<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Stratégie militaire : vers la fin de l’hémiplégie doctrinale ?

30 juin 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : L'impact de la guerre contre le terrorisme, à Mossoul, en Irak. Photo : Levi Clancy

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Stratégie militaire : vers la fin de l’hémiplégie doctrinale ?

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Dans la longue histoire de la stratégie militaire européenne, ce que l’on peut appeler la parenthèse stratégique irako-afghane aura duré près de 15 ans. C’est-à-dire, pourrait-on avancer, quelque 14 années de trop.


 

Pendant 14 ans, sous impulsion politique américaine, les armées occidentales ont réorganisé leurs doctrines autour des notions relativement court-termistes de « guerre globale contre le terrorisme », d’« irrégularité », de « contre-insurrection » et de « guerre probable » ; parallèlement, d’autres acteurs, de Pékin à Moscou en passant par Téhéran, observaient patiemment le piège se refermer et l’impasse se matérialiser, prenant des notes et profitant de cette ordalie prolongée pour explorer d’autres voies capacitaires et doctrinales ordonnées à des logiques de long terme.

En partie revenus de leurs illusions après avoir investi 4 000 milliards de dollars pour que Kaboul soit in fine entourée par les talibans, Bagdad soumise à l’influence iranienne et Tripoli transformée en plate-forme migratoire de masse, les gouvernements occidentaux se réveillent aujourd’hui dans un paysage stratégique profondément renouvelé où leur supériorité technologique est contestée, leur moralisme à prétention universaliste remis en question et leur compréhension linéaire du temps stratégique concurrencée par des modèles de pensée plus souples et plus efficaces. En stratégie, les rapports de force sont très souvent des fonctions dérivées des rapports de pertinence doctrinale, et les fautes en la matière ne se rattrapent que très difficilement.

Dans un contexte où, grâce à l’expérience des derniers conflits, le réalisme stratégique semble faire un retour remarqué dans les pratiques politico-diplomatiques, comment juger des tendances doctrinales actuelles, de la guerre hybride au combat multi-domaines, en passant par le grand retour du nucléaire au cœur de la politique internationale ? Quels enjeux pour la France et l’Europe dans le cadre des nouveaux rapports de force et de puissance qui structurent le paysage stratégique mondial ?

 

L’essence de la guerre

 

« S’il y a des révolutions politiques, écrivait Julien Freund, il n’y a pas de révolutions dans le politique. » Ce constat d’un grand politiste réaliste pourrait aisément se transposer dans le domaine de la stratégie. Le fondement principal du phénomène-guerre est en effet que sa nature dialectique ne se modifie jamais : de la guerre de Troie à la reprise de Raqqa, il s’agit toujours d’un duel de volonté utilisant la force pour parvenir à ses fins, duel qui ne se comprend que comme un dérivé de rapports politiques qui le surplombent absolument, ainsi que l’avait bien noté Clausewitz. En revanche, le caractère de la guerre, lui, peut effectivement évoluer en fonction de la technologie disponible ou des idéologies en présence, puisque toute guerre s’incarne historiquement sous la forme de « conflits » spécifiques inscrits dans un repli particulier du temps.

Quoi qu’il en soit, la confusion entre principes de la guerre (stables, car liés à la nature dialectique de cette dernière) et procédés dans la guerre (adaptables, car attachés à un contexte tactico-opératif mouvant) peut mener à croire à une évolution possible de l’essence de la guerre, au gré des modifications contingentes des armements, des modes doctrinales ou du contexte géopolitique. C’est une erreur qui se paie cher, et c’est précisément celle qui a égaré récemment les pensées stratégiques américaine comme européenne, cette dernière ayant renoncé durant 15 ans à une réflexion autonome pour se contenter de recopier les powerpoints produits au Pentagone. Une castration stratégique acceptée avec enthousiasme à l’Est de l’Europe, où il faut bien constater avec regret que le servage transatlantique a été élevé au rang d’un des beaux-arts, et heureusement moins partagé en France, où les logiques d’autonomie stratégique perdurent en partie.

En prenant un peu de recul par rapport aux controverses doctrinales des années 1990-2000, il est en résumé possible d’observer que le mouvement de balancier entre le paradigme technicien (celui de la « Révolution dans les affaires militaires ») et le paradigme culturaliste (celui de la stabilisation démocratique et de la contre-insurrection « au milieu des populations ») s’est effectué d’une manière si manichéenne que les stratégistes ont, à chaque fois, « viré de bord » de manière assez inconsidérée pour ne pas se trouver en retard d’une mode, perdant ainsi de vue les équilibres de leur discipline.

 

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La guerre hybride

 

Dans l’ordre doctrinal, la première conséquence de ce manichéisme oublieux des leçons du passé et nourri aux buzzwords à péremption immédiate forgés dans divers think tanks a été l’opposition factice établie par nombre de stratégistes entre les guerres dites de haute intensité, et les guerres de basse intensité, ces dernières étant décrétées jusqu’à une date récente plus « probables » que les premières, sans que jamais la preuve de cette hiérarchie d’occurrence ne soit établie de manière empirique. Les guerres dites « classiques » ont dès lors été perçues comme dépassées par de nouvelles logiques faisant des notions d’irrégularité, d’asymétrie et d’hybridité les clés de l’équation stratégique post-11 Septembre. Marquée par son caractère interétatique et sa recherche de la « bataille décisive » au sens napoléonien, la stratégie classique devenait « logiquement » inadaptée à la donne contemporaine, celle des « nouvelles guerres » mises en avant par Mary Kaldor (1) et des opérations « au milieu des populations » décrites par le général Rupert Smith (2).

Au vrai, on redécouvre aujourd’hui que l’opposition entre irrégularité et régularité, si elle a un sens au niveau tactique, en a beaucoup moins au niveau stratégique. La notion d’hybridité a le mérite de bien faire comprendre ce paradoxe. De fait, les réflexions stratégiques post-Irak et post-Afghanistan battent aujourd’hui leur plein autour de cette notion relativement attrape-tout, qui peine néanmoins à passer à l’état de concept stable. Dans un livre récent, le plus complet sans doute sur la question, Joseph Henrotin constate une « série d’indices » qui laissent effectivement augurer, selon lui, d’une évolution des États comme des groupes subétatiques vers des logiques de « techno-guérilla » et de « guerre hybride » (3).

Est-ce une nouveauté ? À l’origine, rappelle Henrotin, la techno-guérilla est une forme de stratégie alternative destinée, non pas aux groupes « terroristes » ou sub-étatiques, mais bien aux forces régulières des États modernes, comme l’illustrent dans les années 1970-1980 les travaux du commandant Guy Brossollet sur le plan opérationnel, et ceux d’Horst Afheldt sur le plan politique (4) : « Il s’agit alors de rendre compte de la possibilité de la transformation des forces armées régulières par la décentralisation des unités de combat et du commandement confinant à la dispersion, [et] par l’emploi d’armement de haute technologie – initialement destiné à équiper des armées étatiques – contre une pénétration adverse d’ordre conventionnel (5). »

La compréhension du concept mute ensuite : la manière dont les Américains le réinterprètent induit que « seuls les groupes subétatiques seront en mesure de mettre au point et d’utiliser des formes technologiquement avancées de guerre irrégulière » : et c’est ce renversement de polarité de la techno-guérilla qui ouvre justement la voie à la création du concept de guerre hybride, que des auteurs comme Frank Hoffman illustreront dans les années 2000. « Les auteurs traitant de techno-guérilla, résume Henrotin, cherchent à convertir des forces régulières, alors que ceux traitant de guerre hybride se focalisent sur des forces irrégulières. » Approfondi depuis quelques années par les stratégistes et les think tanks, sans que ces derniers ne s’accordent sur une définition consensuelle, le concept d’hybridation a été élargi peu à peu jusqu’à caractériser, de manière très générale, une intromission entre guerre régulière et guerre irrégulière. Avec de très bonnes raisons, Henrotin refuse quant à lui d’opposer l’une à l’autre : « On ne fait pas la guerre pour respecter des règles mais bien pour gagner ou, à tout le moins, chercher le succès. La “tricherie” (mais aussi, plus largement, la guerre irrégulière) est l’art de la guerre et non sa dégénérescence. » Faisant le bilan des recherches conceptuelles des années 1970-1980, il observe que, même si certaines de leurs prémices sont dépassées, il n’en reste pas moins que « la recherche d’opérations évitant le piège de la bataille décisive, dans une confrontation se voulant pourtant décisive au plan stratégique, et permettant de maximiser les avantages offerts par les technologies de l’époque, reste fondamentalement valide ».

En ce sens, « l’hybridation » entre les catégories de l’action de force représente bien une constante de l’histoire militaire, et l’opposition habituelle entre guerre « high tech » et « low tech » relève in fine d’un manichéisme peu fondé, ainsi que l’ont montré récemment les Russes en Crimée (2014) comme sur l’échiquier syrien (2014-2018) en mixant l’apport stratégique décisif de la puissance aérienne et de la frappe à distance aux possibilités de contrôle du terrain offert par le combat couplé entre unités spéciales russes et troupes syriennes ou iraniennes. Le récent concept d’emploi des forces français semble tirer lucidement toutes les leçons de cette hybridation en pondérant désormais deux objectifs stratégiques complémentaires, et non plus opposés : « Contraindre de vive force la volonté politique d’un adversaire étatique » et « Contribuer à la stabilité internationale en agissant sur les foyers de crise » (6). Quant à la Revue stratégique française de 2017, on y trouve aussi un écho de ce nécessaire retour à l’équilibre.

 

Fusion Warfare

 

La seconde conséquence de la lecture stratégique hémiplégique des quinze dernières années opposant guerres de haute et de basse intensité a quant à elle mené à négliger deux éléments fondamentaux pourtant appelés à compter lourdement dans les équilibres futurs : la dimension nucléaire d’une part et, d’autre part, l’importance grandissante de ce que l’on pourrait appeler l’interconnexion des fonctions stratégiques hautes que sont le nucléaire militaire, la défense antimissiles, la puissance aérienne future et les stratégies spatiales extra-atmosphériques.

Sur cette base, on observe la montée en puissance du concept stratégique de Fusion Warfare, sous la forme de doctrines de combat dites « multi-domaines » ou « multidimensionnelles » où il s’agit, en s’appuyant sur une connectivité totale des capteurs et des effecteurs militaires, d’intégrer les actions opérationnelles dans les domaines terre, mer, air, espace et cyber, sans se soucier vraiment de l’armée qui agit : seul l’effet final importe (7).

Bien entendu, cette évolution est importante à retenir et à comprendre, pour la bonne raison qu’il ne s’agit pas seulement ici d’un simple buzzword : les États-puissances du paysage multipolaire investissent en effet une grande partie de leurs budgets de recherche-développement pour intégrer les effets de leurs composantes de défense dans une optique multi-domaines. Les priorités de l’armée chinoise sont ainsi orientées vers la maîtrise des espaces fluides, de la guerre spatiale aux actions sous-marines en passant – avec le nouveau chasseur J20 – par l’acquisition de la supériorité aérienne (cette dernière restant la condition sine qua non de toute opération terrestre efficace). Dans le même temps se développent dans tous les états-majors des puissances moyennes une série de doctrines tendant à maximiser le levier défensif du « déni d’accès », tout en progressant dans la coordination interarmées par le biais de Centres de commandement et de contrôle (C2) de mieux en mieux outillés.

 

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L’histoire ne prend jamais fin

 

Dans ce contexte, il est important de comprendre que le « retour » des conflits situés dans le haut du spectre stratégique, thématique relayée avec un bel ensemble par les publications doctrinales occidentales, ne doit pas conduire à rejeter entièrement les actions terrestres de stabilisation et de contre-insurrection en pensant qu’elles sont à leur tour « dépassées ». Il est temps, bien au contraire, que cessent enfin les réflexes d’Alzheimer stratégique, les soi-disant « fins » (de Clausewitz, des guerres majeures, de l’irrégularité, de la bataille décisive) succédant frénétiquement aux soi-disant « retours » (de Clausewitz, des guerres majeures, de l’irrégularité, de la bataille décisive), dans la mesure où ces empannages brutaux empêchent de retenir les leçons les plus utiles des séquences stratégiques qui viennent de s’achever. À ces effets d’éviction dommageables pourrait désormais se substituer une approche intellectuelle plus équilibrée. La théorie stratégique, lorsqu’elle se ressource dans ce qu’elle a produit de plus intemporel (« Clausewitz rules ! », ainsi que l’écrivait Colin Gray), incite en effet à dépasser le mouvement de balancier qui promène séquentiellement les doctrines entre guerres de haute intensité et guerre « limitées », entre « utilité » et « inutilité » de l’usage de la force, entre techno-centrisme et légitimité éthique.

Un fait demeure, brut et dérangeant : l’histoire ne prend jamais fin. Ombre nucléaire ou pas, la confrontation de haute intensité entre grandes puissances est en réalité toujours possible. Les savoir-faire qu’elle requiert sont difficiles à assimiler et à entretenir. Il s’agit donc, pour les nations occidentales et leurs armées, de ne pas les oublier, à l’heure d’un rattrapage qui remet en cause une partie de leur supériorité technologique et fait resurgir les menaces d’ordre symétrique. Ceci posé, il est tout aussi vrai que l’irrégularité asymétrique s’impose comme une culture à réassimiler en permanence par les armées conventionnelles si ces dernières veulent être pleinement efficaces compte tenu de la diversité des théâtres d’opération possibles. En fin de compte, comme le souligne le capitaine de vaisseau Jacques Fayard dans une réflexion récente du Centre des hautes études militaires (CHEM) consacrée à l’évolution de la stratégie des moyens occidentale, il faut impérativement se garder de trois écueils : « Présumer qu’on peut gagner une guerre avec une technologie supérieure ; présumer qu’on ne fera que certains types de guerre ; présumer que s’adapter au combat irrégulier signifie se désadapter du combat régulier. (8) » On ne saurait mieux dire.

Quant à la notion de « probabilité » de certains types de guerre, elle nécessite une approche prudente. Dès 1963, le général Beaufre en expliquait clairement la raison : « Contrainte aux hypothèses, la stratégie se doit de manœuvrer dans le temps comme elle avait appris à le faire dans l’espace ; loin de procéder par hypothèses rigides et hasardeuses comme le voudraient certaines théories récentes généralement américaines, fondées sur une analyse mathématique des probabilités, elle peut se fonder sur un faisceau de possibilités et s’organiser de telle sorte que ces possibilités soient surveillées pour déterminer à temps celles qui se vérifient et se développent et celles qui disparaissent. Là encore s’introduira un facteur de manœuvre, c’est-à-dire de prévisions contre-aléatoires qui permettra de coller au plus près de l’évolution. (9) »

Parce qu’elles risquent un jour de se retrouver face à un adversaire inconnu qui aura réussi un saut qualitatif en appliquant à fond le principe de surprise, il convient pour la France et l’Europe d’appliquer le principe de sûreté en préparant des stratégies contre-aléatoires de haut niveau. C’est tout le propos de la notion de sûreté stratégique que défendait le général Poirier en la définissant comme une stratégie d’attente qui maintient la garde haute pendant que s’élaborent des modes d’action nouveaux (10). Cette attente stratégique crée les conditions de la liberté d’action en prévision d’un avenir incertain, par la conservation de moyens et de compétences dans le haut du spectre stratégique (y compris nucléaire) mais aussi par la reconquête d’une masse de manœuvre suffisante pour opérer au sol, s’il le faut dans la durée, que ce soit conjoncturellement en appui des opérations intérieures (OPINT), ou structurellement en opérations extérieures (OPEX), ces dernières demeurant la raison d’être des appareils militaires à condition d’avoir un sens politique et de correspondre à l’intérêt national des acteurs qui les mènent.

De cet équilibre dépend la préparation réaliste des guerres à venir, lesquelles seront toujours différentes de ce que les stratégistes autorisés auront prédit, décrit, ou prescrit.

 

 

  1. Mary Kaldor, New and Old Wars – Organized Violence in a Global Era, Stanford University Press, 1999.
  2. Rupert Smith, L’Utilité de la force : l’art de la guerre aujourd’hui, Paris, Economica, 2007.
  3. Olivier Zajec, recension de Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, 2015, dans Stratégique n° 110, 2016.
  4. Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, Belin, 1979 et Horst Afheldt, Pour une défense non suicidaire en Europe, La Découverte, 1985.
  5. Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, op. cit., p. 37.
  6. Centre interarmées de concepts, de doctrine et d’expérimentations (CICDE), État-major des armées, Concept d’emploi des forces, CIA01(A)-CEF(2013), p. 13.
  7. Olivier Zajec, « Hyperconnectivité et souveraineté : les nouveaux paradoxes opérationnels de la puissance aérienne », Défense et sécurité internationale, septembre 2017.
  8. Jacques Fayard, « Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques », dans Benoît Durieux (dir.), La Guerre par ceux qui la font, Le Rocher, 2016, p. 12. p. 236.
  9. Général André Beaufre, Introduction à la stratégie, Economica, 1992, p. 39.
  10. Général Poirier et François Géré, La Réserve et l’Attente. L’avenir des armes nucléaires françaises, ISC-Economica, 2001.

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Olivier Zajec

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