<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

4 mars 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Hezbollah supporters hold pictures of their relatives who died. Southern Beirut suburb of Dahiyeh, Lebanon, Saturday, Nov. 11, 2023. (AP Photo/Hassan Ammar)/HAS116/23315545202509//2311111618

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Tarik Shindib : « Le Hezbollah est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais. »

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La sphère politique sunnite au Liban est en crise. Depuis la disgrâce de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, les forces politiques sunnites n’ont pas réussi à s’unir et à faire émerger un nouveau leader. Tarik Shindib est un avocat libanais qui milite pour la création d’un État de droit au Liban. C’est un ancien membre et militant du parti politique, le Courant du Futur. Il a accepté, pour Conflits, d’exposer son point de vue sur la situation politique au Liban. Il aborde notamment la crise politique au sein du monde sunnite libanais ainsi que l’instrumentalisation de l’État et de ses administrations par le Hezbollah.

Propos recueillis par Pierre-Yves Baillet, depuis le Liban.

Pendant plusieurs années vous avez milité au sein du parti politique Le Courant du Futur. À présent vous critiquez la ligne politique du parti. Pourquoi cela ?

J’étais très proche et un soutien, et je défendais la ligne politique que représentait le mouvement. C’était une ligne de liberté et de souveraineté. Le Courant du Futur a été créé après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Sa ligne politique représentait la résistance contre les assassinats et les meurtres, qui ont commencé après la tentative d’assassinat du député Marwan Hmadeh, et ont continué pendant 10 ans. Je faisais partie de ceux qui voulaient un État et interdire les milices armées. J’ai quitté le Parti et le Courant du Futur a mis de côté de nombreuses figures politiques qui défendaient cette orientation.

Par la suite, le mouvement s’est allié avec les assassins, oubliant la résolution internationale 1701, le tribunal spécial pour le Liban et la souveraineté du Liban. Actuellement l’espace politique sunnite est dans une impasse.

Selon vous, quel est le sentiment de la rue sunnite devant cette impasse politique ?

Aujourd’hui, la rue sunnite est frustrée pour de nombreuses raisons.

Premièrement, tous les dirigeants sunnites qui sont venus après l’assassinat de Rafic Hariri, que ce soit l’actuel Premier ministre Najeeb Mikati ou Saad Hariri, ont tous collaboré avec le Hezbollah. Je rappelle que des membres du Hezbollah ont été inculpés par le Tribunal spécial pour le meurtre de Rafic Hariri.

Deuxièmement, la rue sunnite est en colère parce qu’elle a vu presque tous ses leaders participer à des gouvernements d’union nationale avec le Hezbollah.

Troisièmement, parce que les leaders sunnites abandonnent leur poste à cause de pressions intérieures et extérieures. Par exemple, lors de l’élection du président Michel Aoun, les sunnites ont abandonné la loi électorale et quand je dis les sunnites, je veux dire Saad Hariri. Il a abandonné la loi qui protège les sunnites et a donné au Hezbollah ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir normalement. C’est ce qui a permis le renversement des sunnites au Liban.

C’est pourquoi les sunnites sont frustrés à cause de ces dirigeants, car de tels dirigeants ne sont pas à la hauteur des ambitions de leur communauté. Ils sont en colère parce que les leaders sunnites n’ont pas pu soutenir leurs voisins, après avoir vu leurs voisins 10 millions de Syriens être expulsés et certains arrêtés au Liban et poursuivis pour des raisons politiques, tandis que les chiites vont en Syrie pour tuer et égorger des gens.

Le sunnite est traité comme un terroriste s’il va en Syrie, tandis que les chiites sont traités comme des héros s’ils vont en Syrie et sont protégés par l’État. Les sunnites sont frustrés parce que la majorité des positions sunnites dans l’État sont abandonnées par les leaders sunnites, par exemple l’inspection centrale est censée être pour les musulmans sunnites, maintenant elle est entre les mains des chiites, et est gardée avec eux jusqu’à maintenant.

Le premier procureur et considéré comme une position très importante était sunnite et est devenu chiite, et aucun des leaders sunnites ne dit rien et ils le justifient. Les sunnites se sentent aujourd’hui comme des citoyens de seconde ou de troisième zone, car c’est ainsi qu’ils sont traités dans les tribunaux et l’État. Autre exemple, à présent, le Hezbollah veut que le ministre des Finances soit un chiite, alors que rien dans la loi et la constitution ne stipule une telle chose. En plus sa signature est devenue égale à celle du Premier ministre.

Selon vous le Hezbollah prend de plus en plus le contrôle de l’État libanais grâce des opposants complaisants ou corrompus ?

Exactement ! Regardez le tribunal militaire.Le chef du tribunal militaire a toujours été chrétien ou sunnite, maintenant il est chiite, depuis quinze ans jusqu’à aujourd’hui, seuls des chiites sont nommés à ce poste. La Sécurité générale a toujours été dirigée par un chrétien et maintenant c’est un chiite. Il est devenu le porte-parole et la clé des relations entre le Hezbollah et le régime syrien.

Par exemple comme le général Abbas Ibrahim qui ne servait que le Hezbollah. Il traitait les questions politiques et de sécurité de manière très sectaire sans que le Premier ministre, qui est son supérieur, n’intervienne. Lorsque le système judiciaire est utilisé pour poursuivre les « islamistes », j’utilise ces mots entre guillemets, car ils utilisent ce terme « islamistes » pour désigner les gens de Tripoli ou d’Akkar, ils les emprisonnent sous le slogan de la lutte contre le terrorisme, alors que selon le Tribunal spécial pour le Liban, le Hezbollah est une organisation terroriste. Interpol et le tribunal international envoient des dossiers au système judiciaire libanais et il ne se passe rien et l’État n’agit pas sous prétexte que le Hezbollah est trop puissant.

Lorsque tous les pays arabes étaient contre Bachar al Assad et que toute la communauté internationale était contre lui, nos ministres des Affaires étrangères, sunnites, représentaient le ministère syrien des Affaires étrangères devant la communauté internationale et la Ligue arabe. Le Hezbollah a même réussi à utiliser certains leaders sunnites pour cela, et continue à le faire jusqu’à aujourd’hui. Le Hezbollah a corrompu l’État pour son propre intérêt ! Il est en train de réussir l’amalgame de ses intérêts avec ceux de l’État libanais.

Selon vous, par quels moyens le Hezbollah parvient-il à prendre le contrôle des institutions étatiques ?

Le Hezbollah utilise l’intimidation et la séduction. L’intimidation passe par les meurtres, les assassinats, les manifestations et par toute action qui perturbe le fonctionnement de l’État. Il arrive à séduire par exemple en utilisant la corruption et en élisant Michel Aoun en échange de certains accords entre les équipes du Président et du Premier ministre. C’est le problème des sunnites au Liban. Les dirigeants ont vendu les sunnites et la présence sunnite au sein de l’espace politique. C’est en partie grâce à ces gens que le Hezbollah est devenu si puissant. Tout ce qu’ils veulent c’est faire des gains économiques et financiers même si cela se fait aux dépens des sunnites.

Les actions du Hezbollah ne peuvent pas être la seule raison de la crise politique dans l’espace sunnite libanais. Les principales figures politiques sunnites n’ont-elles pas aussi leur part de responsabilité ?

Absolument. Je vais vous donner un exemple. Lorsque Saad Hariri est arrivé au Liban, malgré le fait qu’il soit une figure publique et peut-être la plus importante pour les Libanais, le grand Mufti a pris tous les cheikhs qui représentent les sunnites au Liban. Ensuite, il les a conduits à Saad Hariri pour l’accueillir. Au lieu que Saad Hariri aille les visiter au conseil de la Fatwa, il les a salués de loin. C’est pareil au sein du parti de Saad Hariri. Le mouvement du Futur ne se soucie pas vraiment de l’intérêt des sunnites et Saad Hariri ne se considère pas vraiment comme un représentant des sunnites au Liban. Sauf peut-être lorsqu’il était Premier ministre. Cependant, lorsqu’il prenait la parole, il ne le faisait pas au nom des sunnites, mais au nom de tout le pays. Pour moi c’est un problème. Tous les partis au Liban parlent au nom de leurs communautés et veillent sur les intérêts de leur groupe. Par exemple, le président du Parlement Nabih Berri parle au nom des chiites. Alors que notre Premier ministre en tant que sunnite et qui est censé parler au nom des sunnites, prétend qu’il ne fait pas cela pour l’intérêt du pays. Le Premier ministre ne pense qu’à ses intérêts et à la façon d’en bénéficier et il se moque des sunnites.

Selon vous, depuis combien de temps les hommes politiques ont-ils abandonné les sunnites libanais ?

Cela dure depuis plusieurs années. Les ministres sunnites, les Premiers ministres ainsi que tous les députés sunnites depuis l’époque de Rafic Hariri et ceux qui sont arrivés au pouvoir du temps de Saad Hariri et Najeeb Mikati, sont suspects de corruption. Ils traitent avec tout le monde pour réaliser des profits financiers. Ces ministres ne se soucient pas des sunnites, ils concluent des accords ici et là, gagnent de l’argent, tout cela en instrumentalisant la communauté sunnite.

Ces hommes utilisent le slogan sunnite et défendent les sunnites uniquement dans les médias. Si un journaliste parle de leur corruption, il va en prison. C’est le cas, par exemple, de Nuhad Mashnouk et de beaucoup d’autres. Lorsque des journalistes ont révélé des cas de corruption, ils ont été emprisonnés. Pour résumer, les leaders ne parlent des sunnites qu’en politique, mais sur les questions financières, ils traitent avec le Hezbollah et d’autres. C’est aussi grâce à ces gens que le Hezbollah contrôle et agit à travers les institutions.

Par exemple, de nombreux journalistes et avocats se sont vus confisquer leurs passeports sans raison par la Sécurité générale dirigée par le général Abbas Ibrahim qui est chiite. Aucun des leaders sunnites ne peut résoudre ce problème. Ces passeports sont retenus illégalement et aucun des politiciens sunnites ne peut les récupérer pour qu’ils puissent voyager. Les journalistes et les avocats sont donc forcés de traiter avec le Hezbollah. Nos passeports ont été confisqués parce que nous sommes contre le Hezbollah et le Hezbollah a utilisé l’État pour nous punir et nous ne pouvons pas utiliser la loi et même nos politiciens pour récupérer nos passeports. C’est le jeu auquel le Hezbollah joue depuis une vingtaine d’années. Il a réussi à pénétrer chez les sunnites de cette façon et cela est dû à l’absence de leaders sunnites actifs et à l’absence de l’État.

Le Hezbollah profite-t-il de la crise économique pour étendre son influence sur les sunnites ?

Oui, mais laissez-moi vous dire pourquoi et ils ont travaillé sur ce projet parce que les figures sunnites sont absentes. Les gens ont besoin de services et nous sommes dans un État qui ne fournit pas de services, sauf par l’intermédiaire des politiciens. Donc, lorsque les politiciens sunnites ne peuvent pas fournir ces services aux gens à Beyrouth, Saïda ou Tripoli, les gens naturellement vers le véritable détenteur du pouvoir pour survivre. Le Hezbollah, par son pouvoir au tribunal militaire par exemple, peut aider tant de gens qui ont besoin de services là-bas et aussi aider dans les ministères qu’ils dirigent. Il peut aussi tout simplement donner des biens et de l’argent.

À l’instar du Hezbollah qui est soutenu par l’Iran, les sunnites ne reçoivent-ils pas de soutien de l’étranger ?

Les pays arabes qui nous soutiennent, comme le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït, soutient l’État en tant qu’État, ils ne le soutiennent pas en tant que sunnites, sauf l’Arabie saoudite qui soutenait Rafic Hariri et après lui Saad Hariri.

Nous avons le Koweït qui a construit l’aéroport, les Qataris ont reconstruit le sud après la guerre de 2006, mais ensuite il est devenu clair que tout le soutien qu’ils apportaient à l’État allait au Hezbollah et qu’ils en bénéficiaient. L’Arabie saoudite voulait armer l’armée libanaise à travers des contrats d’armement avec la France. Ce projet a été annulé, car il est devenu clair qui en bénéficierait et que l’armée n’était pas entièrement contrôlée par l’État. L’Iran soutient les milices dans la région. L’Arabie saoudite a soutenu le Courant du Futur pendant un certain temps, mais a ensuite arrêté, car elle a réalisé la corruption au sein du Parti et que Saad Hariri ne respectait pas l’agenda saoudien. Certaines puissances sunnites ont arrêté de financer parce qu’ils ont réalisé que le soutien n’allait pas à l’État et qu’il y avait énormément de corruption. D’autres pays, comme le Qatar, soutiennent encore l’armée libanaise. Parce que tous les pays arabes traitent le Liban en tant que Liban et non en tant que sunnites.

Le contrôle, partiel ou total, de l’État libanais a permis au Hezbollah de réduire les soutiens internationaux de la communauté sunnite. Pour arriver à un tel résultat, pouvons-nous nous permettre de dire que le Hezbollah a pris en otage l’État libanais ?

Absolument, l’État est un otage du Hezbollah. Car le Hezbollah utilise son pouvoir militaire et utilise le gel de l’État. Si l’opposition, qu’elle soit sunnite, chrétienne ou de quelques chiites d’opposition, s’était levée et avait affronté le Hezbollah, nous ne serions pas dans cette situation. L’État est à cent pour cent otage. Il est dans les mains du Hezbollah avec toutes ses administrations, en commençant par le Président jusqu’au plus bas rang de l’État. Ce que le Hezbollah ne peut pas obtenir en politique, il le prend avec des assassinats, des bombardements et des actions militaires.

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À propos de l’auteur
Pierre-Yves Baillet

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.

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