[8], la course aux ressources, aussi bien fossiles que renouvelables, liée aux progrès technologiques, ouvre la voie à une exploitation sans précédent des mers et des fonds marins, dans des régions sans cesse plus reculées ou disputées, de l’Arctique à la Méditerranée orientale. Mais la mer constitue aussi une voie d’action détournée et un moyen de projection de puissance et d’intérêts qui ne s’arrêtent pas aux frontières terrestres. Ainsi, il n’est pas rare de voir flotter un pavillon à des milliers de kilomètres de sa capitale pour envoyer un signal politique. Ce symbole traditionnel de capacité de projection et d’intervention s’ouvre cependant, désormais, à un nombre croissant d’acteurs, avec les risques de frictions qu’il peut amener.
Prolifération et innovations au service de la puissance
Alors que de nombreuses marines occidentales ont réduit leur nombre de plateformes à la sortie de la guerre froide, ces dix dernières années ont marqué un rebond de la construction navale dans le monde. L’explosion du nombre de sous-marins est ainsi parlante : il y a plus de 550 unités dans le monde aujourd’hui contre moins de 400 en 2008, et 304 nouvelles unités sont officiellement prévues d’ici 2037[9]. Le nombre de marines dotées de grandes unités, destroyers, croiseurs, ou même de porte-avions ne cesse de croître, suscitant souvent par effet de ricochet une course aux armements à l’échelle régionale. Afin de répondre à cette prolifération de navires et/ou de moderniser leur flotte, de nombreux pays de l’OTAN relancent eux aussi des programmes structurants. Pour les grandes puissances maritimes occidentales comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, la production et le type de navires deviennent ainsi parfois des sujets de débats politiques houleux. Cette nouvelle course aux armements ne se résume pourtant pas à un duopole d’acteurs ouvertement en rivalité, elle est plus diffuse et touche l’ensemble des grandes puissances économiques. Elle est le résultat de la (re)prise en compte par ces dernières des mers comme une source d’influence, de richesse, et de risques.
Les navires de combat sont traditionnellement des condensés de technologie en perpétuelle évolution. Si la Seconde Guerre mondiale vit le triomphe des porte-avions et de leurs appareils sur les lourds cuirassés, le XXIe siècle voit le développement de missiles aux portées toujours accrues, dont la vitesse donne le vertige à n’importe quel planificateur militaire. Or la mer est par essence un milieu qui autorise la surprise stratégique, étant donné son immensité et la difficulté pour des senseurs, même aujourd’hui, à détecter, surveiller ou suivre les mouvements d’unités navales (notamment sous-marines). Les progrès technologiques dans les domaines spatial ou de la haute profondeur n’abolissent toujours pas la tyrannie des distances ou la loi du nombre, d’autant plus qu’une simple unité adverse peut avoir beaucoup plus d’impact qu’auparavant : une frégate lourde russe peut aujourd’hui provoquer le même impact cinétique qu’une vague d’un porte-avions moyen des années 1940, à ceci près que la vitesse et la précision de ses vecteurs sont multipliés par près de 20. On saisira ainsi non seulement le potentiel énorme des unités modernes sur les mers, mais l’impact de perdre le contrôle de ces dernières pour qui veut agir sereinement à terre ou dans le ciel.
Les drones représentent un formidable multiplicateur de présence et de puissance en mer, et donc une nécessité à intégrer dans l’ensemble des opérations navales, amie comme ennemie.
La capacité, autant que le nombre, sont des facteurs clés pour le contrôle des mers, d’autant plus que la « dronisation » des plateformes, dans les airs, sur ou sous l’eau fait resurgir certaines interrogations dignes de la Jeune école[10]. Les attaques en masse de petites unités, autonomes ou non, ne sont plus de l’ordre de la théorie aujourd’hui. Leur coût de production sans cesse plus réduit pose un défi pour des unités gigantesques et couteuses, alors que le porte-avions constitue aujourd’hui l’ossature des plus grandes marines. Difficile pour tous les budgets, mais aussi pour les esprits, de posséder à la fois ces plateformes stratégiques et leurs nécessaires escortes tout en finançant et recherchant des moyens de lutte nouveaux et innovants. La stratégie navale d’aujourd’hui ne tend donc pas à oublier ses fondamentaux et leur extrême technicité, mais rajoute encore à l’addition d’autres potentialités technologiques ou doctrinales : lasers, capteurs déportés, munitions hypervéloces etc. Il devient ainsi nécessaire aux marines modernes de s’attacher également aux ressources du monde civil, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle ou de la guerre informationnelle, pour mieux comprendre et anticiper leur milieu, ce d’autant plus que le plus risque d’être confronté à des tactiques dites hybrides ou des actions permettant un déni plausible ne se limitent plus au domaine terrestre.
Les risques de l’hybridation et de l’impréparation stratégique
Le développement de nouveaux domaines d’actions ou d’opérations visant à éviter de rentrer en conflit ouvert entre nations permettent déjà à certaines d’imposer leur volonté à d’autres. On peut prendre en exemple la saisie de la Crimée en 2014, accomplie presque sans aucun coup de feu, la fortification d’atolls artificiels en mer de chine, ou la livraison déguisée d’armes dans des pays en guerre et sous embargo (Libye et Yémen). Les méthodes et tactiques utilisées dans ces cas reposent toutes sur trois axes : la non-revendication et l’utilisation de paravents (médiatiques comme humains) pour dénier une attribution directe, le soutien associé de moyens matériels conventionnels destinés à dissuader une potentielle intervention extérieure, et la maitrise des voies de communication maritimes. Sans même aller jusqu’à un conflit, on mesurera ainsi que la perte de contrôle de ces dernières ou le manque de moyens conventionnels pour lutter face à ces actions peuvent se montrer déjà décisifs face à des adversaires déterminés et prêts à mener à guerre informationnelle d’ampleur.
Certains pays développent par ailleurs, plus ou moins ouvertement, des moyens de brouiller encore davantage les pistes entre monde civil et militaire. La Russie propose ainsi à la vente des missiles de croisière conteneurisés pouvant être camouflés sur n’importe quel cargo, quand la Chine se sert de plus en plus souvent de « pécheurs volontaires » (miliciens) pour rejeter les flottes de ses voisins hors de ses frontières revendiquées, comme récemment au large des Philippines. La dépendance de l’économie et du trafic mondial à certains points d’étranglements rend ces derniers particulièrement tentants pour déployer des actions clandestines en cas de crise. Il suffit de se rappeler le coût journalier du blocage involontaire du Ever Given dans le canal de Suez[11] pour imaginer les conséquences d’une action bien organisée sur ces détroits. De même, la maitrise des grands fonds marins et de leurs précieux câbles de communications constitue un enjeu fondamental dans le cadre d’un affrontement informationnel[12]. Le plus long sous-marin nucléaire jamais construit, le Belgorod, est d’ailleurs supposément spécialement conçu pour mener des opérations spéciales dans les grands fonds marins. Or, sans moyens de surveillance de ces derniers, impossible d’attribuer correctement un potentiel dysfonctionnement, ou surtout, de l’en empêcher.
Face à ces nouvelles menaces en mer, bien loin d’une simple escarmouche entre navires, que peuvent faire nos Marines occidentales ? Souvenons-nous que nous ne sommes pas les seuls à souhaiter préserver un monde maritime où règnent le droit, la négociation et le multilatéralisme. Mais ces derniers ne peuvent suffirent à eux seuls à prévenir un conflit. La loi du nombre pèsera toujours, et, sans disposer des moyens financiers de certaines puissances, la solidarité entre voisins et communautés de destin continuera de constituer un moyen de dissuasion efficace face à bien des adversaires potentiels. Nous nous devons également de relever le gant technologique, dans un monde où la maitrise de l’information et le dépassement des limites de la physique constituent des atouts militaires cruciaux, et où il n’est plus toujours nécessaire de se battre ouvertement pour vaincre. Il nous faut continuer d’être crédibles dans un monde où la manifestation de la force représente parfois, malheureusement, le seul moyen de parvenir à des négociations. Mais, au-delà de ces alliances et de ces efforts techniques, il faut surtout penser, imaginer, planifier, s’entrainer, simuler, s’exercer ; en bref, se préparer à l’éventualité du jour où nos marins devront à nouveau se battre sur les océans. Un avenir non désirable, mais qui ne nous exonère d’aucun effort aujourd’hui. Car, comme le disait Benjamin Disraeli, ancien premier ministre d’une des plus grandes puissances navales de l’histoire, « I am prepared for the worst, but hope for the best »[13]. Un précepte plus que pertinent de nos jours, sur terre comme en mer.
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[1] Le droit de passage inoffensif relève du droit coutumier et a été consacré par diverses conventions ainsi que par les articles 17 à 32 de la convention de Montego Bay de 1982.
[2]D’après le China Military Power report d’octobre 2020. Toutefois l’US Navy reste 1ère en tonnage (plus de 4 millions vs moins de 2 millions de tonnes).
[3] Les marines occidentales n’eurent d’ailleurs pas le monopole de ce type d’action, la flotte russe effectuant plusieurs frappes de missiles en Syrie depuis la mer.
[4] Notamment à la suite de l’attaque de l’USS Cole par une embarcation suicide le 12 octobre 2020.
[5] Les rebelles houthis ont revendiqués en octobre 2016 une attaque au missile sur un navire émirati puis au drone sur une frégate saoudienne quelques mois ensuite.
[6] L’on pensera notamment aux attaques de navires dans le golfe Arabo-persique, destiné à montrer l’étendue des savoirs faires d’un Etat de la région, sans que ce dernier puisse officiellement être désigné commanditaire.
[7] Lors de l’opération Hamilton en avril 2018, les frégates françaises auraient dû faire face à des manœuvres agressives de bâtiments russes, gênant le déploiement de leurs missiles de croisières.
[8]80% du commerce mondial et 70% de sa valeur passent par le commerce maritime selon l’ONU : https://unctad.org/webflyer/review-maritime-transport-2018#:~:text=Maritime%20transport%20is%20the%20backbone,are%20handled%20by%20ports%20worldwide
[9]Chiffres présentés à l’Underwater Defense Technology de Glasgow en 2018 par AMI International : https://cdn.asp.events/CLIENT_Clarion__96F66098_5056_B733_492B7F3A0E159DC7/sites/UDT-2020/media/libraries/2018-presentation/Day-3—Auditorium—Guy_Stitt.pdf
[10] Mouvement intellectuel français de la fin du XIXème siècle prônant la multiplicité des petits navires pour lutter face aux plateformes lourdes et puissantes de la Royal Navy.
[11] Près de 10 milliards de dollars par jour : https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/la-chaine-dapprovisionnement-mondiale-perturbee-par-le-blocage-du-canal-de-suez-1301588
[12] 95% des communications mondiales passent par câble sous-marins d’après Camille Morel, doctorante spécialiste du sujet https://fr.calameo.com/read/00015149975182c95b301
[13] « Je suis préparé pour le pire, mais espère le meilleur ». Disraeli fut premier ministre britannique à deux reprises à l’époque victorienne.