Soudan : les militaires à l’assaut du pouvoir. Entretien avec Marc Goutalier

22 avril 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Un Mundari parmi son bétail (c) Sipa 00956402_000004

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Soudan : les militaires à l’assaut du pouvoir. Entretien avec Marc Goutalier

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Depuis le 15 avril, le Soudan est en proie à des combats militaires entre deux factions qui veulent s’emparer du pouvoir. Le nombre de morts ne cesse de croître et l’espoir de paix de reculer. Analyse de la politique soudanaise par Marc Goutalier interrogé par Tigrane Yégavian.

Entretien avec Marc Goutalier, analyste géopolitique Moyen-Orient et Afrique du Nord. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.

Quelle est la nature du régime soudanais : militaire ? civil ? mixte ?

Jusqu’en 2019, le régime soudanais était militaire avec une coloration islamiste. Puis de 2019 à 2021, ce fut un régime transitoire fondé sur une coopération théorique entre militaires et civils. Depuis le coup d’État du 25 octobre 2021, qui a interrompu cette transition vers un nouveau régime qui devait être civil et démocratique, ce sont les militaires… et les paramilitaires qui monopolisent la scène à Khartoum.

On parle d’un duo entre les deux hommes forts à la tête des forces armées, le général Mohamed Hamdan Dagalo et le général Abdel Fattah Al Burhan, qui gouverne le Soudan depuis la chute d’Omar Hassan al Bachir. Comment fonctionne ce duopole ?

Il faut rappeler que c’est l’alliance de Burhan et de Daglo (dit Hemetti) qui a permis l’écartement des civils du pouvoir en 2021. Aujourd’hui, c’est la rupture de cette alliance qui replonge le Soudan dans la violence. Ce n’est, hélas, pas vraiment une surprise. Burhan et Hemetti sont rivaux. Mais ce sont avant tout des produits de l’ère d’Omar al-Bachir (1989-2019). Ayant lui-même pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire, Bachir était conscient de l’intérêt à la fois de se concilier l’armée et d’éviter qu’elle devienne toute-puissante. C’est ce qui le conduisit à soutenir la formation de milices paramilitaires concurrentes des militaires. Nombre de ces milices sévirent au Darfour, région dont Hemetti, qui fut l’un de leurs chefs les plus redoutés, est originaire. Burhan, lui, est issu des rangs de l’armée régulière. Et il vient du nord du pays, comme la plupart des dirigeants soudanais depuis l’indépendance en 1956. Il s’estime donc légitime dans sa quête de pouvoir. Burhan bénéficie de l’aide de l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, en qui il voit un modèle. À l’inverse, le « parvenu » Hemetti, ex-berger devenu l’un des hommes les plus riches du Soudan grâce au trafic d’or, s’affirme proche du peuple. Il est soutenu par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. La Russie se montre également très aimable avec lui. Au point que des mercenaires du groupe Wagner ont été déployés pour l’appuyer.

Comment ce pays est-il divisé administrativement ?

Jusqu’à la sécession du Soudan du Sud en 2011, le Soudan unitaire était le pays le plus vaste d’Afrique, ainsi que celui qui avait connu la plus longue guerre civile du continent. L’une des clefs avancées pour gérer les questions de superficie et de diversité ethnique fut d’introduire une dose de fédéralisme dans les institutions. Sur le papier, le Soudan est aujourd’hui un État fédéral composé de 18 provinces. Dans les faits, les décisions restent prises à Khartoum. Le nombre de provinces et leur découpage ont évolué selon la volonté de l’État central.

Quel est le poids de l’armée dans les régions périphériques ?

Si les dirigeants du pays sont en treillis et que le fédéralisme n’est qu’une façade, on devine que le poids de l’armée n’est pas moindre dans ces régions. Celles-ci sont souvent instables du reste. On y retrouve aussi la concurrence entre militaires et paramilitaires, ce qui explique que l’on ait observé dans ces régions (encore une fois au Darfour en particulier) les mêmes affrontements meurtriers qu’à Khartoum depuis le 15 avril dernier. Notons que les deux camps avaient fortement musclé leurs effectifs ces derniers temps, sans doute en prévision de la survenue de tels affrontements.

Le pays demeure sans gouvernement opérationnel après la prise de pouvoir par les militaires le 25 octobre 2021 et la démission du Premier ministre le 2 janvier 2022. De fréquentes manifestations continuent d’avoir lieu dans plusieurs villes, notamment à Khartoum et Omdurman.

Le pays demeure sans gouvernement opérationnel après la prise de pouvoir par les militaires le 25 octobre 2021 et la démission du Premier ministre le 2 janvier 2022.

Expliquez-nous les principales lignes de clivage.

Aujourd’hui, le principal clivage est celui que j’ai évoqué entre les partisans de l’armée régulière commandée par Burhan et ceux des Forces de soutien rapide (FSR) de Hemetti. Ce clivage en cache cependant un autre, moins visible. Hemetti s’affiche en pourfendeur des islamistes, qui sont toujours très nombreux dans le camp de son adversaire depuis la chute de Bachir. Éjectés de leur position privilégiée en 2019, les islamistes pourraient bien tirer leur épingle du jeu dans le chaos actuel. Ceux qui sont à la fois anti-Burhan, anti-Hemetti et anti-islamistes ont beau être très nombreux, ils sont d’abord spectateurs -et victimes- des évènements.

La prise du pouvoir par l’armée consacre l’influence de l’Égypte auprès des généraux et vient désavouer les États-Unis, très engagés dans le dossier de la transition démocratique. Mais le rapprochement entre Khartoum et Tel-Aviv confirme-t-il les limites de cette hypothèse ?

En effet, l’Égypte mise sur la victoire de son protégé Burhan pour « sécuriser » Khartoum à son profit. Ce n’est pas anodin. Les Égyptiens considèrent le Soudan, qu’ils contrôlèrent au XIXe siècle, comme leur arrière-cour. Les États-Unis ont quant à eux plutôt mal joué leurs cartes. Pour des raisons politiques, Donald Trump privilégia la normalisation avec Israël (actée juste avant les élections américaines de 2020) à la transition démocratique. Il favorisa donc les militaires, qui étaient les seuls à même d’imposer cette normalisation impopulaire aux Soudanais. En échange, la Maison-Blanche avait promis la levée des sanctions contre le Soudan. Enhardis, Burhan et Daglo ont mis sur pied le putsch d’octobre 2021 qui a poussé l’administration Biden, plus soucieuse de démocratie, à reprendre le chemin des sanctions. Sans grand effet sur les intéressés. Pour ne rien arranger du point de vue américain, le rapprochement avec Tel-Aviv (malgré un nouvel accord bilatéral en février dernier) manque toujours d’une vraie substance. À mon sens, le grand problème des États-Unis à Khartoum est qu’ils se sont rendus dépendants de leurs alliés régionaux (l’Égypte, les Émirats, l’Arabie et même Israël), lesquels sont tous hostiles à l’établissement d’une démocratie au Soudan.

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Dans un récent entretien au journal L’Humanité le secrétaire général du parti communiste soudanais parle d’un conflit par procuration entre un clan pro égyptien et un clan pro éthiopien. Êtes-vous en accord avec cette représentation géopolitique ?

Il y a du vrai. Tout comme Burhan est proche des Égyptiens, Hemetti apparaît comme l’interlocuteur privilégié des Éthiopiens. Il se trouve que chacun des deux grands voisins nilotiques a un intérêt réel à avoir le Soudan de son côté, notamment sur les questions explosives de partage des eaux du fleuve. Reste que parler d’un conflit par procuration entre Égypte et Éthiopie me paraît très réducteur pour expliquer la crise actuelle. Ces deux pays ont un intérêt tout aussi réel à ce que le Soudan ne sombre pas dans une guerre civile qui risquerait de déborder sur leur sol.

Le Soudan est-il appelé à devenir un État tampon dans la région ?

Un État tampon a besoin d’être stable pour remplir son office, ainsi que d’une certaine forme de neutralité. La plupart des puissances étrangères qui influent sur la situation au Soudan cherchent plutôt à en faire un État client.

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Comment évoluent les relations entre le Soudan du Sud exportateur de pétrole, mais plongé dans l’instabilité et le Soudan ?

Les deux pays restent proches, voire interdépendants puisque le pétrole sud-soudanais s’écoule toujours par le territoire soudanais et que Khartoum en tire des droits de passage. Depuis 2011, Soudanais et Sud-Soudanais ont mené des médiations politiques les uns sur le territoire des autres. Cela ne veut pas dire que les tensions d’hier ont disparu, loin de là. La région frontalière d’Abyei, riche en pétrole, demeure un contentieux majeur dont le pourrissement est lourd de menaces.

La plupart des puissances étrangères qui influent sur la situation au Soudan cherchent plutôt à en faire un État client.

Malgré un cessez-le-feu et un accord de partage du pouvoir depuis février 2020, l’insécurité et les affrontements armés se poursuivent dans certaines régions.  Quel est le bilan humain des conflits anciens et actuels qui ravagent le pays ?

Si l’on devait remonter à la création du Soudan unitaire, les victimes se comptabiliseraient en millions. Les moments de paix sur l’ensemble du territoire ont été bien rares. On évoque souvent les questions ethniques pour expliquer les violences du passé. Cependant, les violences actuelles rappellent combien la soif de pouvoir de quelques-uns peut suffire à enflammer tout un pays.

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