Une fois de plus, les Taïwanais vont devoir faire face à un choix qui va déterminer leur futur. Le 13 janvier prochain, ils vont non seulement élire leur gouvernant, mais également choisir par la même occasion la route à emprunter pour les décennies à venir. La guerre ou la paix, le choix est, dans une large mesure et au-delà des circonstances externes, entre leurs mains.
Un court rappel nous paraît nécessaire pour comprendre les relations complexes et compliquées sino-américaines au sujet de Taïwan.[1]
Taïwan et l’histoire de la Chine
En Chine, les nationalistes et les communistes ont longtemps été confrontés dans une série de guerres civiles ponctuées de périodes de collaboration. Ensemble, ils ont renversé la dernière dynastie pour fonder la République de Chine en 1912. Puis, les nationalistes ont attaqué les communistes dans l’intention de les éliminer afin de devenir la seule force gouvernante. L’invasion de la Chine par le Japon les ont poussés de nouveau dans une collaboration patriotique anti japonaise. Une fois les envahisseurs boutés hors du pays, ces deux forces se sont jetées de nouveau dans une lutte à mort qui aboutit à la victoire des communistes sur le continent et à la fuite des nationalistes qui se réfugièrent sur l’île de Taïwan.
Les États-Unis ont maintenu des relations officielles avec le gouvernement nationaliste à Taïwan après la guerre civile jusqu’à ce qu’ils effectuent, pour leurs propres intérêts, un réajustement stratégique pro chinois / anti soviétique. Dans les années 1970, les États-Unis ont normalisé leurs relations diplomatiques avec la République Populaire de Chine. Au travers des trois communiqués conjoints sino-américains, le gouvernement américain a reconnu en 1979 la République Populaire de Chine en tant que seul représentant légitime de la Chine et Taïwan comme partie inséparable de la Chine.
Dans les Constitutions respectives en vigueur aussi bien pour la RP de Chine que pour la République de Chine, nous pouvons constater que les deux côtés réclament le contrôle de toute la Chine y compris Taïwan. Un courant à tendance indépendantiste s’est développé à Taïwan, devenant une carte utilisée par les États-Unis ces dernières années dans leur stratégie de ralentir, voire empêcher la réémergence de la Chine.
La position particulière de Taïwan
Le conflit entre les États-Unis et la Chine ressemble à une rencontre frontale entre deux plaques tectoniques. Taïwan se trouve au point même du contact, c’est-à-dire sur la zone du tremblement de terre. Quel est le destin de Taïwan et des Taïwanais ? Nous allons entendre leur choix à l’occasion des élections présidentielles prochaines qui auront lieu le 13 janvier 2024. Il y aura beaucoup d’experts et d’« amis » pour leur donner des conseils de toutes sortes. Ce sera pour eux, en laissant tomber le wishful thinking et au-delà des émotions bien que chaudes, mais de mauvais conseil, le moment de mobiliser leur intelligence géopolitique ainsi que leur habileté de mise en œuvre pratique.
La course entre dans ses derniers 100 mètres. Les trois équipes en lice affichent leur position et leur programme :
les Bleus menés par Hou Yu-ih/Jaw Shaw-kong du GMT[2], sont plutôt pour une politique de réconciliation avec la Chine continentale sans se prononcer clairement pour l’intégration avec la Chine continentale ;
les Verts représentés par le tandem du DPP Lai Ching-te/ Hsiao Bi-khim[3] cachent, sous le slogan « Contre la Chine et Protéger Taiwan », leur attitude viscéralement pro-indépendantistes, tandis que
les Blancs, incarnés par Ko Wen-je/Cynthia Wu du TPP[4], aimeraient profiter de la situation pour exister, consolidant leur position d’arbitre dans la vie politique taïwanaise.
Pour l’instant, Les Bleus et les Verts se sont engagés dans un combat de corps à corps, laissant, loin derrière, les Blancs.
Comment les Américains voient-ils la situation ? Contrairement à leur politique de non-intervention (en public), ils ont adressé, cette fois-ci, une demande explicite et surprenante aux candidats Verts, les indépendantistes, sachant que le message est également valable aux autres candidats.
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Une pierre américaine dans la mare taïwanaise
Depuis l’établissement officiel des relations diplomatiques entre la Chine et les États-Unis, ces derniers maintiennent la politique d’une seule Chine. Ceci a contribué à la stabilité des relations entre les deux rives du détroit. Or, l’encouragement inexplicite et explicite en faveur de l’indépendance de l’Ile, exprimé par l’Administration américaine, a fait augmenter les tensions à un niveau hautement dangereux pour la région.[5]
Cette position a été critiquée récemment par les experts américains et notamment dans l’article « Taïwan et les véritables sources de dissuasion, pourquoi l’Amérique doit rassurer, et pas seulement menacer, la Chine » (Taiwan and the True Sources of Deterrence, Why America Must Reassure, Not Just Threaten, China), paru le 30 novembre dans la revue Foreign Affairs[6]. Par la même occasion, les auteurs[7] ont fait connaître sans détour leur position en demandant au candidat indépendantiste Lai Ching-te, en cas de victoire, de « suspendre la clause d’indépendance dans leur charte 1991 de leur Parti » (to suspend the independence clause in the 1991 party charter) [8]. Ils pensent que « Tout comme les États-Unis ne doivent pas exclure la possibilité d’une éventuelle intégration pacifique des deux rives du détroit (tant qu’une telle démarche bénéficie de l’assentiment de la population de Taïwan), Taipei ne devrait pas non plus prendre de mesures qui excluraient définitivement ce résultat. Pour prévenir la guerre, Taiwan doit permettre aux dirigeants de Pékin de croire qu’une unification pacifique reste possible » (Just as the United States must not rule out the possibility of an eventual peaceful integration of the two sides of the strait (as long as such a move has the assent of the people of Taiwan), Taipei should also not take actions that would permanently foreclose that outcome. To deter war, Taiwan must allow leaders in Beijing to believe that peaceful unification remains possible”).
Cette pierre jetée dans la mare juste avant les élections présidentielles taïwanaises représenterait-elle une nouvelle position (au moins temporaire ?) du Bureau ovale ? Nous sommes enclins à le croire.
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Les auteurs sont familiers des officiels de Washington. Ils ont assumé des responsabilités dans les think tanks gouvernementaux à des différents moments. C’est notamment le cas de Bonnie Glaser. En plus, ils sont proches des responsables du DPP, le parti pro-indépendance. Leur ordonner de « suspendre la clause d’indépendance » dans la charte du DPP revient à leur donner une paire de gifles devant le monde entier. Pourquoi ce geste ? Derrière, il y a sûrement une raison profonde. Biden devrait s’inquiéter des possibles débordements de ses acolytes taïwanais, les Verts, qui risquent de faire échouer ses efforts de réconciliations avec la Chine, entamés à San Francisco lors de l’APEC. En même temps, il lui est malaisé d’administrer officiellement une cinglante remontrance à ses alliés taïwanais. D’où ce geste manifeste exécuté via les auteurs des think tanks afin que Pékin voie bien que le nécessaire a été fait, en ligne avec les orientations discutées entre Xi Jinping et Biden.
Une approche réaliste est indispensable pour éviter la guerre
Le conseil ou plutôt la demande explicite des Américains, exprimée via l’article précité relève du bon sens : « Pour prévenir la guerre, Taïwan doit permettre aux dirigeants de Pékin de croire qu’une unification pacifique reste possible »(To deter war, Taiwan must allow leaders in Beijing to believe that peaceful unification remains possible). En d’autres termes, peu importe que les leaders élus soient Bleus ou Verts ou Blancs, une approche réaliste est indispensable pour éviter la guerre. Tout en maintenant les relations existantes entre Taïwan et les États-Unis, il est impératif de restaurer et développer les échanges et les relations avec la Chine continentale. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait les installer tout de suite dans la même proportion. Mais autant que possible devrait être l’attitude de base. Cela pourrait inclure beaucoup de domaines tels que le tourisme, une plus grande ouverture pour le commerce et les services, l’accueil des étudiants, l’interconnexion territoriale au moins partielle par exemple la construction, avec le consentement des deux côtés, du pont reliant Xiamen et Jinmen, l’établissement de plus de vols directs entre les deux rives et des observatoires respectifs, etc. Il faudrait en même temps éviter les provocations inutiles tels que la visite de Nancy Pelosi, la prolongation de la durée du service militaire, l’armement pour une guerre urbaine, la dé-sinisation culturelle dans l’enseignement, etc. Les initiatives, désirant une coexistence paisible et réelle, pourraient être comprises et interprétées, par l’autre rive, comme l’expression de la bonne volonté en vue d’une intégration pacifique certes longue à venir, mais possible. Il est envisageable que les réactions positives de l’autre rive ne tarderont pas à venir : par exemple, la restauration du respect tacite de la ligne de démarcation dans le détroit. Garder les contacts avec tous les acteurs de ce jeu tout en pensant à l’intérêt clé des peuples impliqués n’est pas seulement un choix tactique temporaire, il relève d’une stratégie de long terme recommandée par la sagesse millénaire connue et pratiquée les deux côtés du détroit.
Construire un monde multipolaire : une tache commune pour les États-Unis et la Chine
L’orientation observée dans l’article susmentionné est à encourager. Espérons que c’est le commencement d’une nouvelle stratégie des États-Unis et l’abandon de l’ancienne politique consistant à utiliser Taïwan comme carte à jouer, pour ralentir, voire empêcher la Chine de réémerger (to use Taiwan to contain China).
En même temps, le réalisme n’est pas synonyme d’angélisme. Il nous recommande d’être attentifs, afin de n’être pas pris au dépourvu, aux évolutions des tendances sur le terrain où les hauts et les bas ainsi que les volte-face sont chose courante. On aura tout le loisir de vérifier la position des États-Unis lors des élections présidentielles américaines en novembre prochain.
Nous vivons sur la même planète, face aux mêmes défis globaux. Nous avons besoin de tous le monde pour imaginer et mettre en place les solutions. L’époque hégémonique est en cours d’être révolue, donnons-nous la main pour commencer à construire un monde multipolaire.
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Terminons ce texte par une citation du diplomate singapourien Kishore Bahbubani : « Comme l’a dit Bill Clinton en 2003, les États-Unis devraient s’efforcer de créer le genre de monde dans lequel ils aimeraient vivre lorsqu’ils ne seront « plus la superpuissance militaire, politique et économique » » (As Bill Clinton put it in 2003, the United States should be trying to create the kind of world in which it would like to live when it is « no longer the military, political, and economic superpower »[9]). Cela pourrait être l’objectif stratégique commun des États-Unis et de la Chine pour le siècle en cours. Est-ce un vœu pieux ? Nullement. Sur le long terme, c’est la bonne direction à prendre. Aucun hégémon ne sera le bienvenu dans le nouveau monde, peu importe le nom de la puissance qui lorgnera cette position.
[1] Cf. Alex Wang, “Taiwan Policy Act. Les États-Unis face à Taïwan », Conflits, le 18 octobre 2022.
[2] GMT : Guomintang, Parti nationaliste
[3] DPP : Parti progressiste-démocrate
[4] TPP : Parti populaire taïwanais
[5] Cf. Alex Wang, Taiwan Policy Act. Les États-Unis face à Taïwan, Revue Conflits ; Le statut de Taïwan remis en question ? Société de stratégie.
[6] Bonnie S. Glaser, Jessica Chen Weiss, and Thomas J. Christensen, Taiwan and the True Sources of Deterrence, Why America Must Reassure, Not Just Threaten, China, Foreign Affairs, November 30, 2023.
[7] Bonnie S. Glaser est directrice générale du programme Indo-Pacifique au German Marshall Fund des États-Unis. Elle était auparavant conseillère principale pour l’Asie et directrice fondatrice du China Power Project au Centre d’études stratégiques et internationales. Glaser est également consultante pour le gouvernement américain sur l’Asie de l’Est ; Jessica Chen Weiss est professeure Michael J. Zak pour les études sur la Chine et l’Asie-Pacifique au Département du gouvernement de l’Université Cornell. D’août 2021 à juillet 2022, elle a été conseillère principale auprès du personnel de planification politique du secrétaire du Département d’État américain ; Thomas J. Christensen est un politologue américain. Il est professeur James T. Shotwell de relations internationales à la School of International and Public Affairs de l’Université de Columbia.
[8] If he wins the election, Lai should consider revisiting a proposal made by DPP legislators in 2014 to suspend the independence clause in the 1991 party charter, a nonbinding and reversible step that would give any rhetorical commitment to the status quo more weight and credibility.
[9] Cf. Kishore Mahbubani, The Asian 21st century, Springer, Page 56.