Le président Senghor a traversé tout le XXe siècle à une époque et un endroit très riche : l’histoire de l’Afrique francophone coloniale et post coloniale. Elle donne un éclairage globalement positif des rapports avec la France contrairement à l’analyse catastrophique et anachronique qui se diffuse aujourd’hui.
Nous lui devons notamment le lancement de la francophonie.
Ma « traversée du siècle », dont vous avez en fin d’article un sommaire, est une collection de souvenirs personnels resitués dans l’histoire et reflétant les opinions de l’époque.
Des contacts déjà anciens entre Européens et Africains
Léopold Cedar Senghor est né en 1906 au Sénégal dans le pittoresque delta du Siné Saloum.
Son nom évoque l’histoire d’un Sénégal aujourd’hui souvent oublié :
- Senghor serait la déformation du portugais senior, langue des premiers Européens à fréquenter les côtes sénégalaises,
- Léopold marque sa religion catholique, probablement implantée par les mêmes Portugais, mais francisée par la colonisation
- et enfin Cedar « celui qu’on ne peut humilier » est le rappel de son identité sérère, l’ethnie locale, minoritaire dans le Sénégal aujourd’hui.
Il est élevé en français dans l’enseignement catholique sénégalais. Son brillant résultat au baccalauréat grâce au français et au latin lui valent d’être envoyé faire ses études supérieures en France.
Mes premiers souvenirs du futur président ne datent que des années 1950 lorsque j’étais assez grand pour comprendre les aventures de guerre racontée par ma mère, que j’espère ne pas trop déformer par le double prisme de sa mémoire puis de la mienne.
Un étudiant puis enseignant français
La première carrière du futur président Senghor fut tout ce qu’il y a de plus française. Il était en Khâgne (classe préparatoire littéraire) à Louis-le-Grand aux côtés de son camarade Georges Pompidou et de l’écrivain Pham Duy Khiem, futur ambassadeur du Vietnam à l’Unesco et fils adoptif de mon grand-père. Ma mère était donc en quelque sorte la sœur de ce dernier et fit connaissance de son ami Senghor.
Devenu agrégé de grammaire en 1935, et pour cela naturalisé français, il fut nommé professeur de français à Tours où résidait ma mère.
Les Allemands l’internèrent en 1940 dans un camp à Poitiers, contrairement aux autres prisonniers français envoyés en Allemagne. En effet, le racisme obsessionnel des nazis avait décidé qu’il ne fallait pas qu’un Africain souille la terre allemande.
Ses camarades et lui échappent à l’exécution en criant « vive la France, vive l’Afrique Noire », un officier français expliquant alors aux Allemands que ces exécutions terniraient l’image de l’Allemagne.
Je ne sais pas si cette péripétie a un rapport avec ce qui ressort de très nombreux témoignages de l’époque : les officiers allemands qui n’étaient pas sur le front étaient souvent des réservistes cultivés, francophones et très réservés envers le nazisme.
Ses amis se mobilisèrent, ma mère, devenue poitevine, lui apportant parfois à manger.
On finit par apprendre que le directeur du camp était un spécialiste des langues africaines. On lui parla de son collègue et il se prêta à sa libération. On improvisa un dossier disant qu’il souffrait d’une maladie dangereuse et contagieuse impliquant son départ du camp.
Il profita de son séjour derrière des barbelés pour rédiger plusieurs de ses poèmes.
Une carrière politique très « Union française »
Devenu communiste, ce qui était fréquent à la Libération, il occupe la chaire de linguistique à l’école de la France outre-mer et continue ses recherches sur la langue sérère.
Il est parallèlement élu député du « Sénégal et Mauritanie » au parlement français dans le cadre de « l’Union française ». Il est alors socialiste, à la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière), qui était le nom du parti socialiste jusqu’à Mitterrand.
Il quittera le parti pour fonder le Bloc démocratique sénégalais et sera réélu, puis sera 2 fois ministre dans un gouvernement français. Il poursuit parallèlement son œuvre littéraire.
En 1960 il devient président de la république du Sénégal.
En 1962, il lance intellectuellement la francophonie avec son article « le français langue de culture » , qui sera juridiquement lancée en 1969 avec Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Niger) et Norodom Sihanouk (Cambodge).
Je ne développe pas, car je suis ici pour vous parler de mes souvenirs.
Le président Senghor me charge de la promotion du planning familial
Nous sommes en 1975, j’ai 34 ans, Je reçois un appel du président Senghor à qui ma mère avait plus ou moins clairement expliqué que j’étais enseignant et démographe.
En fait je suis directeur des ressources humaines et directeur financier d’une entreprise de gestion d’énergie, mais également enseignant d’économie à Sciences-Po et démographe amateur, ce qui fut probablement la source de la confusion.
Le président m’explique qu’il est sous pression américaine pour lancer le planning familial au Sénégal, que l’idée est bonne mais sera rejetée parce qu’américaine : « Monsieur le professeur, il faut que ce soit une idée française. Venez ! ». Cela ne se refuse pas, même sur un malentendu !
Nous établissons un plan de bataille. Mon accroche sera « Vous pensez être 5 millions mais en fait vous serez rapidement 15 millions, et vos difficultés actuelles, notamment de scolarisation, seront accrues d’autant ».
Il s’agit maintenant de convaincre les corps intermédiaires : les infirmières, les sages-femmes, les médecins et… la faculté des lettres puisque nous avons un président écrivain et poète.
Je fais une synthèse des discussions et présente l’idée à la télévision sénégalaise.
Tout cela fut fait dans la bonne humeur africaine si sympathique. Les résultats ne furent pas immédiats du fait des traditions et de ce que la majorité de la population était hors d’atteinte des sites médicaux.
Néanmoins la fécondité est tombée à 4,6 enfants par femme en 2017 partant de 7 ou 8 à l’époque pour une population qui n’est maintenant « que » de 16 millions, 43 ans après.
J’y gagne une tournée des préfectures
« Que voulez-vous en échange ? » me demanda le président. « Une voiture et un chauffeur pour 8 jours avec accès aux préfets pour discuter développement, dont, bien sûr, le planning familial ». « Accordé ! » me répond le président.
Plus de 40 ans ont passé, mais je me souviens encore de certains détails.
L’architecture de Saint-Louis, très ancienne ville française cédée au Sénégal à l’indépendance et surtout l’audience accordée par le préfet, tout fier d’être dans le bureau de Faidherbe. Tellement fier qu’il le fait astiquer vigoureusement au risque d’en faire disparaître les sculptures de cuivre.
Il reprend l’histoire de Faidherbe, connu en France comme un homologue de Lyautey, c’est-à-dire envisageant la colonisation comme étant dans l’intérêt indissociable de la France et du pays colonisé, et ayant pour cela gardé une bonne réputation sur place.
J’en profite pour lui dire que sur le cercueil de Lyautey aux Invalides figure, en arabe, l’inscription « Je suis fier d’avoir servi le grand peuple marocain ».
Le préfet illustre cette ambivalence par l’histoire de « l’école des fils de chefs », dans laquelle Faidherbe envoyait les fils des notables locaux d’une part pour les faire bénéficier d’une bonne formation mais peut-être aussi implicitement comme otages pour dissuader une éventuelle rébellion des parents.
Les photos des promotions de cette école ornent d’ailleurs le bureau préfectoral.
Une discussion sympathique et instructive
Le président m’invite à discuter et partager son repas dans sa résidence de Popenguine. Il est avec sa deuxième femme, une normande, la première, Ginette Éboué ayant illustré le décalage culturel entre cette génération de responsables africains instruits et des femmes qui l’étaient moins (je résume diplomatiquement ce qui se disait côté masculin).
Il n’est d’ailleurs pas le seul dirigeant africain de sa génération à avoir une femme française. Il adore son dernier fils issu de ce mariage, qui se tuera bientôt dans un accident de circulation.
La conversation roule sur l’économie du pays et la culture des Sénégalais. Il constate l’échec de l’étatisation et de la sénégalisation sans faire le lien avec ses convictions socialistes. Il s’enthousiasme sur les capacités intellectuelles des Sénégalais « une fois le système scolaire mis sur de bons rails » et prévoit de grands succès en mathématiques pour les générations à venir. Il rêve d’un grand « Centre Pompidou » accueillant les intellectuels sénégalais de toutes les disciplines.
Pour conclure
Je m’arrête là, car l’objet de ce récit n’est pas de décrire la vie économique et politique du Sénégal.
Disons seulement que cette dernière fut infiniment plus paisible que celle de la plupart des autres pays africains. Le président prit calmement sa retraite en 1980, là aussi contrairement à beaucoup d’autres ayant prolongé leur mandat jusqu’à un âge avancé malgré les limites constitutionnelles.
Revenu à ses premières amours, il entra à l’Académie française en 1983 et passa sa retraite en Normandie.
J’ai toujours regretté d’avoir été à l’étranger lors de ses obsèques en 2001.
Je fulmine contre l’aveuglement du gouvernement français qui n’envoya à la cérémonie de Dakar que le président de l’Assemblée et le secrétaire d’État à la francophonie.
Ni Lionel Jospin ni Jacques Chirac ne se dérangèrent, ce dernier se fendant du moins du message : « la poésie a perdu un maître, le Sénégal un homme d’État, l’Afrique un visionnaire et la France un ami »