Qu’implique ce titre sur les plans politique et diplomatique? Et pourquoi l’ancien premier ministre japonais était-il légitime à le porter? Tout a commencé en novembre 2016 (1), neuf jours après la victoire électorale de Donald Trump, Shinzo Abe en gardien de l’alliance nippo-américaine se rendait à la Trump Tower à New York pour donner le ton des relations futures entre Washington, Tokyo et le reste de l’Extrême-Orient.
Cette rencontre a pu susciter un certain nombre de commentaires, il s’agissait pour Shinzo Abe d’être à la hauteur de l’histoire en train de s’écrire. “La Chine, c’est évident, n’est plus celle que nous connaissions depuis un demi-siècle”. Ce qui se passe était prévisible. L’Asie revêt une importance géopolitique majeure, où se joue la prospérité de demain, la Chine, et sa perception de sa place dans le monde. Dans ce monde qui reste dominé par un Occident affaibli mais où s’affirme “l’émergence harmonieuse” de son rayonnement mondial, il faut bien reconnaître que le monde est devenu trop complexe pour qu’une ou deux superpuissances puissent imposer leur loi. Or sur ce plan, le Japon apparaît comme un partenaire précieux pour les Etats-Unis. Il aide déjà les Etats-Unis à gérer la double question de sa relation avec la Chine et du maintien du modèle libéral dans un ordre majoritairement sollicité par l’actualité internationale. Attardons-nous sur ce rôle géopolitique, qui est essentiel pour comprendre l’importance d’un tel titre aujourd’hui. Les démonstrations de force du Japon sous la férule du Premier ministre Shinzo Abe, revêtent une importance plus grande encore en matière de gouvernance mondiale.
Géopolitique de Shinzo Abe
Ainsi, le 10 février 2017, soit trois mois après leur entrevue informelle, Shinzo Abe soulignait l’importance de l’alliance nippo-américaine auprès de son partenaire le nouveau président des Etats-Unis fraichement intronisé à la Maison Blanche. L’impressionnante volonté de repenser le rapport de Tokyo à Washington est historique. Avec une détermination et un pragmatisme géopolitique qu’on ne lui connaissait guère, le Japon s’est affranchi de tabous qui formaient le cœur de sa relation avec “big brother” et un Japon toujours en retrait.
Significatif, de ce point de vue est la déclaration conjointe des deux chefs d’Etat sur la réaffirmation des engagements concrets de l’alliance militaire et de ne pas s’en tenir qu’à un discours de vision (2). Le rappel de l’importance stratégique de la région Asie-Pacifique et du défi d’unité et de fermeté que suscite la Chine.
Le logiciel nippo-américain, a ainsi connu une avancée majeure avec un double effet. Tout d’abord, en réitérant les principes fondamentaux qui maintiennent la paix et la stabilité dans la région selon l’idée de “nation souveraine” chère à Tokyo, les deux leaders ont adressé un message sans ambiguïté aux autorités de Pékin.
Ensuite, la méthode employée illustra parfaitement l’approche, la rhétorique realpolitik qui animait Donald Trump et Shinzo Abe mettant Tokyo sur un pied d’égalité dans le mécanisme institutionnel et décisionnaire de leur alliance bilatérale. Un large travail bilatéral sur ses devoirs vis-à-vis de la relation future du choc d’une américano-mondialisation défiée par la sino-mondialisation qui se profile. Concrètement, où se place les intérêts du Japon dans ce grand jeu Indo-Pacifique ?
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D’une certaine manière, les apports du gouvernement japonais à la formulation de cette déclaration constituent une prise d’initiative amorcée depuis plusieurs années sur la question du concept de sécurité nationale qui est à la base de toutes les questions clés de son avenir. Rappelons que l’attitude confrontationnelle de Washington envers Pékin marquée par les mesures de rétorsions commerciales a suscité de nombreuses critiques auprès des opinions publiques dans la région. Au Japon comme ailleurs. Cette crispation du président américain s’est appliqué pourtant sur un diagnostic loin d’être erroné, celui d’une concurrence déloyale entre la superpuissance américaine et le grand émergent qu’est la Chine avec son marché de plus d’un milliard de consommateurs. Au lendemain des résultats de l’élection présidentielle aux États-Unis et de l’accession de Joe Biden à la présidence début 2021 pour les quatre ans à venir, le constat est qu’il ne s’agit simplement pas d’une rivalité entre les États-Unis et la Chine mais plutôt de la Chine face à l’ensemble des démocraties du monde, et cela englobe le Japon. Donald Trump su identifier les défis que représentait la Chine, mais peu enclin ou fameusement transactionnel lorsqu’il s’agissait de s’appuyer sur ses alliés, a manqué le coche stratégique axé sur des objectifs précis.
Si Henry Kissinger signait une tribune intitulé “Éviter une guerre froide entre les États-Unis et la Chine” (3), c’est que le danger devait être bien réel. Quel bilan peut-on dresser de ce quarantième anniversaire du voyage secret de Kissinger à Pékin qui permettait aux deux pays de mettre de côté leur hostilité réciproque pour contenir ensemble l’expansion de l’URSS? Un tournant stratégique qui n’en serait que plus déterminant pour les relations internationales et le réalignement majeur de la guerre froide.
Le regard du Japon sur l’engagement de l’administration américaine Obama avec la Chine
La conjugaison du rejet du multilatéralisme de Trump incarné par le slogan “l’Amérique d’abord”, de la focalisation américaine sur la Chine et de la pandémie du Covid-19, a pour autre conséquence l’absence de stratégie gagnante dans cette phase de confrontation. Face au constat du repli américain et de l’influence croissante de la Chine, le fait est que le Japon ainsi qu’un nombre d’Etats ne veulent pas être obligé de choisir entre les Etats-Unis et la Chine, en premier lieu les pays de l’ASEAN. Le Japon se retrouve avec d’un côté les Etats-Unis comme allié essentiel et de l’autre, la Chine son plus gros partenaire commercial, Shinzo Abe depuis son retour aux affaires en 2012 a su habilement gérer l’équilibre géopolitique entre ces deux partenaires dans la région.
Revenons sur ce point d’équilibre et les années 2010, ou l’on commence à voir le pivot vers l’Asie se constituer lors d’une conférence de presse au Pentagone, une première pour un président américain en exercice, en plus des promesses aux nations d’Asie d’une nouvelle ère d’engagement avec la Chine. A l’automne 2011 (4), l’un des premiers signes de ce basculement est l’annonce à l’occasion des soixante ans de l’alliance entre les Etats-Unis et l’Australie du maintien d’une force expéditionnaire de Marines dans le nord du pays, allié historique qui a combattu côte-à-côte dans toutes les grandes guerres, envoyait un message clair aux pays alliés de la région.
Autre point qui n’est pas le moins intéressant, la phrase de Barack Obama “I am America’s first Pacific President” (5), c’était ce que beaucoup imaginaient. Ce bref rappel historique souligne combien en dépit d’une vision volontariste des Etats-Unis d’ouverture avec la Chine, le danger ne serait pas celui d’un leadership américain trop fort, mais trop faible. Illustration de cette constante, jusqu’au dernier jour de son mandat son administration restera convaincue que Pékin pouvait être un partenaire de négociation avec lequel le monde trouverait un juste équilibre sur le plan des intérêts multilatéraux.
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L’image des Etats-Unis auprès de nombreux experts japonais est devenue celle de tâtonnements dans le choix du meilleur mode d’engagement de la Chine face à l’absence de consensus à Washington sur les risques inhérents. Pour lecture, il y a quand même ironie ou au moins paradoxe. Dans un livre publié en 2007 par James Mann’s “the China Fantasy” (6), l’auteur rappelait que le dilemme résidait dans le concept même de l’engagement, “who is engaging whom?”
En juillet de cette même année, la Chine vient de refuser le verdict de la Cour permanente d’arbitrage du tribunal international de La Haye sur le conflit de souveraineté entre Pékin et ses voisins en mer de Chine. En onze pages et en anglaise (7), la décision est claire sur ce conflit maritime qui opposent les Philippines à la Chine, mais pour Pékin cette décision est balayée d’un revers de la main et en dit long sur sa volonté de respecter, ou non, les règles internationales et de s’intégrer dans une gestion multilatérale des affaires internationales. C’est dans ce contexte là qu’Obama se rendait à Hangzhou et dans un Fact sheet (8) récapitulant les dossiers prioritaires de son administration. On en voit malheureusement l’exemple aujourd’hui.
Shinzo Abe, le Kissinger japonais?
Retour sur le 14e sommet des dirigeants du G20 organisé par le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, à Osaka en juin 2019. Malgré les circonstances difficiles du G20, l’implication sans relâche du Japon à prôner le multilatéralisme et des échanges commerciaux fondés sur des règles, non seulement dit beaucoup du projet, mais aussi marque une initiative commune des plus importante dans l’action de Tokyo à convaincre les vingt dirigeants des principales économies mondiales. C’est bien dans cet esprit qu’ont été élaborés les détails du sommet. Parer au retrait du leadership américain et donner une action sur les bienfaits du libre-échange solidement ancrés au cœur de l’ordre mondial libéral. Cet exemple japonais restera sans doute l’un des plus intéressants de ces dernières années, cela tient notamment au texte de la déclaration commune unanimement signée (9).
Trois concepts majeurs ont été décrits lors de ce sommet. D’abord, est énoncé dans la déclaration “We strive to realize a free, fair, non-discriminatory, transparent, predictable and stable trade and investment environment. “ (10), l’objectif étant essentiellement de lancer un appel aux dirigeants du monde de travailler à maintenir et, in fine, à renforcer les règles du commerce international permettant des échanges libres et équitables.
Ensuite, le deuxième concept de l’ordre du jour que Tokyo a su faire avancer concernait l’économie numérique, “Cross-border flow of data, information…” le Japon préconisant un système de libre circulation des données fondé sur la confiance “such data free flow with trust..” (11) Cet objectif du Japon étant de définir les normes qui prévaudront au niveau international alors que ce sont aujourd’hui des égoïsmes où émotions nationalistes qui l’emportent sur la solidarité au bien de tous.
Tokyo, enfin, a su établir un consensus autour du troisième concept qui a trait à l’initiative “principles for quality infrastructure Investment as our common strategic direction…” (12), ce point montre son influence à s’attaquer aux défis mondiaux puisque sa diplomatie fut l’architecte de la formulation du concept, qui en d’autres termes signifie de bâtir la prospérité économique à travers notamment des infrastructures de haute qualité répondant aux normes internationales. Le communiqué final mentionne promouvoir un espace régi par des règles, le libre-échange, la libre navigation sur des bases de transparence financière et respectueuse des défis environnementaux dont le but est de parvenir aux objectifs climatiques à l’échelle de la planète. Si l’on s’en tient à l’approbation des trois concepts clés par l’ensemble des dirigeants, y compris la Chine, l’engagement sincère du Japon est bien apparu opportun et crucial pour permettre à chacun des leaders de cosigner la déclaration finale et au premier rang duquel car c’est d’actualité, l’impératif indissociable du respect des valeurs démocrates.
Ces deux jours de sommet furent décisifs car cette détérioration des relations conjurées, c’est ainsi la bataille du leadership mondial qui s’est jouée, et les Japonais sans avoir les moyens de la gagner ont plus que quiconque fait pivoter l’ancrage conceptuel de standards internationaux de manière à ce que la communauté internationale ainsi que la Chine admettent qu’ils représentent la norme internationale.
Pour ne pas conclure
Il y aurait bien sûr encore beaucoup à écrire sur les défis géopolitiques auxquels sont confrontés les principaux acteurs et les scénarios possibles pour l’Indo-Pacifique à la suite du COVID-19. Au tête-à-tête informel entre Shinzo Abe et Donald Trump, les faits ont rappelé que la diplomatie n’est pas qu’une affaire de liens personnels étroits. Une anecdote à ce sujet: à date du G20 de 2019, l’alchimie des rapports humains entre Shinzo Abe et Donald Trump restera un véritable actif puisqu’ils se sont rencontrés à dix reprises, entretenus au téléphone trente fois et joué au golf ensemble quatre fois. Ce bref rappel de cette relation en appel un autre qui souligne combien dans cette géopolitique des caractères, la relation spéciale avec Donald Trump n’aura eu aucun avantage pour le récit géopolitique du Japon en revanche la réalité des relations internationales nous rappelle que la notion d’intérêt compte plus que la confiance entre les Etats.
C’est à ce récit géopolitique et un Japon en leader asiatique des valeurs du monde libéral portant haut l’étendard de la démocratie qu’il considère que sa stratégie ne peut-être que totale. Shinzo Abe est le grand artisan de ce dessein ambitieux de rayonnement mondial qui se fonde sur l’expression du principe de souveraineté et sur une vision géopolitique de son ensemble. En août 2007, sous le titre “Confluence of the Two Seas”, le discours de Shinzo Abe devant le parlement indien dressait les grands contours de ce marqueur géopolitique démontrant que pour affronter les rivalités actuelles (13). Ce texte est une réévaluation de la pensée stratégique du Japon soulignant le besoin d’une Asie élargie englobant tout le Pacifique, connectée autour d’un espace libre et ouvert à contrario de ce que la Chine s’applique à déployer avec sa stratégie de la Belt&Road (BRI) approche centrique de ses intérêts prépondérants.
Au-delà du volet concurrence frontale avec la Chine, l’objectif est de concrétiser la stratégie pour un océan Indo-Pacifique libre et ouvert (FOIP). L’attrait du modèle démocratique japonais dans le reste du monde est particulièrement actif comme en atteste la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (Ticad) initiée par le Japon en 1993.
Soulignons que la stratégie d’espace Indo-Pacifique trouve ses racines dans les relations historiques des anciennes colonies de l’Empire britannique. D’une hégémonie à l’autre, c’est lors du forum économique intergouvernemental de la coopération économique pour l’Asie-Pacifique en 2017 au Vietnam (14) que Donald Trump vantait ce concept de l’Indo-Pacifique bien que ces derniers ne dominent plus les affaires mondiales. En réalité c’est bien le ministère des Affaires étrangères du Japon qui est sur ce dossier au leadership en proposant au département d’Etat dès l’année 2016 d’assumer cet héritage ambitieux. Le concept géopolitique d’Indo-Pacifique dans sa formulation nippone fut progressivement endossé par l’administration Trump constituant un succès diplomatique de premier plan pour Tokyo dans l’affirmation de son statut de puissance régionale et de référent en Asie.
L’antagonisme des récits japonais et chinois s’inscrit dans ce monde post-westphalien qui n’est plus tout à fait celui de Kissinger et c’est là que l’analogie s’arrête. Il s’inspire néanmoins de ses méthodes et probablement s’avère un tournant majeur pour le gouvernement japonais qui a compris que si vous n’avez pas de stratégie globale, vos adversaires en auront et la mettront en œuvre. Lors de ses huit années passées à la tête du gouvernement, Shinzo Abe aura exercé au regard de l’histoire des relations nippo-américaines, le rôle de “big brother”. En s’appuyant sur les liens profonds qui unissent autour de valeurs communes et d’intérêts partagés les deux pays, Tokyo aura été aux manettes, et plus généralement il revient à la nouvelle administration de Joe Biden de porter cette stratégie pour un multilatéralisme fondé sur des règles et le libre-échange. En confrontant la stratégie à la réalité en allusion a Clausewitz, “Japan is back!”(15).
Notes
- Photos de la première rencontre entre Shinzo Abe et Donald Trump à New York, https://www.mofa.go.jp/mofaj/na/na1/us/page3e_000622.html
- Voir texte de la déclaration conjointe, Joint Statement from President Donald J. Trump and Prime Minister Shinzo Abe | The White House; https://www.mofa.go.jp/files/000227768.pdf
- Article d’Henry Kissinger disponible sur le site : https://www.henryakissinger.com/articles/avoiding-a-u-s-china-cold-war/
- Voir le discours suivant, https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2011/11/17/remarks-president-obama-australian-parliament
- Voir le discours prononcé à l’Ambassade des Etats-Unis à Tokyo, vidéo disponible: Obama: I’m « America’s First Pacific President » (VIDEO) | HuffPost
- Abordé dans le chapitre IV, The China Fantasy | James Mann (james-mann.com)
- Voir page 102 sur la position chinoise réaffirmant ses droits historiques en mer de Chine méridionale et sa souveraineté sur les îles Paracels et Spartleys,https://docs.pca-cpa.org/2016/07/PH-CN-20160712-Award.pdf
- Nulle mention du jeu d’influence négatif exercé par la Chine, https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2016/09/03/us-fact-sheet-president-obamas-bilateral-meeting-president-xi-jinping
- Texte en anglais : G20 Osaka Leaders’ Declaration | Documents and Materials | G20 Osaka Summit 2019 (mofa.go.jp)
- Voir chapitre 8, G20 Osaka Leaders’ Declaration | Documents and Materials | G20 Osaka Summit 2019 (mofa.go.jp)
- Voir chapitre 11, G20 Osaka Leaders’ Declaration | Documents and Materials | G20 Osaka Summit 2019 (mofa.go.jp)
- Texte complet, pdf (mofa.go.jp)
- Voir le texte complet, https://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/pmv0708/speech-2.html
- Voir le discours du 10 novembre 2017 à Da Nang, https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-apec-ceo-summit-da-nang-vietnam/
- Discours de Shinzo Abe prononcé le 22 février 2013 à Washington, https://www.mofa.go.jp/announce/pm/abe/us_20130222en.html