Assister à la première d’une reprise, voici un exercice délicat de critique lorsque la mise en scène de cette production, en l’occurrence celle de Simon Boccanegra à l’Opéra de Paris en 2018, par Calixto Bieito avait suscité un couperet sans appel. « Nul au sens strict du terme » concluait Clément Taillia sur Forum Opéra, il y a six ans. La reprise de cet opéra de Giuseppe Verdi longtemps resté méconnu, avec une distribution presque entièrement renouvelée à l’exception du rôle-titre revenant au célèbre baryton français, Ludovic Tézier, et la basse finlandaise Mika Kares dans le rôle de Jacopo Fiesco, est-elle plus inspirée ?
Soulevé d’enthousiasme par l’écoute de la version de référence de la Scala de Milan dirigée par Claudio Abbado (1977), on s’apprête à frémir au contact de cette œuvre musicalement mâle, sombre et puissante. En effet, la partition composée sur un livret de 1857, substantiellement révisée en 1881, accorde une prépondérance inhabituelle à deux barytons et deux basses dans les rôles principaux, et un seul rôle féminin significatif, Maria Boccanegra, réservé à une soprano. Il faut le dire d’emblée les qualités vocales de la nouvelle distribution ne sont nullement en cause. De ce point de vue, la reprise de Simon Boccanegra de la Bastille permet à Ludovic Tézier, parvenu au faîte de son art, de déployer le sombre velours de sa voix tout au long du prologue et des trois actes que comptent l’intrigue.
Un opéra ancré dans le monde masculin de la politique et des intrigues de pouvoir
Certes, cet opéra qui ne comporte aucun grand air, ne lui réserve aucun aria en particulier mais étant presque en permanence sur scène, l’opéra tout entier lui permet de faire entendre la plénitude de ses moyens vocaux aussi bien dans des parties dialoguées presque récitatives, que dans les parties mélodiques soutenues. Le duo formé avec la soprano australienne Nicole Car dans le rôle de Maria Boccanegra est impeccablement exécuté, très convaincant, en dépit chez l’un et chez l’autre d’aigus trop peu couverts. De ce point de vue, c’est sans doute le ténor Charles Castronovo dans le rôle de Gabriele d’Adorno qui se tire le mieux des exigences particulières du chant verdien « poussant » la voix dans le fameux spinto. Il faut le dire sans ambages, le problème de ce Simon Boccanegra ne concerne pas l’exécution vocale, une prestation dont on peut dire qu’elle est irréprochable, mais souffrant de la conception que l’on se fait actuellement en France du chant verdien. Or il y a dans ce Simon Boccanegra de 2024, outre une mise en scène aride, une compréhension biaisée d’une œuvre elle-même bancale qui échoua d’ailleurs à convaincre le public du théâtre de la Fenice à Venise au moment de sa création en 1857. Le livret révisé par Arrigo Boito en 1881 a permis de resserrer les caractères et d’opérer des coupures substantielles dans cet opéra ancré dans le monde masculin de la politique et des intrigues de pouvoir.
Un personnage historique
Simon Boccanegra est un personnage historique de l’Italie du XIVe siècle : élu doge de Gênes, il est le maître d’une puissante thalassocratie qui rivalisera même avec Venise lors de la bataille navale de Porto-Longo ou bataille de Sapienza (3 novembre 1354). Pourquoi Giuseppe Verdi a-t-il choisi, trop rapidement sans doute, et sans prendre la mesure de la complexité invraisemblable de l’intrigue, le livret de Francesco Maria Piave en 1857 ? Parce que le livret est lui-même inspiré d’une pièce du dramaturge espagnol Antonio Garcia Guttiérez, également auteur d’une pièce qui donnera Il Trovatore ? C’est le point de vue du metteur en scène Calixto Bieito, qui tire son interprétation presque freudienne de l’œuvre de Verdi de sa connaissance d’une brève période de l’histoire du romantisme espagnol. Selon lui, Simon Boccanegra « est un opéra très complexe d’un point de vue psychologique, qui pose de nombreuses énigmes sur l’Homme et sa nature ». Traduisons : la mise en scène devra évacuer ce qui encombre l’esprit du spectateur du XXIe siècle, à savoir le « politique verdien » avec lequel le programme de la production de 2024 se débat comme il peut. Citations : « on dresse très volontiers un parallèle entre l’œuvre de Verdi et la politique italienne de son temps. Si l’on ne peut affirmer qu’il cherche expressément à mettre en musique les troubles sociaux et événements historiques dont il est témoin, ceux-là n’en demeurent pas moins des influences qui impriment son catalogue d’œuvres d’un parfum patriotique». Mais quel est au juste ce « parfum patriotique » ? Un autre paragraphe nous apprend que « si dès 1857, il pouvait faire penser à Garibaldi et renvoyer au contexte du Risorgimento, le tempérament de Simon, en 1881, évoque plus le climat contemporain fédéraliste » (sic). Simon Boccanegra serait-il un opéra trop politique ?
Le dilemme de Simon Boccanegra
On sait que le jeune Verdi n’avait pas été tellement regardant quant à la qualité du livret qui traiterait, selon Pierre Petit, d’un sujet patriotique inspiré de la conjuration de Fiesque ou « complot des Fieschi » ourdi à Gênes en 1547 par le représentant de la maison des Fieschi afin d’éliminer le prince amiral Andrea Doria. D’ailleurs, c’est devant le palais des Fieschi sur cette même place de Gênes à côté de l’église San Lorenzo que débute le prologue de Simon Boccanegra. Qu’importe la vraisemblance historique, le livret évoque pêle-mêle, les menaces de la lointaine Tartarie, Guelfes et Gibelins intervenant comme figures métonymiques d’un Moyen-Age italien marqué par la division des cités. Mais le dilemme de Simon Boccanegra s’exprime ainsi à la fin du deuxième acte :
la main à mon ennemi ?
Oui, que la paix resplendisse enfin sur les Liguriens,
Que l’ancienne haine s’apaise,
Et que mon sépulcre soit Le symbole de l’amitié italienne »
Avant que le chœur ne reprenne :
« Aux armes, aux armes, Liguriens,
Le devoir de la patrie vous appelle,
La foudre de la haine a éclaté,
C’est une nuit d’orage.
Que les épées des Guelfes entourent
Le bastion de la tyrannie… etc ».
Ces paroles et la musique de Verdi résonnent en 1857 au moment où sur le modèle insurrectionnel mazzinien – Mazzini comme Boccanegra est un Génois – prend forme l’expédition de Sapri dont l’échec préfigure cependant l’expédition des Mille de Giuseppe Garibaldi (11 mai-26 octobre 1860). Il est évident que la mise en scène de Calixto Bieito a volontairement cherché à décontextualiser l’œuvre de Verdi du Risorgimento et des prémices de l’unité italienne. D’où la carcasse de navire rehaussée de néons façon mer d’Aral et l’esthétique de chantier naval faisant vaguement penser à un film néo-réaliste italien. D’ailleurs, Simon Boccanegra troque sa veste de cuir pour un costume trois-pièces façon années 1970 et se voit tout à coup doté du look gominé d’un chef d’entreprise confronté à d’obscurs remous sociaux. Les choristes sont habillées en jupes à carreaux de ménagères de la même époque dont les motifs seraient de deux sortes, signalant à la manière des tartans irlandais les appartenances claniques.
Les chanteurs semblent souffrir de l’absence de mise en scène et de direction d’acteurs, car ils demeurent désespérément statiques. On substitue au jeu d’acteur la projection de gros plans filmés en direct sur le visage de Ludovic Tézier et projetés à l’arrière de la scène. Le cadavre d’Amalia ou bien son fantôme hantent le plateau tout au long des trois actes et jusqu’au tableau de l’entracte où son corps entièrement nu, est parcouru de part en part par des cohortes de rats… un cliché parmi tant d’autres !
En 1857, Verdi s’était fixé sur le livret de Simon Boccanegra parce que celui-ci lui offrait des situations extrêmes permettant de faire monter l’intensité dramatique des dialogues et permettant à la musique d’atteindre son expression la plus tendue. C’est précisément tout ce qui manque à ce Simon Boccanegra dirigé par Thomas Hengelbrock.
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