Ministre de la Défense depuis plus de dix ans, Sergueï Choïgou est un membre éminent de la garde rapprochée du président Poutine. C’est lui qui a supervisé les opérations en Syrie, assurant un retour de la Russie dans les conflits mondiaux. Si le conflit en Ukraine semble porter atteinte à son image et au résultat des réformes qu’il a entreprises, le chef de l’État lui accorde toujours sa confiance. Un fidèle du Kremlin, doté d’une expérience solide et ancienne, qui demeure l’une des têtes pensantes de la stratégie de puissance russe.
Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.
« Criminel ! » : voilà comment Sergueï Choïgou était qualifié, fin juin, par le désormais feu patron de la milice Wagner. En effet, les difficultés rencontrées par l’armée russe et les sociétés militaires privées qui combattent à ses côtés en Ukraine font ressortir nombre de ressentiments à l’encontre du ministre de la Défense. Mais sans pour autant entamer substantiellement sa popularité et ses ambitions.
L’ascension d’un Russe « non ethnique »
C’est en 1955 dans la région de Touva en Sibérie orientale que Sergueï Choïgou voit le jour. D’origine russo-ukrainienne, il n’est lui-même pas un « Russe ethnique ». Mais cela ne va toutefois pas l’empêcher d’intégrer les structures profondes de l’élite soviétique pour en devenir, progressivement, l’un des piliers. Diplômé de l’institut polytechnique de Krasnoïarsk en 1977, il se lance dans le secteur de la construction. Profil soviétique peu original, cet ingénieur devient dix ans plus tard fonctionnaire mineur du Parti communiste à Abakan puis au Komsomol. Et c’est au début des années 1990 qu’il quitte sa région natale pour s’installer à Moscou. Ses anciennes fonctions le rapprochent de l’administration présidentielle jusqu’à devenir, en 1992, le premier à occuper le poste de ministre des Situations d’urgence. Il y apparaît déjà comme un chef actif, organisé, et n’hésitant pas à aller sur le terrain, aux côtés de ses équipes.
En 1999, il participe, avec l’oligarque Boris Berezovski, à la création du parti Unité chargé de soutenir la candidature de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle. Devenu ensuite Russie unie, il en est promu haut conseiller à partir de l’année 2002. Fort de son expérience au gouvernement, ce proche du chef de l’État devient dès lors membre éminent de la nouvelle élite politique russe. C’est notamment cette proximité avec le Kremlin qui lui permettra d’être nommé gouverneur du stratégique oblast de Moscou en 2012.
Cette rapide évolution politique, qui illustre par ailleurs l’ambition d’un homme entreprenant et fidèle, va le mener au sommet de l’État. En 2003, Sergueï Choïgou va alors vivre une véritable révolution professionnelle : bien que ne possédant aucune expérience militaire, il est nommé général d’armée, soit le plus haut grade alors existant. Comme pour signifier l’apogée d’une carrière, il est promu ministre de la Défense en 2012, à l’aube du troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine. Cette nouvelle distinction récompense la fidélité de l’homme au chef de l’État autant qu’elle l’installe au plus proche des arcanes du pouvoir. Devenu, la même année, membre permanent du prestigieux Haut Conseil de sécurité de la Fédération, Choïgou s’impose dès lors comme l’un des piliers du système Poutine ; un silovik, membre de la garde prétorienne du président.
Sergueï Choïgou le silovik
À l’origine, l’aristocratie que sont les siloviki appartient à ce corps d’hommes issus des « ministères de force » (Défense, Intérieur…) hérités de l’URSS ou des services de renseignements et qui forment l’ossature du pouvoir central. Souvent proche du président, elle constitue la garde rapprochée, quasi immuable, du Kremlin. Ce sont eux qui contrôlent les leviers du pouvoir, qu’ils soient politiques ou économiques. C’est fort des liens privilégiés qu’il entretient avec Vladimir Poutine et de son passé au sein d’institutions stratégiques que Sergueï Choïgou possède donc le privilège d’appartenir aujourd’hui à cette nouvelle noblesse.
Mais son âge avancé, sa longévité et les revers qu’il subit en Ukraine le pousseront-ils à céder sa place ? Beaucoup pourrait le penser d’autant plus que la tendance démontrerait que les siloviki hérités de l’URSS semblent désormais céder leur place à des profils plus techniciens. Par empirisme et fort de ce constat, il est donc permis de penser que les résultats de la guerre auront sans doute raison de l’avenir du ministre Choïgou.
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Un ministre réformateur…
En 2012, le nouveau ministre de la Défense reçoit la délicate responsabilité de commander aux destinées de l’armée de la Fédération. Les effets de la guerre de Géorgie font ouvrir les yeux du pouvoir sur l’état réel de l’armée russe. Il s’agit alors de poursuivre l’œuvre de son prédécesseur, Anatoli Serdioukov, en décentralisant, modernisant et adaptant les forces militaires à l’ère du numérique et des conflits modernes. La création d’un cybercommandement en est un exemple frappant.
Autre réforme : les effectifs. Forte de ses 900 000 soldats environ, l’armée russe apparaît trop peu importante comparée à la taille de son pays et de ses ambitions. Le Kremlin souhaiterait la porter à 1,5 million d’hommes en 2026. Si Sergueï Choïgou y travaille depuis son arrivée, c’est sans nul doute la guerre en Ukraine qui lui a permis d’accroître et de professionnaliser considérablement les effectifs. C’est par exemple sous son autorité que les conditions échappatoires au service militaire ont été durcies et que l’âge limite du service militaire obligatoire a été allongé.
L’argent étant le nerf de la guerre, c’est bien entendu sur ce sujet que le ministère de la Défense concentre le gros de ses réformes. Sous sa férule, le budget de la Défense augmente de plus de 30 % en dix ans, atteignant aujourd’hui 154 milliards de dollars. Cette croissance va de pair avec celle des salaires et la modernisation des équipements. En effet, la Russie continue d’entretenir une industrie de défense souveraine de haute technologie, et exportant plus qu’elle n’importe.
Ainsi, avec l’administration Choïgou, la Russie est passée d’une puissance opportuniste, en quête de stabilité, à une véritable puissance stratégique, crainte sur la scène internationale. Depuis 2012, on a assisté à une croissance du nombre de ses partenariats militaires, au développement d’un complexe militaro-industriel de technologies de pointe et à des succès militaires sans précédent en Crimée (2014) et en Syrie (2015). Cette nouvelle puissance russe s’adossant notamment sur une militarisation accrue de la société (mouvement de jeunesse Iounarmia créé en 2016) et sur l’entretien d’un patriotisme ambiant qui forge la cohésion nationale.
Illustration de cette nouvelle vision que le ministre souhaite impulser, la modification en 2017 de l’uniforme d’apparat de l’armée en s’inspirant de l’uniforme soviétique de 1945 (que les militaires surnomment « l’uniforme du vainqueur »). Choïgou se rêverait en nouveau Joukov et ses forces militaires, en Armée rouge moderne ?
Confronté aux défis de la guerre en Ukraine
Le conflit ukrainien, s’il a permis de mettre en évidence certaines lacunes de l’armée russe (d’un point de vue organisationnel, logistique, stratégique ou technique), a surtout mis en avant la compétition qui règne au sommet des instances dirigeantes et les nombreuses réformes qu’il reste encore à mener.
D’un point de vue personnel, le ministre de la Défense demeure une pièce centrale de l’échiquier du système Poutine tant rien ne semble ébranler sa légitimité. Bien que les revers s’accumulent sur le front et que la milice Wagner se soit rebellée contre Moscou, Sergueï Choïgou réussit à se maintenir à son poste.
Mais les réformes à mener sont encore nombreuses : remanier la structure de l’armée, aujourd’hui trop verticale, moderniser des équipements vieillissants, améliorer les formations des nouveaux engagés, amoindrir les rivalités naissantes entre la multiplication des sociétés militaires privées, la garde nationale et l’armée régulière. Bref, finir de passer véritablement d’une armée soviétique rénovée à une armée moderne.
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D’autant que la mort d’Evgueni Prigogine devrait grandement profiter au ministre Choïgou. Elle lui permet d’évincer un compétiteur sérieux, de reprendre en main une société paramilitaire aux tendances rebelles, d’intégrer ses soldats expérimentés à l’armée de la Fédération, voire de faire prospérer la société militaire privée Patriot avec laquelle il entretient des liens. Une aubaine.
Déjà en décembre 2014, devant les parlementaires, Vladimir Poutine déclarait : « Nous avons une armée moderne et prête au combat. » Quelques mois plus tôt, la Crimée passait sous le contrôle de la Russie et un an plus tard, Moscou renversait le cours de la guerre en Syrie. La majeure partie de ces succès est l’œuvre de Choïgou. Réformateur autant que novateur, il entend faire de l’armée russe une force compétitive, moderne et respectée.
Successeur de Poutine ? Certains l’imaginent d’autant plus que le destin de cet homme clé du système politique russe, ami personnel du président, semble inébranlable.
Mais sera-t-il, au contraire, le fusible du chef de l’État si la guerre en Ukraine venait à prendre un tournant regrettable pour la Russie à quelques mois de l’élection présidentielle ? Pour le moment, rien n’indique clairement que l’homme détenant le record de longévité au gouvernement (plus de trente ans de présence) puisse être écarté du commandement suprême.
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