« Taïwan démontre qu’une société chinoise peut prospérer avec des valeurs démocratiques ». Entretien avec Son Excellence M. l’ambassadeur François Chihchung Wu, représentant de Taïwan en France.
François Chihchung Wu a fait ses études à Paris. Il est docteur en sciences politiques de l’université Paris I. Il a été vice-ministre des Affaires étrangères de Taïwan (2016-2018). Depuis juillet 2018, il est nommé ambassadeur à la tête de la Représentation de Taïwan en France (BRTF).
Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé et Louis du Breil.
La Chine continentale revendique l’annexion de Taïwan. Sur quels arguments se fondent les revendications du PCC ?
Je tiens à rappeler que Taïwan a d’abord été européen avant d’être sinisé. Ce sont les Portugais qui lui ont donné le nom de Formose quand ils ont découvert l’île au xvie siècle. Puis il y a eu la période hollandaise de 1624 jusqu’à la première période chinoise en 1662. En 1624, la population de l’île était composée de 100 000 Aborigènes, 1 000 Européens, essentiellement Hollandais, 700 Chinois et 200 Japonais. L’île comptait à l’époque davantage d’Européens que de Chinois. En 1895, à la suite de la défaite de la Chine dans le conflit qui l’oppose au Japon, Taïwan devient un territoire japonais jusqu’au traité de San Francisco (1952) pour être ensuite gouverné par le président Chiang Kai-Shek jusqu’à sa mort en 1975. La Chine communiste n’a ainsi jamais administré Taïwan puisque ce régime n’a été établi qu’en 1949 : les revendications d’aujourd’hui sont donc un véritable non-sens. Pékin utilise des théories passéistes pour justifier l’expansion de son territoire, mais, avec une telle interprétation, tous les pays pourraient revendiquer le retour aux frontières maximales de leur empire. Aujourd’hui, Taïwan constitue une alternative pour le monde sinophone : il s’agit-là en effet d’un exemple qui montre une société sinophone prospère avec des valeurs démocratiques.
À propos de prospérité, Taïwan a émergé sur la scène internationale à partir des années 1970 grâce à son développement industriel et sa puissance économique. Aujourd’hui, l’île est très en pointe dans le domaine des semi-conducteurs. Comment expliquez-vous qu’un territoire dont la superficie, la démographie et les ressources naturelles sont limitées ait pu parvenir à un tel niveau de développement ?
Taïwan est le fruit de la rencontre des Européens, des Chinois et des Japonais. Le goût de l’innovation et du travail, la volonté d’exister dans un milieu hostile sont à l’origine de ce développement. Le développement taïwanais prend ses racines dans les infrastructures de l’époque japonaise et s’est déployé dans la culture chinoise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Taïwan, sous administration japonaise, est alors bien plus moderne que la Chine continentale : le pays bénéficie déjà de nombreux ports et routes et il s’appuie sur des secteurs exportateurs comme celui du sucre.
Le véritable développement de Taïwan s’opère plus tard, dans les années 1970, pendant les deux mandats du fils de Chiang Kai-Chek : le président Chiang Ching-Kuo. Une mesure phare des grandes réformes économiques de cette époque a été l’emblématique : « dix grandes constructions de Taïwan » (ferroviaire, autoroutes, aéroports, ports, nucléaire, infrastructures industrielles et pétrolières).
Avant ces réformes, toute la politique taïwanaise était focalisée sur la reconquête de la Chine continentale. Je me souviens, dans mon enfance, des slogans omniprésents de reconquête. On disait qu’un jour, chaque habitant taïwanais serait le maire d’une ville en Chine. À partir de 1978, avec le président Chiang Ching-Kuo, le pouvoir a progressivement délaissé cette politique et accepté le statu quo. Les ressources financières ne sont plus consacrées à cette ambition irréaliste et un grand nombre d’entreprises ont pu se développer à Taïwan et même investir en Asie et dans le monde.
D’importants travaux de modernisation ont été effectués dans les ports maritimes et dans les villes afin de répondre aux standards mondiaux. Ainsi, les entreprises de Taïwan se sont hissées à la pointe de la haute technologie : l’électronique et l’informatique dans les années 1980-1990, les nano semi-conducteurs aujourd’hui. De grandes entreprises taïwanaises dominent le marché, comme TSMC, qui est régulièrement classée dans les dix premières plus grandes capitalisations boursières du monde. Cela permet à Taïwan d’avoir un PIB national et par habitant comparable aux grandes nations occidentales.
Vous avez évoqué les liens particuliers avec le Japon. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les relations connaissent une très nette amélioration. Si sur le plan diplomatique le Japon s’était détourné de Taïwan pour reconnaître la Chine, en 1972, nos relations politiques ont commencé à se resserrer après le processus de démocratisation de Taïwan dans les années 1990, avec la montée de la puissance militaire chinoise puis les craintes de sécurité engendrées par les velléités expansionnistes du PCC. Mais du point de vue économique, nos relations sont toujours restées très étroites. Récemment, le Premier ministre japonais a dit que Taïwan n’est pas seulement un allié ou un partenaire, mais un membre de la famille. Sous la menace chinoise, la zone indopacifique est devenue un centre de militarisation à grande vitesse. Le Japon va acquérir un porte-avions à la fin de cette année, ce qui symbolise un changement fondamental pour ce pays qui, depuis 1945, retient de préférence une approche pacifique. La Corée du Sud est aussi en train de développer son arsenal maritime et devrait se doter d’un porte-aéronefs dans quelques années. L’Australie aura bientôt ses propres sous-marins nucléaires et Taïwan dispose d’une flotte défensive pour se protéger d’une éventuelle invasion.
Comment la population de Taïwan appréhende-t-elle le risque chinois ?
Comme toute société démocratique, la population taïwanaise affiche des positions politiques diverses et on y trouve des opinions différentes. Certains Taïwanais sont favorables à la Chine continentale et à une annexion même si majoritairement la population y est opposée. Cette tendance est d’ailleurs en constante progression au fil du temps. Des sondages sont régulièrement effectués sur la question de l’identité nationale. En 1992, 17 % des Taïwanais se reconnaissaient uniquement taïwanais, aujourd’hui ils sont 70 %. 47 % se reconnaissaient chinois et taïwanais en 1992 contre 27 % aujourd’hui. En 2021, seuls 3 % de la population se reconnaît comme uniquement chinoise. Le développement identitaire national de Taïwan est donc bien ancré dans la population et il s’est accru au cours des trente dernières années malgré la menace chinoise.
La pression de la Chine contre Taïwan est de plus en plus offensive. Par exemple, alors que nous avons très bien géré l’épidémie de Covid, le gouvernement de Pékin a fait pression sur les laboratoires étrangers pour les empêcher de vendre des vaccins à Taïwan. Cette obstruction chinoise a néanmoins été déjouée par nos alliés, notamment le Japon et les États-Unis, avec la donation de vaccins. Le Japon a livré à Taïwan des vaccins le 4 juin dernier, date hautement sensible pour la Chine, car c’est le jour du massacre de la place Tian’anmen. Quant aux États-Unis, ils ont envoyé trois sénateurs dans un avion militaire à Taïwan, le 6 juin dernier, jour du débarquement en Normandie, pour annoncer une donation de 2,5 millions de vaccins.
Taïwan subit également des incursions régulières d’avions militaires chinois dans son espace aérien. Ce sont souvent une vingtaine d’avions qui exécutent des manœuvres d’intimidation au-dessus du territoire. Notre gouvernement craint qu’un jour ces incursions dégénèrent et provoquent un incident qui pourrait constituer une occasion préméditée de déclencher un conflit militaire.
Quel est l’état des relations entre la France et Taïwan ?
Taïwan est très attaché aux relations avec la France. Nous possédons trois grands centres culturels dans le monde : Paris, New York et Tokyo et parmi ces derniers, Paris tient le rôle le plus important. La France est un pays que nous apprécions hautement.