<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Tannenberg / Grunwald (15 juillet 1410). Le crépuscule des dieux

21 septembre 2024

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Photo : État Teutonique

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Tannenberg / Grunwald (15 juillet 1410). Le crépuscule des dieux

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Deux batailles ont eu lieu près de la bourgade de Tannenberg, en Prusse orientale. La première, qui opposa au xve siècle une armée lituano-polonaise à l’Ordre des chevaliers teutoniques, est aussi dénommée Grunwald, en particulier par les auteurs polonais. 

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

Créée entre 1189 et 1190, juste après la reprise de Jérusalem par Saladin, la Maison de l’hôpital des Allemands de Sainte-Marie de Jérusalem, nom originel de l’Ordre teutonique, s’est très vite militarisée et orientée vers d’autres horizons, sous l’impulsion de l’empereur Frédéric II et de son conseiller, Hermann von Salza, qui en fut un des tout premiers grands maîtres de 1209 à 1239. Le duc de Mazovie l’invite à s’implanter aux marges de l’Europe catholique d’alors : la Prusse, le littoral de la Baltique et toute la Lituanie sont en effet toujours païens, et la Russie, qui n’est pas encore un État, est partagée entre chrétiens orthodoxes et Mongols islamisés – les Tatars. L’Europe orientale est donc une terre de conquête pour l’Église, et le pape Innocent III (1198-1216) est le premier à appeler à la croisade en terre chrétienne, promettant indulgences et terres confisquées.

L’esprit des croisades

Les Prussiens de cette époque sont des populations baltes, divisées en neuf clans ; sous la pression des Teutoniques, en un demi-siècle, leur population estimée passe de 130 000 à 90 000 âmes, et ils sont remplacés par des colons venus de terres germaniques. En revanche, plus à l’est, les envahisseurs se heurtent à une résistance plus efficace, en particulier de la Lituanie, impliquée en 1236 dans la bataille de Saule, écrasante défaite des chevaliers Porte-Glaive, qui ne survivent qu’en fusionnant avec les Teutoniques.

Sous l’impulsion des grands-ducs Gediminas et Algirdas, la Lituanie connaît au xive siècle une expansion considérable, annexant la Biélorussie et la majeure partie de l’Ukraine actuelles. Le conflit entre Lituaniens et Teutoniques, véritable guerre de Cent Ans orientale – mais avec peu de batailles et beaucoup de sièges, d’embuscades ou de dévastations des campagnes – était d’une rare férocité entre combattants, mais aussi contre les civils et les prisonniers. Des chevaliers séculiers venus de toute l’Europe, en particulier d’Allemagne, y participaient régulièrement dans une sorte de « tourisme de croisade », moins coûteux ou moins risqué qu’en Terre sainte ou contre les Ottomans. 

L’autre grand rival de l’Ordre était le royaume de Pologne, pourtant catholique. Venus aider les Polonais à protéger Dantzig contre une attaque du margrave de Brandebourg en 1309, les Teutoniques avaient fini par annexer toute la Poméranie. Ajoutée à la Prusse, cette province coupait la Pologne de tout débouché sur la Baltique. En 1385, l’union de Krewo, entre la Lituanie et la Pologne, est une catastrophe pour les Teutoniques, car elle consacre l’alliance de leurs deux principaux ennemis. Le grand-duc de Lituanie épouse Hedwige de Pologne et devient roi de Pologne sous le nom de Ladislas II, réalisant à la mort de son épouse (1399) l’union personnelle des deux territoires : les Teutoniques se retrouvent à leur tour encerclés par ce qui est désormais le plus vaste État d’Europe, avec près d’un million de km² ! Pour convoler, le prince lituanien s’est converti au catholicisme et exhorte son peuple à l’imiter, délégitimant du même coup l’appel à la croisade contre lui. Du reste, l’Ordre conteste cette conversion, y voyant une habileté géopolitique plus qu’un effet de l’amour, humain ou divin ! 

Un des enjeux de la lutte est la Samogitie. Cette province, au nord du Niémen, donnant à la Lituanie sa seule ouverture sur la Baltique, avait été récupérée par l’Ordre à la faveur de la guerre civile entre Ladislas Jagellon et son oncle, Kestutis, puis son cousin, Vytautas. Elle permettait en effet de relier les deux blocs territoriaux tenus par les Teutoniques : la Prusse et la Livonie, héritée des Porte-Glaive. Mais ses habitants, supportant mal la brutalité de leurs nouveaux maîtres, se soulèvent au début du xve siècle, en prenant à témoin toutes les cours et les autorités d’Europe. Reprochant à Ladislas son aide aux insurgés, l’Ordre teutonique déclare la guerre à la Pologne en août 1409, mais les hostilités ne commencent réellement qu’à l’été suivant. 

Les épées de Grunwald

Si Ladislas Jagellon règne sur deux royaumes, il a concédé à son cousin Vytautas le titre de Grand Prince de Lituanie, avec une sorte de régence sur le pays. Tous deux s’accordent pour une offensive conjointe sur Marienburg, capitale teutonique depuis 1309. Les deux armées se retrouvent donc le 2 juillet 1410 à Czerwinsk, sur la moyenne vallée de la Vistule, alors que l’état-major teutonique, ignorant de quel côté viendra l’attaque, a massé ses forces à Schwetz, face à Kulm, pour protéger la basse Vistule et la Poméranie. Ce n’est que le 9, quand l’armée alliée s’empare de Lautenburg, que son plan devient clair. Les Teutoniques se portent alors vers l’est, à Kauernick, pour bloquer les gués de la rivière Drewenz. Les 10 et 11 juillet, Jagellon constate que le passage ne peut être forcé et part vers l’est pour dérouter ses poursuivants. À sa recherche, ces derniers campent le 14 entre Tannenberg et Grunwald pour bloquer la route vers Marienburg. Le lendemain, dès l’aube, ils se déploient en bataille face à l’armée lituanienne, arrivant du lac Lauben, au sud. 

Malgré leur infériorité numérique, les Teutoniques, sûrs de leur force et jugeant leur adversaire trop timoré, envoient au roi de Pologne deux épées en manière de défi – sans doute espèrent-ils ainsi provoquer une charge sur leur centre, où ils ont déployé leur artillerie derrière des retranchements de campagne (chausse-trapes, pieux…). Mais une averse précoce a mouillé la poudre et rend l’artillerie moins opérante ; elle cesse son tir après deux salves. À 9 heures, le contingent lituanien, qui comprend aussi des troupes tatares de la Horde d’Or, charge l’aile gauche ennemie ; décimés par les archers et arbalétriers des premiers rangs, ces cavaliers légèrement équipés sont refoulés au bout d’une à deux heures de combat par une contre-attaque de la chevalerie de l’Ordre et des « croisés ». Objet de controverses depuis lors, cette débandade semble obéir à une tactique courante des Tatars : celle de la fuite simulée pour fractionner et désorganiser l’ennemi. Mais son premier effet est d’exposer dangereusement le flanc droit des Polonais. 

Le centre des coalisés est tenu par l’armée polonaise, qui ressemble beaucoup à son adversaire du jour : même chevalerie lourdement protégée, mêmes mercenaires pour étoffer les rangs de l’infanterie avec des « spécialistes », venus en particulier de la Bohême proche. Il est désormais soumis à une double pression : ne pouvant percer le front renforcé par les obstacles défensifs, les Polonais sont menacés sur leur droite par l’aile gauche ennemie. Le roi de Pologne, qui se tient sur une hauteur à l’écart du combat, est un instant menacé vers le milieu du jour, surtout lorsque le grand maître, Ulrich von Jungingen, conduit en personne la charge de 16 « bannières » de réserve, soit au bas mot une centaine de chevaliers de l’Ordre, probablement dans l’espoir d’emporter la décision. 

Mais en début d’après-midi, une partie des forces lituano-mongoles de l’aile droite, ralliées et reformées, reviennent sur le champ de bataille et prennent les assaillants en étau contre les Polonais résistant vaille que vaille depuis près de deux heures. À ce moment, le grand maître, essayant de se dégager de l’étreinte mortelle qui se referme sur son armée, est blessé à plusieurs reprises et finalement tué d’un coup de lance au cou. Avec lui tombent plus de 200 frères de l’Ordre, la quasi-totalité du contingent présent au matin du 15 juillet, état-major compris. De toute l’armée, à peine 1 500 survivants se présenteront à Marienburg pour y percevoir leur solde, les autres étant morts ou prisonniers. 

La fin des Teutoniques

Le coup semble fatal pour l’Ordre, car les Polonais assiègent Marienburg, à quelque 80 km au nord-ouest, dès le 19. Mais dans un sursaut salutaire, Heinrich von Plauen, laissé à Schwetz avec 2 000 hommes, a gagné la capitale et la défend si bien que les assaillants, affaiblis par les lourdes pertes de Grunwald, renoncent après deux mois. Élu grand maître, il peut signer en 1411 à Thorn un traité où l’Ordre ne perd que la Samogitie. Mais il sera bien mal récompensé de cette issue inespérée : déposé en 1413, il finit sa vie en prison, accusé de complot. Le sursis obtenu permet pourtant aux Teutoniques de préserver leur indépendance pendant un demi-siècle. Mais leur puissance militaire et leur prestige sont définitivement atteints, et ils sont contraints à une lutte permanente avec les villes de leurs territoires, qui renâclent à acquitter les impôts que l’Ordre, ruiné, ne cesse d’augmenter, ou avec des mercenaires las d’attendre leur solde. Après une nouvelle intervention de la Pologne en appui des villes rebelles et la chute de Marienburg, la seconde paix de Thorn (1466) cède les provinces occidentales de l’Ordre à la Pologne – elles deviendront la Prusse royale –, ne lui laissant que la Prusse orientale, tenue en fief du roi de Pologne. En 1525, le grand maître Albert de Brandebourg, converti au luthéranisme, obtient la sécularisation de l’Ordre et la transformation de la Prusse orientale en duché héréditaire, qui passera aux Électeurs de Brandebourg en 1618. 

La postérité de Grunwald se prolonge bien au-delà de la disparition de l’Ordre teutonique, qu’elle annonce mais qu’aucun de ses protagonistes ne connut. Le partage de la Prusse, qui n’en est pourtant qu’une conséquence lointaine, servira de justification au dépeçage en règle de la Pologne par la Prusse, l’Autriche et la Russie, de 1772 à 1795. La bataille s’inscrit aussi dans la construction, au xixe siècle, du mythe du Drang nach Osten – la ruée vers l’est – par lequel les nationalistes slaves dénoncent l’implantation de paysans allemands, présentée comme une spoliation violente, alors qu’elle était voulue par les princes d’Europe centrale pour peupler des déserts humains. Ce mythe, inversé, confortera ultérieurement l’expansion allemande et la théorie du Lebensraum (espace vital) propagée notamment par Hans Grimm, inspirateur d’Hitler.

Dès le lendemain de la bataille, pour expliquer une défaite aussi massive qu’inattendue, von Plauen évoquait une trahison de la « Ligue du Lézard », des chevaliers polonais combattant pour l’Ordre mais conspirant, selon lui, pour Ladislas Jagellon ; ils auraient couché leur bannière au plus fort de la bataille, donnant un signal de retraite qui aurait précipité la défaite. Reprise sans guère de recul critique par Heinrich von Treitschke, historien allemand du xixe siècle, l’explication inaugure la thèse du « coup de poignard dans le dos », si souvent remployée dans le « roman national » allemand – et notamment après 1918. La Première Guerre mondiale ranime en effet la mémoire de Tannenberg, après que le lieutenant-colonel Hoffman, propagandiste émérite, s’est avisé que le village se situe 30 km à l’ouest de la zone où la 8e armée allemande a quasiment anéanti la 2e armée russe, fin août 1914. C’est lui qui choisit ce nom de baptême sonnant comme une revanche sur la défaite exemplaire du passé. Mais cela est une autre histoire… 

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

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