Au moment où Donald Trump relance les mesures d’embargo contre l’Iran, la situation paradoxale de sa capitale réapparaît : tantôt ouverte aux influences du monde (qui viennent de l’Ouest), tantôt ancrée dans l’islam et le nationalisme. Et souvent simultanément. Cela gêne beaucoup la compréhension, les prévisions et les calculs relatifs à ce grand pays, plurimillénaire et d’antique civilisation.
Téhéran est une mégalopole de plus de 15 millions d’habitants (elle a quintuplé depuis les années 1960, 20 % de la population du pays). Pourtant elle n’est capitale que depuis un peu plus de deux siècles (1791) et n’a pas les splendeurs anciennes conservées par celles qui l’ont précédée (Tabriz, Ispahan et Chiraz).
Sa situation l’a privilégiée. C’était un carrefour de la « Route de la soie » et des pistes qui menaient de la mer Caspienne vers les oasis du Sud et le golfe Persique. Et à l’époque où elle a été choisie, sa position était plus centrale, la Perse dominant encore de vastes territoires dans le Caucase et l’Asie centrale, gagnés ensuite par la Russie. Enfin, même si on a peine à le croire aujourd’hui quand l’agglomération offre un paysage grisâtre de touffeur, de pollution, d’embouteillages et de désordre, elle a été choisie pour son agrément, plus élevée et donc plus fraîche, riche en sources (dont les eaux coulent encore, en pente, dans de petits canaux le long des avenues), parsemée de jardins et d’arbres fruitiers. On l’a appelée alors « le petit paradis ». Elle s’est beaucoup développée depuis. Mais les gens aisés ont des villas dans la montagne ou sur la mer Caspienne proche et font du ski à 30 kilomètres de la ville. Les gratte-ciel chics les plus récents grimpent sur les versants. La ville, vue du sud, collée aux pentes de l’Elbourz, dont les sommets enneigés proches dépassent 4 000 mètres, prend même des aspects grandioses.
La ville paradoxale
C’est la capitale politique d’un État souverain (la capitale religieuse est dans la région, à Qom, où sont les écoles de théologie). Elle a subi à deux reprises au xxe siècle l’occupation et les bombardements. À la fin de 1943, la conférence de Téhéran réunit les « Trois Grands » (Churchill, Staline, Roosevelt) dans la capitale du pays occupé (sans y associer le gouvernement iranien). Le choix de l’endroit doit tout à la sécurité et aux facultés de déplacement de Staline et de Roosevelt. Elle a lieu dans l’ambassade soviétique (Staline a amené 3 000 hommes du NKVD), où l’on décide des opérations de guerre et du sort de l’Europe (la Pologne) et du monde.
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Le caractère oriental s’exprime autant dans les manières courtoises et raffinées de la population que dans les palais des dernières dynasties Qajar et Pahlavi (xix-xxe siècles), qui, avec ses musées, en font une destination touristique par-delà les aléas internationaux. Avant 1979, c’était l’étape obligatoire des hippies occidentaux en route vers les paradis spirituels et artificiels de Katmandou. Mais les deux derniers shahs (1921-1979) ont voulu moderniser la ville et la société, créer des avenues, des parcs, des bâtiments administratifs, des banques, sur le modèle européen mâtiné d’éléments de style traditionnel iranien (préislamique), démolissant la forteresse, les murailles, bon nombre de monuments anciens et des quartiers entiers de petites maisons à jardinets.
La ville fortifiée était jadis un octogone. Elle a été transformée en damier enveloppé d’une nébuleuse aujourd’hui. La modernisation à marche forcée selon le modèle occidental et l’alliance avec les États-Unis ont aliéné une grande partie du clergé et des croyants et provoqué la chute du shah (les jambes coupées de sa statue de bronze sont exposées, comme celles de Staline à Budapest) et la rupture avec l’Occident.
Mais le régime islamique qui a suivi a aussi profité de ce développement et l’a continué par la construction de logements (il n’y a pas de sans-abri ni de mendiants à Téhéran), par l’intermédiaire de fondations religieuses, d’entreprises d’État et de la municipalité, et par l’aménagement de parcs et de lieux de loisirs (ce fut une des raisons de l’élection à la mairie de la ville, 2003-2005, puis à la présidence de la République islamique, 2005-2013, de l’islamo-conservateur et nationaliste Mahmoud Ahmadinejad). Une tour futuriste de 435 mètres domine la ville depuis 2008. L’éducation des filles est désormais complète et les femmes accèdent à presque tous les emplois (peu au gouvernement, et pas dans le clergé). Téhéran est une capitale, elle a donc des intellectuels et des artistes. Sa municipalité, longtemps conservatrice, est aujourd’hui partagée entre islamistes et réformateurs modérés ou technocrates. Il y a peu, son maire a dû démissionner parce qu’il avait assisté à un spectacle de danse de petites filles de plus de neuf ans.
Le contraste est fort entre le sud et le nord de la ville. Le sud, plat, atteint par la poussière du désert, occupé par les industries et les gares, est habité par les classes populaires et les immigrants récents. Le centre ancien, dense, a gardé l’immense Bazar, le palais du Golestan, les musées, les administrations. Le nord a les palais d’agrément des shahs, des résidences aisées, des zones de loisirs, des lieux festifs et de rencontres. C’est en remontant du sud au nord de la ville (900 mètres de dénivellation) que l’on se rend compte que le niveau social et l’ouverture aux influences de l’Ouest s’élèvent en même temps que la topographie. En observant la tenue des femmes.
Au sud, le voile intégral souvent (qui est la règle dans les villages) et les couleurs austères, au centre, zone de bureaux, de commerce et d’universités, un mélange de tenues. Et lorsqu’on arrive au nord, le soir surtout, la veste et le pantalon prennent des fantaisies, les talons montent sur des aiguilles, le foulard de marque recule au sommet du chignon soigneusement gonflé au sommet du crâne, les lèvres sont peintes, les cils et les sourcils noircis, le visage se colore et se cache pour la forme derrière les vastes lunettes noires à la mode chez les élites urbaines du monde entier. Les hommes se plaignent de ne pouvoir porter de bermudas l’été. Mais le nord de Téhéran a sans doute la plus forte proportion mondiale de pansements sur le nez des deux sexes depuis que le Guide Suprême a autorisé, du point de vue religieux, la chirurgie esthétique. Il y a une aspiration aux libertés et aux modes de vie occidentaux dans une partie de la jeunesse urbaine. En 2018, des jeunes femmes ont brandi leur voile au bout d’un bâton. Il y a eu des arrestations.
Les trois pouvoirs : le clergé, le Bazar et l’université
Téhéran n’est pas multiculturelle, mais assimilatrice. La population est musulmane chiite à 96 %. Les autres religions ont beaucoup moins de 1 %. Il y a dans la ville des églises chrétiennes (surtout arméniennes et assyriennes), 25 synagogues en activité, des temples zoroastriens (la religion de l’ancienne Perse), et ces minorités sont représentées au Majlis, le parlement iranien. Le clergé chiite est puissant aussi à Téhéran, par les prêches, les processions, les recommandations du Guide suprême Khamenei, dont la résidence est au cœur de la ville. 75 % des habitants s’identifient à l’ethnie persane, mais 98 % parlent la langue. La population a changé depuis la révolution islamique de 1979. Certaines des élites de l’époque du shah sont parties, puis l’intelligentsia réfractaire au régime actuel. L’exode rural s’est poursuivi, des populations des frontières du sud et du sud-ouest fuyant la guerre avec l’Irak sont venues, des anciens combattants (Gardiens de la Révolution), puis des réfugiés (surtout chiites) d’Afghanistan.
Le Bazar (le plus grand marché couvert du monde, dit-on) reste le centre commercial de la ville et fournit l’essentiel des nécessités. Il est depuis longtemps le cœur social du pays, sensible aux aléas des approvisionnements, des prix d’achat des produits et des revenus de la population. Il est un soutien du régime islamique, tendance conservatrice.
L’université de Téhéran forme des intellectuels et des technocrates islamistes et conservateurs (comme l’ingénieur Ahmadinejad), et une masse de fonctionnaires, employés, techniciens, architectes, issus des classes rurales pauvres, ou de l’armée (après la guerre contre l’Irak en 1980-1988) et des Gardiens de la Révolution, assurés de trouver un emploi dans les entreprises de l’État et des organes de sécurité. Les étudiants islamistes (milice de volontaires Basidji) et progressistes s’affrontent sur les campus.
Ces trois pouvoirs ont fait de Téhéran une capitale contestataire du début du xxe siècle à nos jours, ensemble parfois, l’un contre l’autre à l’occasion. Le Bazar, le clergé et les diplômés ont imposé la révolution de 1906, qui a instauré finalement une monarchie constitutionnelle. Le shah a été renversé au début de 1979 par la convergence du Bazar, du clergé chiite et des étudiants progressistes encouragés par des élites occidentales.
À son retour d’exil, le 1er février 1979, l’ayatollah Khomeini, opposant constant au régime du shah depuis 1963, a été accueilli en triomphe à Téhéran par des millions de partisans. Dans les mois qui ont suivi, le pouvoir islamique a sévèrement épuré l’armée du shah, mais aussi les communistes et islamo-marxistes (les Moudjahidines du peuple, un moment alliés de la révolution islamique, qui ont voulu s’emparer des services de renseignements du pays et ont pratiqué le terrorisme, ont été soutenus par l’Irak et aujourd’hui par Israël et les États-Unis). La prison d’Evin au nord de la ville a depuis changé en partie de détenus : à la place des opposants à la dynastie, des religieux chiites, des militants révolutionnaires, on mit des fonctionnaires et partisans du shah, des Moudjahidines du peuple, des « espions d’Israël », des avocats et militants des droits de l’homme et des cinéastes en délicatesse avec le régime. Changement de pouvoir, changement d’époque aussi. Les islamistes au pouvoir ont mis leurs figures et leurs martyrs dans la toponymie.
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En 1979, les étudiants islamistes en colère à cause du refus des Américains de livrer le shah, associant l’ambassade américaine (« repaire d’espions ») au renversement par la CIA du ministre progressiste nationaliste Mossadegh en 1953, occupent le bâtiment où ils séquestrent 52 otages, pendant 444 jours. L’ambassade sert ensuite de centre d’entraînement des Basidji, qui la couvrent de muraux antiaméricains, et c’est aujourd’hui un musée politique. Ailleurs une vaste fresque murale (« Down with the USA ») représente un drapeau américain dont les bandes sont figurées par des bombes et les étoiles par des têtes de mort. La même année, l’ambassade d’URSS est envahie et vandalisée pour protester contre la politique jugée anti-islamique du régime soviétique finissant. En 2011, ce fut celle du Royaume-Uni, à cause des sanctions contre le programme nucléaire. En 2016, celle de l’Arabie saoudite, la puissance musulmane ennemie dans la région, fut incendiée à la suite de l’exécution d’un chef religieux chiite.
Ce que l’Ouest en dit
Il est parfois difficile à l’Ouest d’avoir des informations objectives sur les manifestations, troubles, désordres, violences et répressions récurrentes à Téhéran. Lors d’une manifestation contre le shah en 1978, la presse occidentale annonce des milliers de morts en reprenant les chiffres des islamistes (le philosophe français Michel Foucault parle de 4 000, l’ayatollah Khomeini de 60 000). Des statistiques plus fiables relèvent 88 victimes.
En 2009, la réélection du président conservateur islamiste Ahmadinejad déclenche une série de manifestations qui s’étirent jusqu’à l’automne, popularisées sous le nom de « Mouvement vert ». Les manifestants attaquent les bâtiments publics, les commissariats de police, les banques, les bus, les stations d’essence, érigent des barricades. Il y a des contre-manifestations en faveur du président Ahmadinejad. Des protestations viennent de l’étranger, même de chanteuses américaines. Sur place, on met des bougies, on lâche des ballons verts pour « les dizaines de milliers de morts » estimés par CNN ou la BBC. Les médias et ONG occidentaux puisent en général leurs informations et analyses auprès de think tanks ou de personnalités d’opposition de l’intérieur ou de l’émigration, recherchent moins d’autres points de vue sur place. Il est plus difficile de trouver des reportages sur les imposantes manifestations qui soutiennent le régime (en 2018) ou protestent contre les sanctions américaines.
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C’est un encouragement à visiter la ville et le pays pour mieux comprendre ces réalités complexes.