Hongrie : l’avenir d’un pays d’Europe centrale au sein de l’Union européenne

23 septembre 2019

Temps de lecture : 17 minutes

Photo : Le Danube est calme pour l'instant. Mais l'Europe de Visegrad pourrait y créer des remous. (c) Pixabay

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Hongrie : l’avenir d’un pays d’Europe centrale au sein de l’Union européenne

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Après le Rhin,  le Danube sera-t-il l’autre axe structurant de la future Europe ? Rejetant certaines orientations de l’Union européenne, un axe de Visegrad se déploie en Europe centrale, autour de la Hongrie et des anciennes puissances de l’Empire d’Autriche. Permanence de l’histoire au cœur de l’Europe, un siècle après sa disparition l’empire austro-hongrois est en train de se redessiner.

 

INTRODUCTION

Il y a un siècle, le 10 septembre 1919, le traité de Saint-Germain-en-Laye démantelait l’Empire austro-hongrois, répartissant la gestion de ses anciens territoires entre sept différents États, dits « successeurs[1] ». La « Prison des Peuples[2] » a donc cessé d’exister, laissant place au « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[3] ». Pourtant, il semblerait qu’aujourd’hui une certaine nostalgie de l’époque de la monarchie danubienne soit partagée par quelques États d’Europe centrale ; en témoignent les différents jeux d’alliance qui se produisent entre anciens États de l’Empire austro-hongrois. Mais depuis la crise migratoire de 2015, la séparation entre le quadrilatère de Visegrad[4] et Bruxelles semble irréversible. Est-ce pour autant que l’on puisse parler d’une volonté commune aux pays d’Europe centrale de quitter l’Union européenne, ou du moins, d’y établir de nouvelles bases ? Le V4 semble bel et bien déterminé à ne plus suivre aveuglément les directives de Bruxelles. De nombreux indices permettent d’établir un tel constat, que nous étudierons dans la première partie. La seconde interrogation concerne la manière d’établir une troisième Europe : quelle forme peut-elle prendre, qui peut en prendre la direction ? Enfin, dans une troisième partie, nous étudierons les conséquences et les enjeux d’un tel bouleversement au sein de l’Union européenne. Celui-ci pourrait en effet avoir une influence sur l’équilibre européen, ainsi que, au niveau mondial, sur les relations géopolitiques liées à cette partie de l’Europe. Il s’agit donc d’analyser l’incidence possible de l’émergence de la troisième Europe, sur les actuelles relations internationales.

I/ Les origines de la troisième Europe

a)    La désunion de l’Union européenne

Si l’Union européenne semble se remettre progressivement de la crise de 2008, elle est cependant touchée par une autre forme de crise. Cette dernière, qui touche actuellement l’Europe, et plus particulièrement l’Union européenne, est de nature multidimensionnelle. Elle ne concerne donc plus uniquement l’économie, mais de nombreux secteurs – politique, social, institutionnel, ce qui témoigne bel et bien d’un dysfonctionnement politique.

Transition politique en Europe centrale.

Les pays d’Europe centrale ont vu progressivement des partis eurosceptiques se hisser à la tête de leurs gouvernements respectifs. En quelques années, ces mouvements sceptiques à l’égard de l’Union européenne se sont multipliés, gagnant ainsi certains pays d’Europe de l’Ouest, ce qui s’est ressenti lors des élections européennes de 2014. Ce phénomène s’est concrétisé avec la sortie de l’UE de la Grande-Bretagne, amorcée avec le référendum de 2016. L’initiative anglaise a eu une forte influence sur certains pays membres, ce qui se matérialise aujourd’hui au travers de la crise italienne.

Les effets de la crise migratoire de 2015.

En 2015, l’Europe doit faire face à une grave crise migratoire, avec l’arrivée massive de migrants, principalement originaires de Syrie. Opposé aux tentatives de l’Union européenne pour la prise en charge des migrants et demandeurs d’asile, le groupe de Visegrad, mené par la Hongrie, s’engage dans un affrontement avec ses partenaires de l’ouest[5]. Cette opposition sur le plan politique est donc le point de départ de nombreux désaccords entre les pays du V4 et les pays de l’ouest, dont on observe encore les conséquences : le 10 septembre 2018, le Parlement européen a ainsi voté le déclenchement de l’article 7 de la Constitution[6] contre la Hongrie de Viktor Orban. Cette procédure avait d’ailleurs déjà été déclenchée contre la Pologne, fin 2017. C’est au cours de la séance du 11 septembre 2018 que Viktor Orban prononça un discours retentissant, clamant, entre autres, « que la Hongrie ne cède pas au chantage, la Hongrie défendra ses frontières, arrêtera l’immigration illégale, et défendra ses droits, si besoin est, contre vous également[7] ».

Lire aussi : Une autre Europe est-elle possible ? Présentation du dossier

b)    Le besoin de coopération inhérent à l’Europe centrale.

Face à une Union européenne qui n’accepte pas leur système, les pays d’Europe centrale pourraient être tentés de s’en séparer. Or, aucun de ces pays n’est prêt à quitter l’UE. Au contraire, ils semblent vouloir y rester, mais dans quel but ?

Le Danube a toujours été le fleuve emblématique de l’Europe centrale. C’est non seulement autour de lui que s’est constitué l’Empire austro-hongrois, mais aussi que de nombreux projets de fédérations ont vu le jour, principalement lors du XIXe siècle. Ce sont surtout les Hongrois qui ont rêvé de construire, autour du Danube, une fédération d’États. Tout d’abord, le baron Hongrois Miklos Wessélenyi émet l’idée, en 1842, d’une confédération germano-magyare slavo-latine, qui rassemblerait alors les différents peuples danubiens.

Sept ans plus tard, le même homme politique fait évoluer son concept de confédération en une république danubienne, laquelle serait alors ouverte à toutes les nationalités. Puis, le comte Hongrois István Széchenyi aura à cœur d’établir un programme multinational pour le Danube, tout comme son rival politique, Lajos Kossuth, qui s’affaira à cette tâche depuis ses différentes patries d’exil, après la révolution hongroise de 1848.

En 1906, c’est un Roumain, Aurel Popovici, qui propose une idée de réforme de la monarchie danubienne. Cette dernière, suite au compromis de 1867, n’assurait leur autonomie qu’à l’Autriche et à la Hongrie, ce qui lui a valu l’appellation de « Prison des Peuples ». Face à ce problème inhérent à la nature de l’Empire, l’avocat roumain propose la réforme appelée « États-Unis de la Grande-Autriche », selon laquelle l’Empire donnerait plus d’autonomie à certaines nationalités, telles que les Serbes, les Croates, ou encore la Bohême-Moravie. Enfin, il ne faut pas négliger le projet d’Europe danubienne, lancé en 1964 par Janos Kadar, premier secrétaire du parti socialiste ouvrier hongrois de l’époque. Le projet, ayant pour but la coopération entre les pays de l’Est, pour faciliter les rapports avec l’Ouest, fut ensuite relancé par le ministre des Affaires étrangères Janos Peter, en 1968. Ce projet fut un début de coopération entre les pays de l’Est et ceux de l’Ouest, et principalement l’Autriche[8].

D’autre part, la monarchie bicéphale a longtemps été qualifiée de « prison des peuples », ayant entravé les aspirations nationales et démocratiques des différentes nations qui la constituaient. Mais cette mauvaise réputation est aujourd’hui remise en cause. De nombreux historiens, dont François Fetjö et Jean-Paul Bled, estiment que la chute de la double monarchie a pénalisé le développement économique de l’Europe centrale en y créant de nouvelles frontières, et a favorisé l’expansion de l’Allemagne nazie puis celle de l’Union soviétique dans cette région[9]. Pour Henri Bogdan, l’Autriche-Hongrie présentait de nombreux avantages, entre autres l’existence d’une cohésion supranationale, mais aussi d’une économie complémentaire[10]. En outre, Jean-Paul Bled et François Fetjö relèvent, après le compromis de 1867, un effort limité, mais réel de démocratisation des institutions impériales : en témoignent le développement du parlementarisme et les élections locales sous le règne de François-Joseph[11]. Tel que ces historiens le décrivent, l’Empire austro-hongrois semblerait se retrouver dans l’idéal européen : union de régions dont les économies sont complémentaires, cohésion supranationale. On peut également y ajouter la paix qui y régnait, principalement dans les Balkans, où la stabilité n’est que relative aujourd’hui.

Voilà donc les deux principales raisons que sont les nombreuses tentatives de coopération centre-européenne, ainsi que l’apparente nostalgie du temps de la double monarchie, pour lesquelles les pays d’Europe centrale semblent aujourd’hui déterminés à demeurer au sein de l’Union européenne. Comme le souligne l’écrivain italien Claudio Magris dans son œuvre Danubio[12], l’idéal européen est bel et bien fondé sur l’héritage de la monarchie danubienne, autrement dit, sur une volonté de dépasser les nationalismes. De plus, Georges Friedman décrit l’Empire austro-hongrois comme « un succès multinational, qui a unifié de petits pays tout en leur donnant un large degré d’autonomie[13] ». Ainsi, si elles semblent nouvelles, les idées qui émergent actuellement de Budapest, Varsovie ou encore Vienne, trouvent finalement leurs fondements dans une époque passée.

II/ Les stratégies hongroise et polonaise

a)    La Hongrie, leader intellectuel

La Hongrie occupait, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, un vaste territoire, que l’on appelle aujourd’hui Grande Hongrie, et dont la nostalgie est réelle pour la plupart des Hongrois. Le 4 juin 1920, les alliés vainqueurs et l’Autriche-Hongrie[14] signent le traité du Trianon, à Versailles : la Hongrie doit renoncer aux deux tiers de ses territoires au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le résultat fut terrible pour les Hongrois, puisqu’aujourd’hui 30% d’entre eux vivent à l’extérieur des actuelles frontières de la Hongrie. Depuis 2010[15], cette date du 4 juin est commémorée, rappelant l’humiliation subie à l’époque. Il est donc envisageable que la Hongrie décide d’une coopération plus étroite avec ces pays – Roumanie, Slovaquie -, voire de la création d’une zone économique dirigée par elle. Aussi les mesures du gouvernement quant au retour à la Grande Hongrie sont-elles d’ores et déjà nombreuses, et sérieuses : la loi du 26 mai 2010 sur la naturalisation simplifiée permet aux nombreux Magyars d’outre-Hongrie d’acquérir la nationalité hongroise, ce qui leur permet de pouvoir voter aux législatives de 2014 en Hongrie. Depuis 1989 est également organisée une université d’été, dans le pays Sicule[16], visant à rassembler les jeunes Magyars d’outre-Hongrie. S’ajoute à cela le projet de mise en place d’un programme Erasmus Magyar, présenté en 2015 par Balog Zoltan, ministre des Ressources humaines de Hongrie. Enfin, il est également question, depuis 2011, de rassembler les Hongrois d’outre-frontière à travers les médias, en multipliant les correspondants à l’étranger, et en y créant des bureaux.

La Hongrie a également joué un rôle unificateur à travers les époques. Aussi, le 1er novembre 1335, les rois de Hongrie, de Pologne et de Bohème se rencontrent à Visegrad[17]. L’alliance tripartite a pour but de renforcer la coopération politique et commerciale des trois royaumes. Visegrad devient alors le symbole de la coopération politique en Europe centrale[18]. C’est donc ici que les trois dirigeants de ces mêmes pays se retrouvent, le 15 février 1991, pour signer une déclaration qui les unit sur les plans politiques et diplomatiques. Plus récemment, le V4 a entamé un processus d’intégration régionale poussé, qui permet aux pays d’Europe centrale de rayonner – rayonnement qui a même atteint l’Italie. La Hongrie apparaît alors comme le principal instigateur des alliances d’Europe centrale. Membre fondatrice du V4, elle se fait de puissants alliés économiques et politiques ; également membre fondateur de l’INCE, elle voit en cet organisme une chance de reconquérir le bassin danubien et les pays slaves du sud : la Hongrie joue donc un double rôle, au sud et au nord, dans la perspective de l’intégration centre-européenne. Mais elle joue également un rôle important en matière de coopération avec la Chine : en 2011, le gouvernement Orban a annoncé une politique extérieure dite d’« ouverture à l’est »[19], puis il crée, la même année, l’Association sino-hongroise[20]. Cette association évolue rapidement, pour s’étendre en 2017 à l’ensemble des pays du V4, et opère aujourd’hui sous le patronyme d’Association V4-Chine. Le projet visé par cette coopération est celui d’établir des liens stratégiques entre le V4 et la Chine, dans la perspective chinoise du projet OBOR. Selon le président – hongrois – de l’association V4-Chine, Gabor Toth, « Nous verrons une Europe forte, grâce à l’aide des investissements chinois ». Ainsi, le projet chinois ne peut que renforcer la possibilité d’une mutation de l’Union européenne, en accélérant l’économie de la zone centre européenne. En développant les infrastructures de transport, il permettrait de renforcer la cohésion économique des seize pays, dont l’un d’entre eux (Hongrie, Pologne…) pourrait devenir le leader, en prenant le rôle de porte-parole des seize, par exemple. La coopération 16+1 agit donc comme un véritable catalyseur de l’économie et de l’intégration centre-européenne.

b)    La Pologne, leader économique

S’il est possible d’envisager le fait que la Pologne se détache progressivement de l’UE, c’est parce qu’elle a toujours voulu constituer un bloc indépendant en Europe centrale. Dès la fin du XIVe siècle, sous le règne d’Hedwige d’Anjou, la Pologne signa un accord qui scella, avec la Lituanie[21], une alliance de plusieurs siècles. En 1569, Sigismond-Auguste proclama l’Union de Lublin, qui fit de ces deux pays une véritable république unie, appelée la République des deux Nations[22]. La République des deux Nations exerca son pouvoir pendant deux siècles, jusqu’à ses partages successifs, entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, à l’issue desquelles, en 1795, la Pologne et la Lituanie disparurent en tant qu’États[23]. Persécutée par le IIIe Reich, puis soumise à la tutelle soviétique jusqu’en 1989, la Pologne a donc connu bien plus de périodes d’occupation, que de périodes de liberté. Malgré cet emprisonnement constant, ou plutôt grâce à lui, la nation polonaise a fait fleurir une idée, qui a perduré jusqu’à aujourd’hui : celle d’une alliance centre-européenne. Ainsi, Jozef Pilsudski[24] s’inspira de la République des Deux-Nations pour théoriser la doctrine dite Miedzymorze (entre les mers, Intermarium), qui a pour but de fédérer les États centre-européens se situant entre les mers Baltique, Noire, et Adriatique. Le principal ministre des Affaires étrangères de Jozef Pilsudski, le Colonel Jozef Beck, partageait parfaitement le point de vue de son chef[25]. Il orientait donc sa politique étrangère dans le sens de la doctrine Miedzymorze. Ainsi, c’est à lui qu’on attribue tous les efforts de constitution d’une Troisième Europe à partir des années 1930. « La conception d’une Troisième Europe de la mer Baltique à la mer Noire est l’idée préférée de Beck[26] », dit un jour Martin Schliep, conseiller de l’ambassade du Reich à Varsovie de l’époque.

Les projets inachevés qu’ont été la fédération Miedzymorze ou la Troisième Europe ont laissé dans leur sillage une certaine idée de l’Europe centrale, qui tend à refaire surface aujourd’hui en Pologne. En effet, depuis la chute du bloc soviétique, les gouvernements polonais successifs ont voulu acquérir le statut de leader régional. Le président Lech Kaczynski, en premier, joua un rôle déterminant quant à la politique extérieure de la Pologne. Il croyait en la nécessité de développer les relations historiques avec les pays voisins de la Pologne[27], et orientait donc sa politique extérieure vers deux aspects : la sécurité énergétique, et l’importance historique d’une coopération entre les pays de l’Intermarium[28]. Puis, lorsque Andrzej Duda est élu président de la Pologne, le 25 mai 2015, il place le projet Intermarium au centre de sa politique extérieure, projet qu’il a renommé l’Initiative des Trois Mers. Ainsi, le 23 août 2015, le président polonais effectue sa première visite à l’étranger en Estonie. Les nombreux citoyens estoniens d’origine russe, ainsi que les difficiles relations qu’entretient ce pays balte avec la Russie, donnèrent à la première visite d’Andrzej Duda un aspect hautement symbolique[29]. Enfin, le projet d’Initiative des Trois Mers (ITM) se concrétise lors d’un premier sommet à Dubrovnik, en août 2016[30]. Le second sommet, qui eut lieu à Varsovie, accueillit le président américain Donald Trump, ce qui confirme la volonté polonaise de vouloir s’opposer aux deux puissances que sont la Russie, à l’est, et par conséquent l’Allemagne (ou l’UE) à l’ouest[31]. Une des caractéristiques importantes de l’ITM est celle de rassembler un nombre très important de pays, en raison de la grande sphère d’influence polonaise : celle-ci s’étend jusqu’aux pays nordiques et baltiques au nord, et jusqu’à la Croatie et la Roumanie au sud. Une telle sphère d’influence est donc un avantage pour la Pologne, comparée à celle qu’exerce la Hongrie, qui reste limitée, au Nord. L’ITM possède alors la capacité d’absorber le V4 et le Groupe Nordique-Baltique, afin de constituer une véritable nouvelle Europe. La Pologne pourrait donc, elle aussi, devenir le nouveau centre d’influence européen.

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III/ Quels enjeux géopolitiques pour cette nouvelle Europe ?

a)    Les intérêts russes à l’est

La Hongrie entretient des relations privilégiées avec la Russie depuis la réélection de Viktor Orban en 2018. Le partenariat entre ces deux pays a été, jusqu’ici, principalement d’ordre économique : la Hongrie importe plus de la moitié de son gaz de Russie ; elle avait également emprunté une dizaine de milliards d’euros à la Russie afin de financer un projet de centrale nucléaire, en contrepartie de quoi elle devait acheter du matériel militaire russe[32]. Mais après une rencontre entre les deux chefs d’État en septembre 2018, comme c’est le cas deux fois par an, ceux-ci ont déclaré vouloir renforcer le rapprochement entre leurs deux pays, par des liens commerciaux et culturels plus forts[33]. De plus, la République tchèque, incarnée par son président Milos Zeman, se situait, dès 2015, à l’opposé des décisions européennes concernant la Russie. Milos Zeman s’était d’ailleurs fait remarquer par sa présence à Moscou en 2015, lors de la commémoration du 70e anniversaire de la victoire russe sur l’Allemagne nazie[34]. En outre, les intérêts de la Russie, notamment en Europe centrale, sont importants. Le projet du pipeline North Stream II[35], permettant l’exportation en masse de gaz russe vers l’Allemagne, fait notamment concurrence aux États-Unis et introduit un monopole russe en matière d’exportation d’énergie. Selon Michel Duclos, qui plaide en la faveur d’un rapprochement de l’Union européenne avec la Russie, il s’agit désormais d’« identifier des terrains concrets de coopération, y compris dans la gestion des crises (Proche-Orient) ; lancer une réflexion en profondeur sur les moyens de sortir de la situation actuelle de tensions et de blocage, quelle que soit l’étiquette qu’on lui attribue[36] ».

b)    Les intérêts asiatiques

Alors que les affrontements majeurs du continent européen se dessinent autour des États-Unis et de la Russie, les géants asiatiques renforcent leur influence en Europe, et particulièrement en Europe centrale. Que ce soit le Japon, sous la forme du NB8+1, ou la Chine sous celle du 16+1, les pays de l’Est de l’Asie semblent avoir un certain intérêt à confirmer leurs relations avec les pays d’Europe de l’Est. Une interprétation de la situation géopolitique de l’Asie pourrait être la suivante : face aux tentatives, de plus en plus nombreuses, de faire de la Chine l’hégémonie dominante de l’Asie de l’Est, le Japon tente de répondre, presque désespérément. C’est d’ailleurs l’idée de départ d’un article de Jessy Périé et Gabriel Solans publié par le Groupe d’Études Géopolitiques Europe en juin 2018[37]. Selon ces chercheurs, la Chine « suit une politique ambitieuse de rayonnement mondial en séduisant un grand nombre de pays non occidentaux désireux d’occuper une place sur l’échiquier des puissances internationales. Son projet OBOR – One Belt One Road, ou nouvelles routes de la soie en français – en est le cœur[38] ». La Chine entreprend ce projet en nouant des liens forts avec les pays d’Europe centrale, cette coopération étant matérialisée sous la forme du sommet 16+1.

La coopération Chine-Europe centrale : le sommet 16+1, l’association V4 – Chine.

Seize pays d’Europe centrale jouissent, en effet, d’une relation privilégiée avec la Chine, depuis la mise en place du sommet 16+1, en 2012, lors de la visite à Varsovie du Premier ministre chinois de l’époque, Wen Jiabao : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine sont devenus les piliers de la stratégie chinoise. Il existe plusieurs explications à l’intérêt chinois pour cette région du monde. Tout d’abord, la croissance de ces pays, liée à leur intégration au sein de l’UE[39], couplée aux mesures protectionnistes des États-Unis[40], a fait de l’Europe centrale la zone principale d’implantation chinoise à l’étranger. Ensuite, le projet, clairement affiché, du gouvernement chinois, d’établir une « nouvelle route de la soie », passe par la coopération avec l’Europe centrale. Le sommet 16+1, dont le siège se trouve à Varsovie, est donc la pièce maîtresse du projet One Belt One Road (OBOR) du gouvernement chinois. L’intérêt du sommet 16+1 est donc le développement des infrastructures de transport se trouvant sur le trajet de la nouvelle route de la soie, là où elles en ont le plus besoin, c’est-à-dire en Europe centrale. À ce titre, l’inauguration, en 2014, d’un pont sur le Danube, à Belgrade, représente le point de départ du développement des infrastructures terrestres vouées au transport de marchandises chinoises en Europe[41]. En 2008, le rachat par Cosco d’une partie du port du Pirée en Grèce marque, quant à lui, le point de départ pour les infrastructures maritimes. L’intégralité du port est finalement acquise en 2016 par le géant chinois[42].

Le Japon et les pays nordiques et baltiques : le NB8+1.

Le Japon, confronté à l’imposante stratégie hégémonique chinoise, met en œuvre les différents atouts dont il dispose. D’un côté, le Japon renforce, sa coopération avec les États-Unis, par le biais du QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), organisme créé en 2007, mais qui avait été laissé de côté pendant quelque temps : en novembre 2017, les quatre pays du quadrilatère (États-Unis, Inde, Australie, Japon) se sont rencontrés afin de relancer l’initiative, qui a pour but de promouvoir l’espace maritime indo-pacifique. D’autre part, le Japon a construit une alliance en Europe, plus particulièrement en Europe nordique et baltique. Ainsi, en octobre 2014, le Japon et les pays du NB8 se sont rencontrés pour le premier sommet de ce qui prendra le nom de NB8+1. Lors d’une visite du président de la République de Finlande à Tokyo, en mars 2016, les deux chefs d’État ont adopté une déclaration commune en quatre points afin de resserrer la coopération entre les deux pays, et donc entre le Japon et le NB8. Ces quatre points sont les suivants : les questions sécuritaires et politiques, l’économie et la technologie, l’Arctique, et la coopération internationale.

 

Conclusion

Pierre Béhar imagine, dans son ouvrage intitulé L’Autriche-Hongrie, idée d’avenir[43], une Europe au sein de laquelle plusieurs alliances d’États, reliés par des liens culturels et historiques, verraient le jour[44]. Plus de vingt-cinq ans après la rédaction de cet ouvrage, il est alors possible d’apporter un regard nouveau sur cette thèse, qui semble, aujourd’hui, se confirmer. Le groupe de Visegrad semble en effet déterminé à devenir de plus en plus autonome par rapport à l’UE, en formant alors un ensemble d’États avec des visions politiques cohérentes et complémentaires, pouvant peser d’un poids considérable face à l’Europe de l’Ouest. Pierre Béhar distingue ensuite deux ensembles pouvant alors émerger, selon une logique principalement historique et culturelle : un ensemble balkanique et un ensemble baltique[45]. L’ensemble balkanique viendrait alors s’imposer logiquement à tous les pays du bassin inférieur du Danube, jusqu’aux côtes des mers Noire et Adriatique, incluant la Grèce. Selon l’auteur, cet ensemble trouve sa source, d’une part dans son histoire, qui est celle des peuples slaves du sud, mais d’autre part, plus récemment, dans le pacte balkanique du 9 février 1934 : voulant assurer une certaine stabilité géopolitique dans la région, il est la preuve d’une première volonté commune de coopérer politiquement au sein des Balkans. En outre, il est aujourd’hui possible d’observer le phénomène appelé communément « Yougo-nostalgie[46] ». En Slovénie, une pièce de deux euros à l’effigie de Franc Rozman, ancienne figure de la Yougoslavie de Tito, fut frappée en 2011. En Serbie, la cérémonie de la Stafeta[47] a été relancée en 2008, après vingt années d’oubli. En 2009, le sociologue slovène Mitja Velikonja publie une étude intitulée « Titostalgija. Studija nostalgije po Josipu Brozu[48] », d’où le terme de « Titostalgie ». Cette nostalgie de la Yougoslavie communiste est donc très présente, et laisse imaginer de nouvelles perspectives pour les Balkans.

Le second ensemble concerne les pays baltes, auxquels l’auteur ajoute la Finlande, justifiant son propos par les liens historiques qui unissent ces pays. La thèse de Pierre Béhar revêt ici un aspect visionnaire, si l’on prend en compte le fait que la création du Groupe Nordique-Baltique (ou NB8) eut lieu une année après la parution de son ouvrage. Les projets de liaisons entre Helsinki et Tallinn se sont multipliés, ainsi que la coopération énergétique entre la Norvège et la Lituanie. De plus, le NB8 apparaît aujourd’hui comme une composante presque autonome de l’UE, dans la mesure où l’OTAN privilégie le dialogue avec le NB8 plutôt qu’avec l’UE elle-même[49], en ce qui concerne son plan d’action dans l’espace baltique.

Cette alliance des pays nordiques et baltiques viendrait donc s’ajouter à celle de Visegrad, dans une Union européenne qui se transforme alors en une Union de Fédérations. Selon Jean-Baptiste Noé, dans un article d’octobre 2018[50], le parallèle entre les événements actuels et la situation de l’Autriche-Hongrie à la fin du XIXe siècle est frappant. En effet, face aux revendications nationales, l’Empereur François-Joseph d’Autriche décida, en 1867, d’établir un compromis politique entre l’Autriche et la Hongrie, pierre fondatrice de l’Empire austro-hongrois. Or, aujourd’hui, l’Union européenne n’aurait-elle pas intérêt à s’inspirer de l’Empereur d’Autriche, en proposant aux alliances émergentes ce qu’il conviendrait d’appeler un « compromis bruxellois » ? Selon Pierre Béhar, l’Union européenne en tant qu’Union des Fédérations est un système qui s’impose de lui-même aux pays européens, et qui doit donc émerger naturellement. Ainsi l’auteur achève-t-il son ouvrage par cette déclaration :

« L’idée d’une fédération danubienne, d’une fédération baltique et d’une fédération balkanique répond à une nécessité immuable, qui n’est autre que celle des lois de la statique politique. Aussi n’est-ce pas une idée moderne. C’est une idée actuelle[51]. »

 

L’auteur

Tanguy Blécon est diplômé de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Cet article fait référence à son mémoire, soutenu en janvier 2019. Ce mémoire, écrit à Budapest, a pour sujet d’étude l’Europe centrale dans sa quête pour définir les bases de ce que l’on pourrait appeler une nouvelle Union européenne.

Notes

[1] Les sept états successeurs de l’Autriche-Hongrie sont la Tchécoslovaquie, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la Pologne, la République d’Autriche allemande, la République démocratique hongroise, la Roumanie et le Royaume d’Italie.

[2] Dénomination courante de l’Autriche-Hongrie. S’y oppose le dixième des quatorze points de Woodrow Wilson, lors de son allocution devant le congrès des États-Unis, le 8 janvier 1918, prônant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

[3] Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou droit à l’autodétermination est un principe du droit international, sur lequel sont fondés différents accords de redéfinition des frontières de l’Europe Centrale suite à la Première Guerre mondiale.

[4] Aussi appelé V4, ce groupe créé en 1991 rassemble la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie.

[5] Refus du plan d’urgence de relocalisation de septembre 2015 (Proposition de Décision établissant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l’Italie et de la Grèce),

[6] Afin que la procédure de l’Article 7 soit engagée, il faut l’unanimité. Or, comme ce fut le cas pour la Pologne, il existe peu de risques pour la Hongrie, dans la mesure où un pays d’Europe centrale pourra toujours imposer son veto.

[7] Viktor Orban, discours au Parlement européen, Strasbourg, le 11 septembre 2018. https://volontaires-france.fr/discours-de-viktor-orban-au-parlement-europeen/, 18/09/2018, consulté le 15/10/2018.

[8] MACHER (Aniko), « La Hongrie entre tutelle soviétique et intérêt national au cours des années 1960 », in Relations internationales, 2011/4 (n° 148), p. 81-94.

[9] http://www.laculturegenerale.com/habsbourg-histoire-alsace-autriche-espagne/#Lheritage_de_la_monarchie_danubienne, 04/08/2017, consulté le 24/10/2018.

[10] BOGDAN (Henri), 1990, p. 179-181.

[11] http://www.laculturegenerale.com/habsbourg-histoire-alsace-autriche-espagne/#Lheritage_de_la_monarchie_danubienne, 04/08/2017, consulté le 24/10/2018.

[12] MAGRIS (Claudio)Danube, Paris, L’Arpenteur, 1988.

[13] FRIEDMAN (Georges), « From the Intermarium to the three Seas », dans Geopolitical Futures, 07/07/2017, https://geopoliticalfutures.com.

[14] Alors représentée par la Hongrie uniquement, séparée de l’Empire austro-hongrois depuis le 31 octobre 1918

[15] Viktor Orban devient premier ministre en 2010 – pour la seconde fois non-consécutive -, suite à la victoire de FIDESZ, son parti, aux élections législatives.

[16] Le pays Sicule est une région appartenant à la Transylvanie, elle-même ancienne région de la Grande Hongrie.

[17] ENGEL (Pál),  KRISTO (Gyula),  KUBINYI (András), Histoire de la Hongrie médiévale, des Angevins aux Habsbourg, Tome II, Rennes, PUR, 2008.

[18] VARGOVCIKOVA (Jana), « Le Groupe de Visegrad, 20 ans après », dans Politique étrangère, 2012/1 (Printemps), p. 147-159.

[19] https://visegradpost.com/fr/2018/11/04/la-politique-douverture-a-lest-de-la-hongrie/, 04/11/2018, consulté le 27/11/2018.

[20] http://gatewaytoeurope.hu/about-us, consulté le 27/11/2018.

[21] BOGDAN (Henri), Histoire des pays de l’Est, des origines à nos jours, s.l. Perrin, 1990, p.89.

[22] Ibid., p.90.

[23] Ibid., p.60.

[24] Le Maréchal Jozef Pilsudski est un chef militaire polonais, s’étant particulièrement distingué lors de la guerre russo-polonaise, plus précisément lors de la bataille de Varsovie, surnommée « Miracle de la Vistule ». Par la suite, il sera le principal homme d’état polonais durant l’entre-deux-guerres.

[25] CIENCIALA (Anna), « The foreign policy of Jozef Pilsudski and Jozef Beck, 1926-1939: misconceptions and interpretations », dans The Polish Review, vol. 56, no. 1/2, 2011, p. 127.

[26] KRUPKA (David), La diplomatie polonaise 1926-1939, 2013, p. 27.

[27] STARZYK (Adam), TOMASZEWSKA (Natalia), « Conception of Intermarium in Polish foreign policy in XXIst century », dans Torun International Studies, 2017, n°1, p.21.

[28] Ibid., p.21.

[29] Ibid., p.22.

[30] « L’Initiative des Trois Mers : l’Europe centrale et orientale se prend en main », Visegradpost.com, https://visegradpost.com/fr/2016/08/28/l-initiative-des-trois-mers-l-europe-centrale-et-orientale-se-prend-en-main/, 28/08/2016, consulté le 22/10/2018.

[31] ENGDHAL (William), « Initiative polonaise des trois mers : quel en est l’enjeu géopolitique ? », dans Mondialisation, https://www.mondialisation.ca/linitiative-polonaise-des-trois-mers-quel-en-est-lenjeu-geopolitique/5621778, 21/12/2017, consulté le 22/10/2018.

[32] MINK (Georges), 2016, p. 89-101.

[33] https://www.medias-presse.info/orban-et-poutine-sentendent-pour-la-defense-de-la-civilisation-chretienne-et-des-chretiens-dans-le-monde/98183/, 20/09/2018, consulté le 01/11/2018.

[34] MINK (Georges), « L’Europe centrale à l’épreuve de l’autoritarisme », Politique étrangère, 2016/2, p. 89-101.

[35] ENGDHAL (William), « Initiative polonaise des trois mers : quel en est l’enjeu géopolitique ? », dans Mondialisation, https://www.mondialisation.ca/linitiative-polonaise-des-trois-mers-quel-en-est-lenjeu-geopolitique/5621778, 21/12/2017, consulté le 22/10/2018.

[36] https://www.institutmontaigne.org/blog/emmanuel-macron-en-russie-regards-croises-de-paris-saint-petersbourg, 23/05/2018, consulté le 01/11/2018.

[37] PERIE (Jessy), SOLANS (Gabriel), « L’Indopacifique : de Tokyo à Washington », dans gegeurope, https://legrandcontinent.eu/2018/06/19/lindo-pacifique-libre-et-ouvert-itineraire-dune-representation-de-tokyo-a-washington/, 19/06/2018, consulté le 01/11/2018.

[38] Ibid.

[39] http://www.iris-france.org/71611-le-format-161-la-nouvelle-cooperation-entre-seize-pays-deurope-centrale-et-orientale-et-la-chine/, 08/02/2016, consulté le 03/11/2018.

[40] https://www.areion24.news/2018/10/31/pourquoi-et-comment-les-entreprises-chinoises-investissent-en-europe/, 31/10/2018, consulté le 03/11/2018.

[41] http://www.iris-france.org/71611-le-format-161-la-nouvelle-cooperation-entre-seize-pays-deurope-centrale-et-orientale-et-la-chine/, 08/02/2016, consulté le 04/11/2018.

[42] https://reseauinternational.net/grece-le-piree-un-port-chinois-au-coeur-de-leurope/, 06/08/2017, consulté le 04/11/2018.

[43] Pierre BEHAR, L’Autriche-Hongrie, idée d’avenir, 1991, p. 186.

[44] BEHAR (Pierre), 1991, p. 174.

[45] BEHAR (Pierre), 1991, p. 174.

[46] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/08/DERENS/20853, 08/2011, consulté le 26/10/2018.

[47] La Stafeta (Flambeau de la jeunesse) est une tradition majeure de l’ex-Yougoslavie. Établie en 1945, elle consistait en une course-relai, partant d’une ville de la confédération yougoslave, pour arriver à Belgrade le 25 mai, jour anniversaire du maréchal Tito.

[48] VELIKONJA (Mitja), « Titostalgija. Studija nostalgije po Josipu Brozu », Mirovni Institut, Ljubljana, 2009.

[49] DELAPLAGNE (Jérémy), « Le ‘NB8’: au nord de l’Europe, une autre diplomatie », dans Regard sur l’est, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1661, 04/11/2016, consulté le 26/10/2018.

[50] NOÉ (Jean-Baptiste), « Europe centrale, le nouveau compromis danubien », dans Institut des libertés, http://institutdeslibertes.org/europe-centrale-le-nouveau-compromis-danubien/, 02/10/2018, consulté le 29/10/2018.

[51] BEHAR (Pierre), 1991, p. 175.

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À propos de l’auteur
Tanguy Blécon

Tanguy Blécon

Tanguy Blécon est diplômé de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr.

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