Sur le transport aérien, les Européens sont incompris du reste du monde. Entretien avec Paul Chiambaretto

31 janvier 2024

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Photo : (c) unsplash

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Sur le transport aérien, les Européens sont incompris du reste du monde. Entretien avec Paul Chiambaretto

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Symbole de liberté, d’ouverture au monde, d’innovations technologiques, l’avion a représenté un progrès social immense en Europe, permettant à de plus en plus de monde de l’utiliser. Mais son image est aujourd’hui ambivalente. Et si elle est négative en Europe, elle demeure toujours très positive dans le reste du monde. Entretien avec Paul Chiambaretto sur les enjeux du transport aérien.  

Paul Chiambaretto est professeur à Montpellier Business School et chercheur associé à l’école Polytechnique. Il dirige la chaire Pégase dédiée à l’économie et au management du transport aérien et est co-auteur avec Emmanuel Combe de l’ouvrage Le transport aérien, La Découverte, 2023.

Propos recueillis par Louis Juan

Quel rapport les sociétés des années 1950 et de la seconde moitié du XXe siècle ayant assisté aux premiers grands essors de l’aviation entretenaient avec ce nouveau moyen de transport ?

Je pense que le rapport à l’aviation a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. D’abord, le transport aérien, à la suite de la Première Guerre mondiale, était un moyen de transport réservé à une élite, ainsi qu’à du fret, et en particulier à du courrier comme avec l’aéropostale. Nous étions surtout dans une période où de fait le transport aérien essayait à tout prix de repousser les limites techniques, les limites en termes de vitesse, les limites en termes d’altitude et aussi les limites en termes de géographie d’une certaine façon. Pouvoir voler plus loin, pouvoir traverser l’Atlantique, pouvoir passer la cordillère des Andes… Au fond, des choses qui n’avaient jamais été faites avant, et par ce prisme-là, tout progrès technologique était apprécié en cela qu’il permettait d’augmenter le champ des possibles. Cette approche plutôt technophile du transport aérien, c’est quelque chose qu’on a aussi vu dans les années 1950 et dans les années 1970. À partir des années 1950, on assiste à l’avènement des premiers avions à réaction, donc des avions qui vont plus vite, des avions qui sont plus confortables, qui bougent moins, qui sont mieux pressurisés, ayant pour conséquence de rendre les conditions de voyage beaucoup plus agréables.

Puis à partir de la fin des années 1960 (1967 pour le Boeing 737 et 1969 pour le 747), on voit apparaître des avions qui sont non seulement techniquement meilleurs, mais surtout, vont permettre de transporter plus de passagers et ainsi d’abaisser les coûts par passager transporté. Finalement, l’innovation technique va permettre cette fois-ci la démocratisation du transport aérien en réduisant le coût d’exploitation des compagnies aériennes et le coût des billets. De nos jours, disons raisonnablement depuis les années 2000, nous sommes plongés dans une phase très paradoxale vis-à-vis de notre rapport à la technologie dans l’aérien. D’un côté, les passagers continuent d’aimer la technologie et les compagnies aériennes aussi, car cela permet d’avoir des avions plus économes en carburant, plus légers, avec des moteurs de dernière génération qui seront plus verts et vont émettre une quantité moins importante de CO2.

De l’autre, ce qui pose un problème maintenant, relève moins de l’enjeu technologique que sociétal. Dans les faits, puisque le transport aérien se développe de manière aussi importante, ça signifie qu’il y a de plus en plus de personnes qui prennent l’avion et donc cela fait croître l’activité aérienne. Et cela présente deux conséquences. La première, pour les riverains habitant près des aéroports : des nuisances de plus en plus marquées, ce qui amène à générer un rejet du transport aérien au sol du fait de leurs nuisances aériennes. La seconde, plus générale, ce sont bien évidemment les émissions de CO2 associées. Plus de transport aérien, c’est plus d’émissions de CO2 en valeur absolue puisqu’en dépit des progrès technologiques, ces derniers demeurent moins importants que la croissance du trafic aérien, de sorte que les émissions de CO2 totales, elles, continuent d’augmenter.

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Résultat des courses, le transport aérien, qui était autrefois perçu comme un splendide objet technologique, devient aujourd’hui un secteur qui est de plus en plus décrié et critiqué pour son activité et pour ce qu’il représente d’une certaine façon aux yeux de la société. Actuellement, l’avion est souvent identifié comme le symbole des riches, comme un mode de transport élitiste, alors qu’en l’état on est loin du compte. 91% des Français ont déjà pris l’avion au moins une fois dans leur vie, et en 2019, vous aviez environ les deux tiers des Français qui prenaient l’avion au moins une fois dans l’année avec à peu près les mêmes profils sociologiques que dans un TGV.

L’activité aérienne est donc de ce point de vue-là plutôt démocratisée. Malgré tout, c’est toujours considéré comme le mode de transport des riches. Ça, c’est le premier aspect.

Le second, c’est que le transport aérien est un symbole d’ouverture vers le monde, un symbole de mondialisation d’une certaine façon. C’est bien grâce à l’avion qu’on va permettre des flux de personnes, de capitaux, d’idées, mais tout le monde n’est pas forcément partisan de la mondialisation, et c’est pourquoi le transport aérien représente parfois le symbole à abattre. Un peu comme lorsque dans les années 2000, on assistait à un phénomène de militants altermondialistes qui démontaient des Macdonald’s alors qu’en fait, il s’agissait d’établissements franchisés appartenant souvent à des entrepreneurs locaux qui étaient Français. Mais voilà, le « Macdo », c’était la représentation de la mondialisation. Le transport aérien est d’une certaine façon, en train de devenir le symbole de cette mondialisation.

À une certaine époque, c’étaient d’abord les navires qui étaient les premiers symboles de la mondialisation en Europe. Au vu de l’injonction qu’on entend beaucoup dans l’Union européenne à décarboner notre économie, comment le transport aérien pourrait développer des technologies qui s’adapteraient à ces nouvelles exigences d’abord écologiques, mais surtout sociétales ?

C’est une excellente question. Le paradoxe tient d’abord du fait que nous, nous regardons cela à notre échelle européenne, et le continent européen est un marché qui est relativement mature en termes de transport aérien. Nous bénéficions déjà d’une activité qui est assez forte en nombre de vols par habitant et de fait, on peut s’attendre à ce que le futur du transport aérien n’ait pas lieu en Europe, ni aux États-Unis, mais surtout en Asie, en Inde et en Chine. Et ce qui est très paradoxal, c’est que dès qu’on assiste à une conférence sur le transport aérien en Europe, 90% des débats sont dominés par les enjeux environnementaux du transport aérien.

Tandis que lorsqu’on assiste à une conférence équivalente en dehors de l’Europe, la question environnementale représente moins de 10% des échanges. Donc la question écologique ne fait pas du tout partie des préoccupations des pays non européens, ou si c’est le cas, c’est manifestement à la marge. C’est intéressant, parce que l’Europe a une prise de conscience assez aiguë de ces problématiques-là, que n’ont pas forcément les autres pays. Nous disposons à titre d’exemple d’initiatives comme la loi climat-énergie, qui a eu pour effet d’interdire certaines routes aériennes en France, ou le cas de l’aéroport d’Amsterdam, qui essaye de limiter le nombre de créneaux aéroportuaires pour réduire les nuisances et les émissions de CO2. Vu de l’étranger – ou en tout cas vu de pays extérieurs à l’Europe – les Européens sont relativement incompris sur ces thématiques. Alors, quand on est un constructeur comme Airbus ou comme Boeing, on sait que la majorité de ses livraisons auront lieu en Asie, mais pas en Europe ou aux États-Unis.

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Ces grandes entreprises doivent manœuvrer dans une situation particulièrement tendue et compliquée à gérer, car les dirigeants et principaux employés sont des Européens ou des Américains qui voient leur pays de nationalité, – leur maison mère dirait-on -, leur demander de fournir des efforts environnementaux, alors que les deux tiers voire trois les quarts de leurs clients à l’échelle mondiale n’y accordent que peu d’importance. Leurs clients, eux, sont partout de par le monde, et c’est sur cette demande-là, hors européenne, que se fera le gros de la croissance.

Actuellement par exemple, que ce soit Boeing sur des projets avec des SAF (carburant durable d’aviation) ou Airbus avec les projets sur l’hydrogène; toutes ces initiatives sont épiées avec beaucoup d’attention en Europe. Alors qu’en fait les autres pays demandent en priorité aux constructeurs de livrer des avions rapidement, peu importe les émissions de CO2 associées.

Est-ce qu’à cause de biais idéologiques, les compagnies occidentales sont en train de décliner aux profits d’autres compagnies moins connues, mais ascendantes sur le marché? On peut notamment penser à la Turquie qui en 2018 inaugurait l’immense Istanbul Airport, qui selon la visée d’Erdogan, devrait devenir le principal aéroport mondial d’ici 2050.

Il y a deux facteurs à prendre en compte pour comprendre la croissance du trafic aérien.

D’abord, un facteur économique qui est tout simplement l’enrichissement de la population. Plus un pays s’enrichit, plus il va y avoir de demandes pour du transport aérien. En Europe, nous avons des économies matures et une croissance du PIB qui est relativement modérée. On consomme déjà beaucoup de vols, donc c’est normal que la marge de progression soit beaucoup plus limitée. À l’inverse en Inde, en Chine, en Indonésie, en Turquie, on observe une croissance économique qui va être beaucoup plus forte et qui va mécaniquement générer plus de demandes pour le transport aérien. Ce qui est intéressant dans le cas spécifique de la Turquie, c’est qu’elle est dotée d’un atout géographique extrêmement favorable.

Elle est parfaitement positionnée pour faire des correspondances entre l’Europe et l’Asie sans générer de trop gros détours. Elle dispose donc d’un avantage concurrentiel qui est d’ordre géographique. Maintenant, ce qui est important à voir en effet au-delà de ce facteur un peu mécanique, c’est le facteur légal qui est tout aussi crucial et qui porte avec lui une dimension politique. De nombreux pays à travers le monde depuis le début des années 2000 ont une forte politique volontariste en matière de transport aérien. Beaucoup considèrent ce secteur comme une activité stratégique pour le pays, en ce sens qu’en permettant de mieux se connecter au reste du monde, le transport aérien engendrera l’arrivée de plus de touristes, ou plus simplement de plus de flux de capitaux. C’est le cas notamment des pays du Golfe qui ont fait de leur compagnie aérienne des ambassadeurs, leur permettant d’apparaître de manière beaucoup plus visible sur la carte du monde. C’est le cas de la Turquie, de l’Éthiopie, de Singapour… Des pays ayant une approche véritablement volontariste.

En Europe, c’est beaucoup moins le cas, et ce pour deux raisons. D’une part, parce que nous sommes au sein de l’Union européenne et qu’au sein de l’Union européenne nous n’avons malheureusement pas carte blanche en termes de soutien aux entreprises. Ainsi les soutiens aux compagnies aériennes ou les soutiens aux aéroports qu’on peut retrouver dans les pays du Golfe ou autres, en Europe ils sont très fortement encadrés et parfois même interdits. D’ailleurs, les plans d’aide sous forme de prêts qui ont été accordés aux compagnies aériennes et aux aéroports pendant la crise du Covid-19, ont été à chaque fois accompagnés a posteriori à la demande de l’Union européenne, de mesures contre ces mêmes compagnies aériennes.

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Par exemple, Air France a reçu un prêt du gouvernement français pendant la crise du Covid-19. L’Union européenne a considéré que ce soutien pouvait créer des distorsions de concurrence et que pour compenser ce soutien, Air France allait devoir réduire sa présence à l’aéroport d’Orly en cédant un certain nombre de slots, c’est-à-dire des créneaux aéroportuaires. Chose qui vue de l’étranger, parait à juste titre complètement ubuesque. Au fond, c’est comme si on disait au gouvernement émirati qu’en contrepartie de leur soutien à la compagnie aérienne Emirates, il devrait obligatoirement céder une partie de leurs créneaux à l’aéroport de Dubaï. Une situation complètement schizophrénique.

Maintenant, le deuxième élément, c’est que les enjeux environnementaux sont bien plus prégnants dans la société européenne que dans d’autres pays. On voit même que les politiques sont plus sensibles aux enjeux environnementaux, parce que c’est quelque chose qui va plaire à leur électorat. Il est donc compliqué pour les gouvernements d’affirmer qu’ils vont aider le transport aérien. Au contraire, ils vont plutôt essayer d’utiliser le transport aérien comme une source de revenus pour des taxes, afin de subventionner et d’injecter de l’argent dans d’autres modes de transport comme le train. Finalement, c’est la combinaison de ces facteurs tant économiques, politiques, et juridiques qui fait que les compagnies aériennes en Europe sont relativement déclinantes, ou en tout cas, qu’elles ne vont pas croître aussi vite que les autres.

Leurs positions relatives dans le classement des compagnies aériennes est structurellement amenée à baisser. Je vous donne un autre exemple. Le gouvernement néerlandais a décidé, presque unilatéralement, de réduire les créneaux à l’aéroport d’Amsterdam. Cela met KLM, compagnie néerlandaise qui opère la quasi-totalité de ses vols à Amsterdam, en grande difficulté et rend toute perspective de croissance quasi impossible. C’est pour toutes ces raisons qu’on a parfois l’impression que les gouvernements européens mettent (de manière assez ostensible) des bâtons dans les roues des compagnies aériennes. Parce que politiquement, ça peut rapporter. Le problème, c’est que c’est une vision qui est faussement à court terme. En faisant cela, les politiques pensent pouvoir gagner des voix alors qu’en fait il y a beaucoup de personnes qui prennent l’avion malgré tout. C’est loin d’être si élitiste que ce que l’on voudrait nous faire croire.

D’un point de vue économique, quels sont les différents acteurs de l’écosystème d’une compagnie de transport aérien ?

En tant que passager aérien, on voit principalement un ou deux acteurs : la compagnie aérienne et l’aéroport, éventuellement. Mais en fait, le monde du transport aérien est composé d’une multitude d’acteurs qui chacun capte plus ou moins de valeur dans l’achat d’un billet. D’ailleurs, si on commence en amont, lorsque le passager va vouloir réserver son billet, il a plusieurs options. Soit il va aller directement sur le site de la compagnie aérienne, soit il va aller le réserver via une agence de voyages, que ce soit en ligne ou physiquement.

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Donc on rencontre une première catégorie d’acteurs qui sont les agences de voyages. Mais ces agences de voyages, elles, n’ont pas forcément accès à ce qu’on appelle « l’inventaire », c’est-à-dire le stock des sièges d’une compagnie aérienne. Elles passent pour ça par des intermédiaires, qu’on appelle les GDS, les global distribution system, qui sont des intermédiaires ayant pour but de recenser l’offre des compagnies aériennes pour ensuite la mettre à disposition des agences de voyages. Bien évidemment, ces intermédiaires (on peut penser à Amadeus dont le siège est à Antipolis) sont des acteurs qui forcément vont prendre des commissions dessus. Une fois qu’on a réservé notre billet, on va se retrouver à l’aéroport.

Là nous allons avoir plusieurs types de situations, lorsqu’on enregistre son bagage par exemple, soit on va tomber directement sur du personnel de la compagnie, soit on va passer par des prestataires extérieurs. Ces sous-traitants, il va bien falloir les rémunérer, de même que les aéroports qui, eux aussi, sont souvent des structures indépendantes. En France, les aéroports pour penser aux groupes ADP ou Vinci, qui sont des entreprises qui vont devoir gagner de l’argent tant sur les vols que sur les activités qui se passent à l’intérieur de leurs terminaux. Le duty free, les restaurants, même les parkings en amont. Enfin, la phase de l’aéroport passée, notre passager est dans l’avion. Cet avion n’a pas été construit par la compagnie aérienne en question, mais par des constructeurs comme Airbus ou Boeing. Mais ces constructeurs eux-mêmes ne sont en fait essentiellement que des assembleurs, ou des intégrateurs de parties qui ont été faites un peu partout dans le monde (ce qui actuellement pose des problèmes à Boeing). Souvent d’ailleurs, les compagnies aériennes ne sont, elles-mêmes, pas propriétaires de leur avion, elles vont le louer à des entreprises de leasing.

Cela va leur donner plus de flexibilité, plus de marge de manœuvre et surtout la possibilité d’avoir des avions toujours à la pointe de la technologie ou en tout cas, les plus récents qui soient. Puis notre avion va décoller et il va se retrouver dans le ciel. C’est important de le préciser, car contrairement à ce que l’on dit, lorsqu’il est en l’air l’avion n’est pas libre de faire ce qu’il veut il est continuellement contrôlé par des contrôleurs aériens (à qui la compagnie aérienne paye des redevances de navigation aérienne). Ces contrôleurs sont de différentes nationalités, certains étant publics ou privés, voire militaires, en fonction de la zone dans laquelle il se situe. Comme on le voit bien, on se retrouve avec un éventail d’acteurs qui interagissent pour créer une expérience aérienne. Et il suffit qu’il y ait le moindre grain de sable chez l’un d’eux pour que tous les autres se retrouvent en difficulté paralysante. Il suffit qu’il y ait une grève chez les bagagistes ou les personnes en charge de la sécurité à l’aéroport pour que les gens ne puissent plus monter dans leur avion. Il suffit qu’il y ait un bug informatique chez les contrôleurs aériens, pour que les avions soient cloués au sol. Il suffit qu’un fournisseur ait mal vissé ses boulons pour que tous les avions d’un certain constructeur se retrouvent bloqués… Ainsi, tout l’enjeu du transport aérien c’est d’arriver à faire travailler toutes ces entreprises ensemble de manière fluide et interactive.

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