Sur l’attentat de Moscou : entretien avec Daniel Dory

28 mars 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Des forces policières russes à Moscou suite à l'attentat du 22 mars 2024. (AP Photo/Alexander Zemlianichenko)/XSG103/24084319726332//2403241000

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Sur l’attentat de Moscou : entretien avec Daniel Dory

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Comment analyser et comprendre l’attentat de Moscou ? Entretien avec Daniel Dory, docteur en géographie, Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. 

Important : Cet entretien a été réalisé le 26 mars 2024, c’est-à-dire seulement quatre jours après l’attentat. Donc à un moment où l’on ne dispose que d’informations lacunaires et où l’on subit d’intenses campagnes de désinformation.

Entretien réalisé par Côme du Cluzel.

Daniel Dory est membre du Comité scientifique de Conflits. Il vient de publier Étudier le terrorisme, VA Éditions, Versailles, 2024.

L’attentat terroriste de Moscou a remis sur le devant de la scène le groupe État islamique. Quelles sont les menaces terroristes toujours présentes aujourd’hui ? Et pourquoi une telle résurgence maintenant ?

Tout d’abord, il faut commencer par préciser ce que l’on entend par État islamique aujourd’hui.  Il faut savoir que l’État islamique tel qu’on l’a connu dans les années 2010 est dans un état de décrépitude avancée. Très récemment, d’ailleurs, on a publié dans Conflits ( N° 48, 2023, p. 75) un texte sur le fait que leurs califes étaient systématiquement éliminés, et ce le plus souvent dans une zone sous contrôle des Turcs, c’est-à-dire de l’OTAN. Et l’État islamique c’est aussi en grande partie (mais pas exclusivement) le produit des services secrets occidentaux et de quelques monarchies du Golfe qui visaient à avoir un contrepoids, d’une part à al-Qaïda qui est toujours sous contrôle occidental très étroit et à la mouvance chiite plus ou moins liée à l’Iran. 

Depuis la perte de son assise territoriale vers 2017, l’État islamique en déliquescence est devenu, tout comme al-Qaïda d’ailleurs, une sorte de force supplétive plus ou moins mercenaire. Et particulièrement dans le cas de la branche État islamique au Khorassan, qui est très clairement un instrument au service d’intérêts très peu islamiques, et comprend plutôt des gens qui font des attentats de type mercenaire (notamment en Iran…). Et puis maintenant ils apparaissent à Moscou. 

Alors, qu’ils soient impliqués, il ne fait pas de doute. Qu’ils le soient via des acteurs tadjiks est déjà plus intéressant. Il y a des Tadjiks depuis très longtemps impliqués dans différentes entreprises de mercenariat plus ou moins terroristes dans la zone. En grande partie parce qu’il y a une minorité tadjike en Iran et que c’est donc utile pour déstabiliser ce pays. De la même façon que les services « occidentaux » ont gardé avec l’État islamique au Khorassan un moyen de nuire et donc de négocier avec les talibans ; c’est un caillou dans la chaussure que l’on maintient face au nouveau régime afghan. 

Dans ce contexte-là, l’attaque de Moscou est à regarder avec une grande prudence. Que ce soient des Tadjiks liés à cette nébuleuse, parce que l’État islamique n’est pas un régiment d’infanterie prussien, mais plutôt une nébuleuse gluante et visqueuse comme une méduse, est significatif. Et que cette nébuleuse-là soit impliquée dans l’affaire de Moscou n’est pas douteux. De la même façon que des islamistes et des mercenaires liés à al-Qaïda ont été mis sur le front du côté ukrainien très tôt en 2022-23, avant d’être sans doute décimés par les gens de Wagner. Ils ont ensuite probablement été rapatriés vers la Turquie qui était leur point de départ. La Turquie, d’ailleurs, où au moins deux des terroristes de Moscou se trouvaient très récemment, selon des informations concordantes. Il est tout de même bon de rappeler que l’on est là sur du territoire OTAN.

Donc ça c’est le point important. Plus le battage médiatique de tous les moyens d’information et de désinformation « occidentaux », en commençant par les États-Unis, qui ont signalé quand les cadavres étaient encore chauds (là, au sens littéral), que ce n’était surtout pas les Ukrainiens qui avaient commandité l’attentat. 

Alors que pour des attaques comme le Nord Stream, le 11 septembre, et une série d’attaques plus récentes comme les attentats de Paris, on a encore beaucoup de mal à comprendre vraiment les tenants et les aboutissants. Mais ici, l’idée que c’est l’État islamique, comme si l’État islamique était une entité hostile monolithique, est imposée à l’opinion publique dans une campagne qui ressemble beaucoup à de la désinformation tant que des faits solides ne seront pas présentés. 

Est-ce que la situation actuelle de la guerre en Ukraine a profité aux groupes terroristes ?

Je ne pense pas que cela ait profité de façon décisive. Il est simplement vraisemblable qu’il y ait eu, dans le cadre des opérations clandestines, une utilisation des gens de la mouvance État islamique tadjik pour faire un coup. Et ces acteurs ont d’ailleurs été attrapés dans des circonstances bizarres. Parce que ça, c’est quand même aussi à signaler. Mais enfin, on les a capturés. Et le discours qu’ils tiennent, c’est qu’ils ont été payés ou qu’ils allaient être payés un demi-million de roubles [environ 5 000€] (ce qui n’est quand même pas très cher payé, pour faire cette tuerie) et qui ne correspond pas du tout avec le profil des djihadistes habituels de l’État islamique, qui généralement essayent de mourir sur place, et ne préparent pas de façon aussi évidente leur fuite. Donc ils ont un profil qui est typiquement mercenaire et différent du djihadiste pur et dur qui se bat pour autre chose qu’un demi-million de roubles.

Je voulais revenir avec vous sur l’organisation islamique au Khorassan. Quelles sont ses revendications et comment se profile son expansion territoriale ? Quel est son véritable projet?

C’est un groupe qui est destiné, comme je viens de le dire, à déstabiliser surtout les talibans et à permettre de négocier, par l’intermédiaire de la menace terroriste, des points sur lesquels les Occidentaux ont besoin de négocier. L’État islamique au Khorassan, c’est une entreprise multinationale dont on a beaucoup de mal à comprendre le lien avec l’État islamique “central”, dont les restes de résidus se trouvent principalement dans le nord-ouest de la Syrie, où les califes successifs ont été éliminés. 

Et donc la situation est telle que l’on a beaucoup de mal, bien sûr, à cerner la réalité de l’État islamique au Khorassan. C’est-à-dire qu’il fait des attentats en Afghanistan, il fait des attentats en Iran, il en fait quelques-uns ailleurs, et c’est un faux-nez parfait. C’est par ailleurs une entité qui existe tout en étant nébuleuse, mais c’est un faux-nez parfait pour des opérations qui sont commanditées par différents États ou services, etc. Comme le terrorisme moyen-oriental en général. 

C’est d’ailleurs une caractéristique du terrorisme moyen-oriental que d’être mis en œuvre par un ensemble de milices et de groupes qui dépendent de façon fluctuante de différents États qui les financent, qui les maintiennent en perfusion et qui les font disparaître le moment venu. 

Là, on a affaire à une milice mercenaire qui est à la disposition de différents acteurs. Et donc, je pense que lorsque les services russes regardent vers l’Ukraine, ce n’est pas de la paranoïa ; cela relève du bon sens, mais ne veut pas dire que ce soit absolument vrai. En tout cas, c’est quelque chose qui présente une très grande probabilité. Et il y a des indications, des signaux faibles qui ont déjà été donnés depuis quelques semaines là-dessus, et que l’enquête en cours devra élucider.

Est-ce qu’aujourd’hui on peut craindre une attaque d’une même ampleur dans les pays occidentaux ? On sait que la France est passée en “urgence attentat” à la suite de l’attentat en Russie. Est-ce qu’il y a un risque pour les pays occidentaux aujourd’hui ?

Le risque est permanent. Mais il n’y a pas de raison de penser que les facteurs de risque qui existent en Europe et en France en particulier soient accrus à la suite de cet épisode-là. La mise en alerte maximum est surtout une opération de communication visant à valider la piste État islamique pour l’attentat de Moscou. Ce n’est pas lié, pour autant qu’on puisse le savoir, à des menaces spécifiques, malgré un danger réel, notamment en ce qui concerne les Jeux olympiques, etc. Mais ici, c’est une décision, à mon avis, surtout publicitaire pour consolider le message que l’État islamique est effectivement fort dangereux et qu’il peut s’attaquer à nous. Mais maintenant l’État islamique en tant que tel n’a très probablement plus la capacité de faire ce genre de choses, sauf à inspirer des acteurs plus ou moins solitaires… 

Cette capacité à influencer des acteurs locaux est, bien évidemment, incontestable. Mais cela ne change rien au tableau d’ensemble de la menace. Et d’autant plus que la situation à Gaza peut inciter une partie de la population « radicalisée » de la mouvance islamiste potentiellement violente à passer à l’acte. Ce qui est antérieur à Moscou. C’est un état de risque constant qui est pris tout à fait en considération par les autorités françaises depuis très longtemps. Enfin, en tout cas à un niveau supérieur depuis le 7 octobre. 

Les Jeux olympiques ajoutent-ils un potentiel risque pour le territoire français ?

Oui. Parce que les Jeux olympiques sont l’environnement idéal pour ce genre de choses, puisque le terrorisme étant fondamentalement un moyen violent de communication, le fait de disposer des médias du monde entier à Paris constitue évidemment une occasion extraordinaire. Sans oublier le fait que si l’on met pratiquement tous les moyens disponibles dans Paris et les alentours, on dégarnit le reste du territoire qui devient plus vulnérable. Mais l’événement de Moscou ne change pas substantiellement la donne. 

Une dernière question, un peu plus globale : pourquoi est-il si difficile de répliquer face à ces groupes terroristes islamistes?

Tout simplement parce qu’ils n’ont pas de centre névralgique ou de « centre de gravité » vulnérable face aux moyens contreterroristes habituels, policiers et militaires.

C’est-à-dire qu’on ne se bat pas de la même façon contre un loup que contre une méduse… ou contre un essaim de moustiques. On a affaire à des groupes fluides qui coagulent de temps en temps sous certaines bannières, que ce soit al-Qaïda, que ce soit l’État islamique, etc. C’est une mouvance islamiste djihadiste potentiellement violente qui est à la disposition et fabriquée dans une grande mesure par différents États ou entités transnationales qui ont des intérêts particuliers qui ne sont pas toujours convergents. Il n’y a pas que des intérêts convergents, par exemple, entre les États-Unis et l’Arabie saoudite. Sinon, l’Arabie saoudite n’aurait pas facilité grandement les attentats du 11 septembre 2001, par exemple. Et entre les pays du Golfe et les États-Unis non plus. C’est pourquoi quand on parle d’« Occident », c’est généralement un moyen de se tromper très facilement. Il s’agit de pays qui ont chacun des intérêts et qui vont agir en fonction de conjonctures, etc. Et le terrorisme n’est qu’une technique violente pour transmettre des messages à différentes audiences. Pour approfondir ce point je renvoie à mon livre récent : Étudier le terrorisme, (VA Éditions, Versailles, 2024).

Le terrorisme n’est donc pas un ennemi en tant que tel. Le terrorisme est une technique que l’on utilise dans certaines circonstances. Donc il faut trouver qui l’utilise, pourquoi, où et comment. Et cela implique une réflexion différente de celle qui consiste à se créer un ennemi plus ou moins fictif pour s’attacher vraiment aux conditions dans lesquelles le conflit a lieu, et surtout qui a intérêt à faire ce type de choses. Exemple, Moscou : qui a intérêt à produire cette attaque, qui en sort bénéficiaire, et à partir de là, qui en sont les commanditaires possibles, et comment peut-on les décourager s’ils ont l’intention (probable) de recommencer. 

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À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

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