Quand Washington voulait « détruire » de Gaulle

25 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le FLN, déstabiliser le gouvernement de de Gaulle. Photo : DALMAS/SIPA 00492462_000016

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Quand Washington voulait « détruire » de Gaulle

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Détruire par la rumeur, l’intrigue et la manipulation les adversaires n’est pas le fait des seuls États-Unis. Il s’agit d’une utilisation agressive et en même temps discrète du soft power. La manœuvre n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée contre de Gaulle, comme le raconte Éric Branca en s’appuyant sur des documents américains récemment déclassés.

S’il est un domaine où les artisans du soft power américain ont rivalisé d’ingéniosité, c’est bien celui des relations avec la Ve République gaullienne. À peine revenu au pouvoir, le Général a rompu, en effet, avec la posture ancillaire du régime précédent en énonçant publiquement l’axiome de sa future politique étrangère, largement inacceptable pour Washington : la France ne se reconnaît aucun suzerain, seulement des alliés, et ce dans le cadre d’accords régis par le principe de réciprocité. C’est tout le sens du mémorandum du 17 septembre 1958 aux termes duquel de Gaulle avertit le président Dwight Eisenhower et le Premier britannique, Harold Macmillan que si l’Organisation reste ce qu’elle est, à savoir un instrument au service des seuls intérêts américains, la France quittera le commandement intégré de l’OTAN. D’où sa proposition de créer un directoire composé des trois puissances nucléaires occidentales (États-Unis, Grande-Bretagne et France ) au sein duquel chaque décision serait prise à l’unanimité afin qu’aucun membre ne puisse être enrôlé dans un conflit qu’il n’aurait pas souhaité ni, a contrario, y entraîner les autres.

L’homme à abattre

On connaît la suite, née du refus de Washington d’entamer toute discussion : la soustraction, entre 1959 et 1963, des forces navales françaises du commandement de l’OTAN, prélude, en 1966, à la sortie effective de l’état-major intégré de l’Alliance, avec, à la clé, le renvoi chez eux de quelque 70 000 soldats et administratifs américains jusqu’alors répartis sur 29 bases jouissant, depuis 1949, d’un privilège d’extraterritorialité. Le tout sur fond de développement d’une dissuasion nucléaire indépendante (devenue en 1967 « tous azimuts »), d’une diplomatie s’efforçant, aux quatre coins du monde, d’équilibrer celle des États-Unis, sans parler des tentatives gaulliennes de construire, via le plan Fouchet (1962), une « Europe européenne » (comprendre : indépendante des deux blocs) et de s’affranchir du monopole du dollar en prônant le retour à l’étalon-or.
En un mot comme en cent, de Gaulle est donc devenu l’homme à abattre. Sa faute, vue de Washington ? Être parvenu à démontrer qu’on pouvait rester un allié exemplaire des États-Unis face à l’impérialisme soviétique – comme à Berlin en 1961 et à Cuba en 1962 – tout en récupérant la maîtrise de ses armes et l’autonomie de sa politique internationale. Tout l’inverse, en somme, de la doxa atlantiste suivant laquelle les intérêts des États-Unis s’identifient en tous points à ceux de ses alliés, conformément au précepte messianique de Benjamin Franklin : « La cause de l’Amérique est celle de l’Humanité ».
Comme au temps où le banquier Jean Monnet, infatigable sherpa de Roosevelt et futur « père » de l’Europe supranationale conseillait au gouvernement américain de « détruire » de Gaulle (dans un télégramme au secrétaire d’État, Harry Hopkins, en date du 6 mai 1943), les années soixante sont celles où, côté américain, tous les coups sont permis.

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Manœuvrer le FLN comme l’OAS

La tragédie algérienne planant comme une hypothèque sur le nouveau régime, c’est à verser de l’huile sur le feu que se consacrent prioritairement la CIA et ses relais d’influence. Et qu’importe le brasier ciblé, pour peu qu’il entraîne la chute du gêneur.
En direction des révoltés algériens du FLN, deux hommes sont à la manœuvre : Jay Loveston et Irving Brown. Ex-fondateur du Parti communiste américain, recruté par le FBI puis l’OSS après l’assassinat de Trotski (1940), Lovestone est chargé de financer, via certaines banques suisses, la rébellion algérienne. Pendant ce temps, sa compagne, Louise Page Morris, en charge des affaires nord-africaines au sein de l’Agence, dispense ses conseils aux observateurs du FLN auprès de l’ONU, qu’elle loge dans son appartement de New York et dont elle relit les discours anti-français, obligeamment traduits par des arabisants du Département d’État… Quant à Brown, membre éminent de l’AFL-CIO , il se concentre sur le « social » : après avoir créé, en 1944-1945, la première antenne de l’OSS à Paris, puis mis sur pied, en 1951, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), prolongement du parti Néo-Destour d’Habib Bourguiba, il finance l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), bras syndical du FLN… Très actif, il ne néglige aucun levier pour convertir aux vues américaines les futures élites du tiers-monde décolonisé : il s’illustre notamment en recrutant des étudiants africains francophones au service de la CIA. Sa méthode ? Racheter d’anciennes maisons closes parisiennes pour les transformer en hôtels dont il confie la gérance à des hommes de paille d’origine nord-africaine. « Ces prête-noms, raconte Frédéric Charpier, auteur d’un ouvrage de référence sur la CIA en France , sont censés offrir le gîte et le couvert pour un prix modique à des étudiants africains, mais aussi, selon leurs envies, des femmes et de la drogue, en échange de simples reçus que la CIA conserve soigneusement en attendant le moment propice. » Celui qui verrait tel étudiant imprudent devenir ministre ou président de son pays…
Pour autant, les services américains ne négligent pas le camp d’en face. Avant même la création de l’OAS, début 1961, la CIA s’est rapprochée des militaires français hostiles à l’indépendance de l’Algérie, notamment du général Challe, commandant des forces de l’OTAN pour le théâtre centre-Europe et futur « putschiste ». L’un de ses proches, le colonel Lacheroy, dont les méthodes d’«action psychologique » ont été d’une grande efficacité contre le FLN, a fait de son bureau de l’École de guerre, un lieu de contact régulier entre le renseignement américain et tout ce que l’armée compte, alors, d’opposants à de Gaulle. Parmi ces derniers, le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry qui s’illustrera, le 22 août 1962, en tentant d’assassiner le Général au Petit-Clamart. Un acte désespéré qui, certes, le fera entrer dans l’Histoire, mais qui, du coup, occulte un autre de ses engagements, sans rapport direct avec l’abandon de l’Algérie : sa lutte acharnée contre la création d’une force de frappe nucléaire indépendante des États-Unis. Pour s’y opposer, celui qui n’est encore qu’un brillant ingénieur en balistique, spécialiste des missiles, a pris la plume par deux fois, en 1960 : dans Rivarol en juillet, puis, en octobre, dans les Écrits de Paris. Deux articles dans lesquels se trouvent concentrés la plupart des « éléments de langage » alors popularisés par la CIA pour discréditer le pari nucléaire gaullien, arguments qu’il reprendra d’ailleurs longuement à son procès, en janvier 1963, faisant presque passer au second plan son combat en faveur de l’Algérie française qu’il paiera pourtant de sa vie : « Nos camarades de l’Armée américaine se rendent bien compte comme nous que l’actuel Chef de l’État trahit l’Occident et le monde libre, dira-t-il dans sa déclaration liminaire… J’insiste sur le fait que l’une des raisons de mon opposition à la politique gaulliste réside précisément dans le caractère aberrant de cette attitude d’autonomie nationale basée sur un outil militaire illusoire. »

Trouver des relais dans le « petit monde politique »

L’OAS pas plus que le FLN n’ayant réussi à ébranler le pouvoir gaulliste, c’est en direction de la classe politique française que va désormais s’exercer l’essentiel de la stratégie d’influence américaine. L’examen des archives déclassifiées de la CIA et du département d’État est, à cet égard, très instructif. Parallèlement aux classiques opérations de renseignement visant à connaître l’état d’avancement de notre programme nucléaire, voire à le saboter purement et simplement (par exemple en décrétant un embargo sur les composants informatiques indispensables à sa réalisation), la priorité des priorités consiste à transformer en autant de relais idéologiques ceux qui, pour des raisons diverses, voire antagonistes, préparent l’après de Gaulle.
De la droite à la gauche, tout le monde est approché par les envoyés du Département d’État, y compris le communiste Pierre Juquin ! Certes, Washington a ses préférés, lesquels ne se font pas prier pour dire à l’ambassadeur Charles Bohlen tout le mal qu’ils pensent du Général : Antoine Pinay à droite ou, à gauche, Gaston Defferre, auquel succède, après la présidentielle de 1965, François Mitterrand. Lequel promet, s’il est élu, de réintégrer l’OTAN et d’en finir avec la dissuasion. Engagements non tenus mais dont la Maison-Blanche, qui en a gardé les traces comme autant de créances à faire valoir, se souviendra en 1990-1991 pour l’enrôler dans la première guerre du Golfe qu’une médiation française était en passe de rendre inutile .
À l’ambassade des États-Unis, un homme gère ce qu’il appelle lui-même ce « petit monde » : Welles Stabler, dont le témoignage, désormais accessible au grand public , est mis en ligne par l’Association américaine des études diplomatiques dans le cadre du Foreign Affairs Oral History Project, un site universitaire lié au Département d’État qui – privilège des puissants ? – joue le jeu de la transparence, initiative dont on peut regretter l’absence d’équivalent en France. Or ce que dit Stabler est décisif puisqu’il suggère clairement que les informations politiques fournies par les hommes politiques qu’il rencontrait et auxquels, en échange, il fournissait son soutien – il cite nommément Guy Mollet, Antoine Pinay, Maurice Faure, Jean Lecanuet, François Mitterrand – n’étaient pas toujours désintéressées. « Beaucoup de ces gens, comme Guy Mollet et d’autres anciens leaders de la IV° République, avaient ce que vous pourriez appeler une relation fiduciaire (“fiduciary relationship“ ) avec les États-Unis puisqu’ils avaient reçu un soutien financier effectif du gouvernement américain (“They indeed received some financial support from the US government“). Quand j’allais rendre visite à Guy Mollet, nous avions de bonnes conversations. Et puis le téléphone sonnait et il me disait en souriant : “C’est un de vos collègues qui vient me voir.“ Et il y avait un jeu de chaise musicale entre moi-même et un agent de la CIA en poste à Paris. Il ne savait pas que j’étais là et je ne savais pas qu’il devait venir. Je trouvais cela franchement embarrassant… »

Intoxiquer

Embarrassant ou non, le résultat ne se fait pas attendre : quand la France sort effectivement du commandement intégré de l’Otan, en 1966, le débat parlementaire qui s’ensuit est l’occasion d’une opération d’intoxication de première grandeur : la gauche socialiste et le centre atlantiste se succèdent à la tribune pour affirmer que, non content de renvoyer chez eux les GI’s, de Gaulle s’apprête à ordonner le rapatriement des corps de soldats américains tombés en 1944 pour la libération de la France ! L’image terrible de ces Français déterreurs de cadavres annonce le mensonge, tout aussi accompli, forgé en 1990 par les mêmes officines, pour diaboliser Saddam Hussein dont les soldats, disait-on, débranchaient les couveuses de Koweït City…
Cette stratégie de déstabilisation a-t-elle eu des résultats ? Suffisamment pour qu’en mai 1968, le nouvel ambassadeur des États-Unis à Paris, Sargent Shriver, dont les collaborateurs suivaient heure par heure l’émergence du phénomène Cohn-Bendit, puisse annoncer fièrement au président Johnson que c’en était fini de De Gaulle. Il ne se trompait que d’une petite année puisque le référendum d’avril 1969 fournirait à la droite et à la gauche atlantistes l’occasion de le renvoyer à Colombey puis de se retrouver sur la candidature du centriste Alain Poher (41,8 % au second tour face à Georges Pompidou) avant que ce même Pompidou, dans la foulée de son élection, n’associe au pouvoir les principaux partisans du « non », notamment Valéry Giscard d’Estaing et René Pleven – l’homme qui, trois ans plus tôt, avait été le plus actif pour accréditer la forgerie sur la fermeture des cimetières américains…
Mais à long terme ? À tant faire de traiter en adversaires ceux qui se contentent de revendiquer le plein exercice de leur souveraineté, Washington et ses relais médiatiques ont peut-être usé d’une arme à double tranchant. S’il suffit de défendre ses intérêts pour être taxé d’« antiaméricanisme », on imagine sans peine le critère à remplir pour être adoubé « proaméricain » : l’obéissance. Un attendu assurément gênant pour ceux qui, justement, s’érigent partout en défenseurs exclusifs de la liberté…

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À propos de l’auteur
Eric Branca

Eric Branca

Rédacteur en chef à Valeurs Actuelles. Historien et journaliste, Eric Branca est un fin connaisseur du gaullisme et des services secrets auxquels il a consacré plusieurs ouvrages à succès.
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