Serebrennikov met en scène Lohengrin à l’Opéra de Paris

7 octobre 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

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Serebrennikov met en scène Lohengrin à l’Opéra de Paris

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Le célèbre opéra de Richard Wagner est à retrouver à l’Opéra de Paris, dans une version mise en scène par Kirill Serebrennikov.

Ma très récente carrière de chroniqueuse d’opéra repose sur un angle exclusif : celui de l’opéra vu sous l’angle de la géopolitique. Avec cette nouvelle production de Lohengrin  opéra romantique de Richard Wagner (achevé en 1848 et créé au Hotftheater de Weimar le 28 août 1850) à l’Opéra de Paris, mis en scène par l’un des enfants chéris de l’intelligentsia artistique russe exilée, Kirill Serebrennikov, metteur en scène de Leto (2018) évoquant la vie du chanteur Viktor Tsoï dans le Leningrad des années 1980 et de La Femme de Tchaïkovski (2022), on pouvait s’attendre à ce que ce premier opéra de Wagner soit passé au crible d’une déconstruction obligatoire. Celle évidente, du sentiment national germanique du XIXe siècle et celle encore plus évidente, de sa récupération à l’époque du nazisme. Il fallait également adapter l’œuvre aux nécessités liées à l’instruction du spectateur du XXIe siècle.

Ce dernier, gavé par les bandes défilantes de l’information en continu, se trouve confronté avec ce Lohengrin à une transposition, attendue, mais compliquée, de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Kirill Serebrennikov a déclaré dans une interview à Paris-Match que « le nom de Wagner ne doit pas être associé à une bande de mercenaires ». Déjouant peut-être les attentes de ses commanditaires et celles, plus malicieuses, de certaines critiques, il n’est en effet pas question en effet dans ce spectacle de la célèbre armée de mercenaires, surnommés « les musiciens », de feu Evgeni Prigojine. Du moins pas directement.

Le chant du cygne de Wagner

Pour mon plus grand plaisir, me voici propulsée dans les rangs du parterre parmi des critiques d’opéra, un milieu plutôt snob et surtout très blasé, de vrais connaisseurs où je fais figure de nouvelle venue. Ce 27 septembre, la deuxième représentation de Lohengrin n’a pas encore commencé que les spéculations vont bon train. Quels seront cette fois les termes de la transposition « obligatoire » du mythe wagnérien, imposée par la pratique du Regietheater ? Parmi les critiques, les spéculations à ce sujet sont résignées. Lever de rideau. On comprend dès le prélude du premier acte que la transposition aura lieu sur le front russo-ukrainien. L’histoire du poète Wolfram von Eschenbach (1160-1220) sur laquelle s’est fondée Wagner pour écrire son livret est transposée grâce à la mobilisation de moyens techniques impressionnants (registre double d’écrans vidéos, subdivisés eux-mêmes en trois écrans le tout surmontant le plateau), dans un paysage de plaine, forêts primaires, lacs, images de cinéma tournées en noir et blanc. Exilé à Berlin depuis 2022, Kirill Serebrennikov a fait appel à des collaborateurs russes également exilés. Olga Pavluk s’est occupée des décors, Tatiana Dolmatovskaya des costumes, Alan Mandelshtam des vidéos, Evgeny Kulagin de la chorégraphie et le compositeur Daniil Orlov de la dramaturgie.

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Durant quatre heures, le spectateur baigne dans l’esthétique de la ruine « post-soviétique » évoquant ici les noirceurs de l’enfer et « les Grandes misères de la guerre » du XXIe siècle. Murs lépreux, cantines miteuses, lavabo sinistre, ampoule nue et solitaire pendue au plafond, passage de serpillère ridiculement cadencés, soldats en treillis, miliciens casqués de noir scintillant évoquant les redoutables OMON, cadavres dans leur housse en plastique ressuscitant néanmoins on pense aux corps de La Résurrection de la Chair peints par Signorelli (1450-1523) à la cathédrale d’Orvieto, au troisième acte. S’il reste évidemment central et plusieurs fois rappelé notamment dans les costumes, le motif du cygne est un tatouage déployé sur les épaules, les bras et le dos du jeune soldat filmés par une caméra érotique, languissante et insistante. Ce jeune soldat, c’est le frère d’Elsa mort à la guerre.

Lohengrin, saison 23-24. (c) Charles Duprat. OnP

Exagérément encombré, le plateau pourtant vaste de l’opéra Bastille est le théâtre de plusieurs actions simultanées qui détourne l’attention du spectateur de l’argument, il est vrai, franchement suranné, du livret. Il devient ainsi quasiment impossible de suivre à la fois six vidéos, l’action sur scène elle-même divisée en trois (parfois retransmis sous plusieurs angles par les vidéos) sans parler de la traduction défilant en deux langues. L’héroïne du drame wagnérien,  Elsa (chantée par la soprano sud-africaine Johanni van Stemme) peu portée par la mise en scène, est « doublée » par deux ou trois avatars, danseuses dotées de longues chevelures, vêtues ou entièrement dévêtues de camisoles d’hôpital. Leurs danses frénétiques figurent le cerveau malade d’Elsa. Pour les besoins de cohérence, Kirill Serebrennikov ôte à cette dernière la toute dernière réplique de l’opéra, le cri d’Elsa « Mein Gatte ! Mein Gatte ! », lors du départ irrévocable de Lohengrin, étant attribué à Ortrud, incarnée par l’impressionnante soprano suédoise Nina Stemme.

Lohengrin : l’impossible représentation

Sans faire l’exégèse de l’interprétation du livret par Kirill Serebrennikov, rappelons en quelques mots l’argument du drame wagnérien.

À l’acte I censé se dérouler sur les rives de l’Escaut, près d’Anvers au pays de Brabant, le roi Henri (le baryton-basse Shenyang en costume de ville et coiffé d’une couronne de fer dont l’allure générale rappelle vaguement un certain maître du Kremlin) vient à Anvers exhorter les Brabançons à se joindre à lui pour défendre la Germanie contre la menace d’invasion des Hongrois à l’Est. Friedrich von Telramund (le remarquable baryton Wolfgang Koch), un des comtes de Brabant accuse la jeune Elsa de Brabant d’avoir assassiné son frère Gottfried, l’héritier du Duché de Brabant et revendique la succession pour lui-même. Pressée de se défendre, Elsa relate la vision qu’elle eut d’un chevalier destiné à devenir son champion. Le roi en appelle au jugement divin selon un leit-motiv résonnant par deux fois avant l’apparition miraculeuse de Lohengrin (l’extraordinaire ténor Piotr Beczala) dans une nacelle tirée par un cygne. Ils se vouent l’un à l’autre, mais le chevalier Lohengrin fait promettre à Elsa de ne jamais lui demander son nom ni ses origines. « Nie sollst Du mich befragen » (« Jamais tu ne dois me demander »).

Ce motif de la question interdite, au cœur du drame et de la musique,  celui du Mystère des Origines, apparaît dans le dialogue de la scène 3,  une scène cruciale du point de vue de la symbolique tonale et motivique. Kirill Serebrennikov l’a bien compris et fait répéter cette phrase sous la forme répétée de tag mural. Dans sa mise en scène, Kirill Serebrennikov respecte la succession exposition/péripétie/catastrophe qui fonde le drame wagnérien. L’histoire est évidemment transformée, l’acte I devenant le Délire (d’une Elsa post-traumatique), l’acte II la Réalité (une clinique psychiatrique et un hôpital de campagne) et l’acte III la Guerre. Cette dernière se déroule quelque part à la lisière du front,  dans une sorte d’usine désaffectée évoquant du fait de la présence de jeunes femmes épousant les soldats tant qu’ils sont encore en vie, la désormais célèbre usine Azovstal où le bataillon Azov s’était retranché lors du siège de Marioupol en 2022. Daniil Orlov s’explique parfaitement de ce choix dramaturgique : « Comment se fait-il que, dans cet opéra, la foi aveugle et inconditionnelle et l’appel à la guerre soient l’apanage des personnages « positifs », alors que le refus de se battre pour quelque raison que ce soit, ainsi que les doutes sur la justesse de l’ordre mondial, sont celui des « méchants » ? Pourquoi le seul meurtre de tout l’opéra est-il commis par le protagoniste, le chevalier à la « si vertueuse pureté » ? Pourquoi les antagonistes des héros (Ortrud et Telramund) posent-ils des questions gênantes ? Comment peut-on aujourd’hui écouter calmement le roi dire « comme prix du combat, j’acquis la paix neuf ans durant » ? Comment admirer la force de la foi et de la moralité d’Elsa alors qu’il est aujourd’hui évident qu’elle n’est pas dans un délire romantique, mais qu’elle souffre d’une véritable maladie ? ». Il faut bien reconnaître les difficultés objectives de la mise en scène de l’ouvrage de Wagner : ces difficultés de représentation de l’œuvre étaient déjà présentes au moment de sa création en 1850 !

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Une guerre plus réelle : la direction musicale contre la mise en scène ?

« Si vous voulez entendre la musique, vous n’avez qu’à fermer les yeux » me chuchote l’un des critiques d’opéra, amusé de mon agitation. Car, s’il y a bien une guerre d’ordre esthétique et émotionnel, c’est la guerre entre la musique et la mise en scène.

À l’Opéra de Paris, la musique de Wagner remporte sans conteste la victoire sur l’encombrement scénique et les impasses narratives. Wagner a créé avec Lohengrin une œuvre d’art totale et si le Lohengrin de l’Opéra de Paris est malgré tout remarquable, c’est d’abord et avant tout par la musique orchestrale. À l’évidence, galvanisé par le rôle immense qui lui est réservé par l’œuvre elle-même et par la direction époustouflante de relief, de clarté, de précision du jeune chef britannique Alexander Soddy, ce Lohengrin est d’abord le triomphe de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Les cuivres fréquemment sollicités ont une intensité jubilatoire,  les motifs des instruments associés par Wagner aux personnages ou aux situations dramatiques, laissent une empreinte sonore dont il est difficile de se défaire. Le chœur ensuite, d’une puissance et d’une homogénéité remarquable, dirigé par la cheffe Ching-Lien Wu laisse également pantois alors même que l’encombrement scénique le condamne trop souvent à rester statique. La brillante distribution de solistes wagnériens aguerris,  passe aisément la rampe du seul fait de la direction musicale. Au total, ce sont les gestes et la direction d’Alexander Soddy, qu’on prend le plus d’intérêt à suivre, se détachant en ombres chinoises dans la pénombre de l’Opéra Bastille.

Lohengrin, saison 23-24. (c) Charles Duprat / OnP

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À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.

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